Chapitre 11


    SEVEN

    Je ne m'étais jamais levé aussi tôt que depuis que nous étions arrivés à Kailua. L'envie de retourner à la boutique et d'apprendre à restaurer la planche me donnait des ailes. Ma planche ! C'était incroyable ! Monsieur Makan était très patient avec moi. Nous passions les après-midis ensemble dans l'atelier, et il me répondait toujours avec gentillesse, peu importe ce que je lui demandais. Parfois, quand il sortait acheter quelque chose, il me laissait seul avec les clients, me faisant comprendre qu'il avait confiance en moi.

    Bon sang, j'avais tellement de reconnaissance pour cet homme.

    Mon père ne m'avait jamais fait confiance. Jamais, je n'avais pu prendre la moindre décision, la moindre responsabilité parce qu'il disait que j'en étais incapable. Je m'étais senti comme un misérable.

    Un bon à rien.

    Une gêne.

    Un problème.

    Monsieur Makan était tout le contraire. Il me regardait différemment. Je sentais la gentillesse dans son regard, la tendresse quand sa main ridée se posait sur mon épaule, me transmettant tant d'amour dans ce simple geste.

    J'allais demander à Kane s'il était d'accord pour qu'on l'invite à dîner, un soir, après son travail. Apparemment, la maison blanche qui se trouvait sur mon chemin et devant laquelle je passais tous les jours était la sienne. Il vivait tout près de chez nous. Ça me rassurait de savoir que mon voisin n'était pas un inconnu et que je pourrais compter sur lui, si besoin. Il m'avait donné l'adresse du meilleur médecin de l'île et j'étais parvenu à convaincre mon frère de le consulter en l'appâtant avec la promesse de deux toiles, des tubes de peinture. Les yeux de merlan frit qu'il fit devant un petit chevalet en bois eurent raison de moi et je l'achetai aussi avant de nous rendre au cabinet médical. Il était dur en affaires, Kane.

    Il eut un mal fou à patienter sans marcher dans tous les sens en attendant notre tour dans la salle d'attente. Comprenant la situation, la secrétaire médicale eut la bonne idée de lui mettre devant le nez un jeu de Trivial Poursuit. Et, bon sang, il avait rempli trois camemberts complets alors que je n'avais même pas pu jouer. C'était désespérant.

    — C'est bientôt à nous ? J'en ai marre d'attendre.

    — Oui, après le petit garçon, c'est à vous, lui répéta la secrétaire pour la énième fois.

    — Je vais avoir une prise de sang ? J'espère que ça ira vite, j'ai du travail à la maison.

    Je ravalai un rire en le voyant fouiller encore dans le gros sac qui contenait nos achats, certainement pour vérifier qu'ils étaient toujours à l'intérieur. Aujourd'hui, il installerait son matériel et peindrait pendant des heures sans se soucier d'autre chose.

    — Je ne sais pas, jeune homme.

    Il souffla de dépit. Si elle ne savait pas, c'est qu'il n'en aurait pas. Autant il était calme, adorable et facile à vivre dans la vie de tous les jours, autant c'était compliqué de gérer ses angoisses quand il n'était pas disposé à coopérer. La vue du sang était terrifiante pour lui.

    — Kane, dites-moi si vous avez mal à un endroit en particulier, soyez coopératif, lui demanda le médecin.

    — Je n'ai mal nulle part, un peu au dos, et de fatigue, c'est tout. Mon frère s'inquiète toujours pour rien !

    — Ah ben voilà ! le dos ce n'est pas nulle part. Bon, on va faire la prise de sang, une analyse d'urine et attendre le retour du laboratoire. En général on l'a très vite, on avisera selon le résultat. Ensuite, vous irez au petit bâtiment juste derrière, je vous ai pris un rendez-vous pour un scanner abdominal.

    — Ah non, je ne préfère pas !

    — Je m'en doute, Kane, mais on doit commencer par ça pour être fixés, faire l'autruche, ne sert à rien !

    — Bon, d'accord.

    — Il est asperger, me dit le médecin en revenant dans son bureau tandis que Kane semblait fasciné par le pansement sur son bras.

    — Le sang ne va pas continuer de couler ? cria Kane depuis la petite pièce attenante au bureau où il devait uriner dans le flacon que l'assistante lui avait remis.

    — Aucun risque, répondit le médecin en riant. Si vous avez fait pipi, vous pouvez revenir, Kane.

    — Non, pas encore, j'ai pas envie de pisser.

    — Un petit effort, Kane, le dernier pour aujourd'hui !

    J'entendis l'infirmière qui l'avait piqué rire doucement.

    — Non, il est autiste léger, pas ce que vous dites, lui affirmai-je. Que veut dire asperger ?

    — Ce sont les autistes extrêmement intelligents.

    Intelligent. Ça lui correspondait bien. Mon père pouvait aller se rhabiller, mon frère était loin d'être l'idiot qu'il avait traité comme un vulgaire déchet.

    — Vous avez un numéro de téléphone où je peux vous joindre ?

    Nous n'avions pas de téléphone. J'aurais pu en acheter un en arrivant, mais comme il fallait fournir une pièce d'identité, alors j'avais repoussé l'idée. Trop peur que le monstre ne parvienne à nous localiser. Même comme ça, il savait que ma mère était native de Kaua'i. Un jour ou l'autre, le destin nous rattraperait.

    — Non, juste une adresse.

    — Très bien, alors je vous enverrai les résultats par courrier. Si nécessaire, je glisserai un mot à l'intérieur de l'enveloppe pour vous demander de venir.

    Nous étions rentrés directement après les examens. Les résultats arriveraient plus tard, mais l'important, c'est que je serais fixé sur cette fatigue et la pâleur qui donnait un teint presque transparent à son visage. En attendant, il pouvait continuait à peindre les murs de la maison. Et mon Dieu, comment dire... c'était coloré.

    — C'est vraiment beau, ce vert dans la cuisine !

    — Magnifique, répondis-je en me grattant la tête.

    Ça faisait mal aux yeux, mais tant qu'il était heureux, je l'étais aussi. Maintenant que le couvreur avait réparé le toit, il pouvait peindre toutes les pièces, aucun risque que son travail soit fichu par les prochaines pluies.

    — Ouais, tu peux partir travailler sur ta planche, moi je m'occupe de la maison, après j'irai faire les courses.

    J'éclatai de rire.

    — Tu ne veux pas m'accompagner pour que je te présente Monsieur Makan ? Il a bien envie de faire ta connaissance, Kane.

    — Bientôt, pour l'instant j'ai du travail ! Tu ferais mieux d'aller voir si le garçon va bien, n'oublies pas qu'il est encore plus bizarre que moi, hein.

    Je mis ma main devant ma bouche pour étouffer mon rire. Kane avait la capacité de reconnaitre qu'il n'était pas comme tout le monde et sa manière de le dire prêtait à sourire.

    — Je le ferai, Kane, promis.

    Je ne risquais pas d'oublier notre rencontre un peu mouvementée avec Makai au marché. Kane était loin de la vérité, Makai était plus bizarre que lui. Mon frère ne rejetait personne, au contraire. Il restait à la maison par besoin de solitude, mais quand il sortait, il parlait à tout le monde, même à ceux qui ne lui demandaient rien.

    Mais pas question de me rendre aussi facilement. Je comptais discuter avec ce mec dans un endroit où il n'y aurait personne. Parce que comme disait le refrain, « si la montagne ne va pas à Mahomet, Mahomet ira à la montagne ». Je devrais l'ignorer, le laisser de côté, ne plus m'occuper de lui, mais j'en étais incapable. Je pense que, quelque part, j'avais besoin de lui prêter de l'attention avant d'être capable de m'en prêter à moi-même.

    La souffrance pouvait faire de nous des êtres étranges. Soit on devenait aussi pervers que nos bourreaux, soit on devenait le pansement de ceux qui souffraient autour de nous. Je m'apprêtais à devenir un sacré bandage pour un mec qui me fuyait, mais que je savais où trouver.

    Je ne prétendais pas m'en faire un ami, même si j'aurais bien aimé. Établir une relation cordiale avec lui était très important pour moi, même si je n'en comprenais pas la raison. Pourquoi était-il si compliqué pour lui d'être sympa après le bel après-midi que nous avions partagé ?

    C'était décidé, j'irais le voir et lui dirait ce que je pensais de son comportement, et il devrait m'écouter, qu'il le veuille ou non ! J'étais cinglé, mais peu importe.

    Il fallait être honnête, après tout, et puis la vie était parsemée d'erreurs. Il fallait se tromper pour apprendre.

    C'était un défi. Un autre. J'avais bravé un passé douloureux, maintenant, je devais assumer le moment présent avec mon frère à charge et notre avenir incertain. Cette nouvelle vie à Kailua, je voulais la vivre à cent pour cent. Et je m'étais juré que personne ne ruinerait mes illusions. Je voulais un ami et ce serait Makai.

    Je posai mes mains sur mes hanches, laissant la chaleur du soleil qui se levait s'infiltrer à travers les pores de ma peau. J'étais arrivé au local avant monsieur Makan, et j'en profitai pour arroser ses fleurs à l'extérieur. Même pas cinq minutes après, il apparut, un sourire radieux sur le visage et ce bon caractère qui ne laissait personne indifférent. Il portait, comme d'habitude, une de ses chemises colorées.

    C'est ce que j'aimais le plus en lui, sa façon de porter une chemise moche, qui sur lui devenait presque une pièce de grand couturier, tant il était fait pour ce genre de vêtement.

    Il haussa les sourcils, surpris de me trouver là si tôt.

    — Chaque jour qui passe, tu me rappelles un peu plus quelqu'un que j'ai connu quand j'étais jeune. Moi aussi j'attendais que le jour se lève. J'avais trop envie de bouffer le monde, je suppose.

    J'éclatai de rire et lui donnai un léger coup de coude.

    — Et vous l'avez fait ? Bouffer le monde ? demandai-je en faisant un clin d'œil.

    — J'ai plutôt bouffé quelques biscuits, répondit-il en tapotant son ventre en riant avec moi. Mais tu vois, je suis là, vivant, et entouré de tout ce qui me rend heureux, et j'ai fait ce que je voulais de ma vie.

    Il me regarda dans les yeux pour capter mon attention, tandis que je nettoyais la sueur de mon front avec mon tee-shirt bleu que je portais. La chaleur à l'intérieur de la boutique était étouffante.

    — Je ne suis jamais parti d'ici, ajouta-t-il, et je n'en ai jamais eu besoin. Cette île a été mon refuge, et j'espère qu'il deviendra le tien.

    Je haussai les épaules sans cesser de sourire.

    — Cet endroit me paraît être le meilleur pour me retrouver moi-même et pour que mon frère soit heureux.

                                                                                       ***

    — Ça t'embêterait de ranger les tee-shirts de cette étagère. Les touristes mettent le bazar partout.

    Monsieur Makan me demandait de l'aider et j'étais très heureux de la confiance qu'il me témoignait.

    — Oui, bien sûr, je range les outils et je m'en occupe.

    Je laissai ma planche et filai vers l'étagère plier les vêtements avec soin, comme ma mère m'avait appris à le faire étant petit, tout en fredonnant les chansons de mon groupe préféré. Je pouvais passer la journée à chanter.

    Monsieur Makan applaudissait après chaque chanson, et, moi, comme un idiot, je m'imaginais presque au milieu d'un stade plein de fans qui assistaient à mon concert.

    Ben oui, on avait le droit de rêver, n'est-ce pas ?

    — Tu as songé à te présenter à l'un de ces concours qui passent à la télé, mon petit ? Tu chantes très bien !

    — Je crois qu'ils ne me choisiraient jamais, mais merci pour les encouragements. Je chante pour moi, c'est déjà pas mal.

    Et pour votre petit fils, une fois, mais celui-ci ne veut plus m'écouter.

    Je ne le dis pas à voix haute, ça, je le gardai pour moi.

    Je finis de tout ranger et m'attaquai aux shorts quand un raclement de gorge me sortit de mes pensées. Je me retournai, étonné de me trouver face à Makai.

    — Enfin, tu te montres ! Je croyais que les extraterrestres t'avaient kidnappé, Makai.

    J'étais un peu remonté quand même, parce que depuis que je venais à la boutique, il n'y avait pas remis les pieds.

    Il haussa les épaules et commença à m'aider, en silence.

    Je lui jetai un coup d'œil. Il ne ressemblait en rien à son grand-père. Monsieur Makan était grassouillet, robuste, alors que Makai était mince, un peu bancal, la peau très blanche et les cheveux très bruns. Même si maintenant ceux de son grand-père étaient gris, sur les photos affichées dans le magasin, ils avaient été d'un blond cendré dans sa jeunesse.

    — Tu crains que je m'approche trop près de toi et voie vraiment qui tu es, ou tu m'évites pour une autre raison ? Ou alors, il ne s'agit que de moi ?

    Il stoppa sur la troisième marche de l'escabeau qu'il avait pris pour faire du rangement en hauteur, la bouche entrouverte et les sourcils froncés. Il posa les affaires sur une étagère, redescendit et se retrouva près de moi. Trop près, mais il ne recula pas. Moi non plus et mon cœur s'emballa d'une manière inattendue. J'en profitai pour regarder attentivement ses yeux. Bleus, comme le ciel de Kailua. Magnifiques, mais il leur manquait une lueur, une étincelle de vie. J'aurais tant aimé leur rendre la lumière qu'ils avaient perdue.

    — Je suis ici avec toi et je ne vais pas m'en aller, lui susurrai-je à l'oreille.

    Il trembla un peu, leva la tête et ancra son regard au mien. Nos visages n'étaient qu'à quelques centimètres. Ma main se leva machinalement et se posa sur son visage, doucement. J'avais envie de toucher du bout de mes doigts le grain de beauté sur sa joue, sentir la douceur de sa peau, comme l'après-midi, tout près des rochers quand il s'était coupé à la main.

    Un frisson me parcourut, et je fermai les yeux, profitant de cet instant de connexion avant qu'il ne le rompe et mes lèvres frôlèrent les siennes.

    — Makai, je...

    Je n'eus pas le temps de finir ma phrase. La magie de l'instant avait foutu le camp, encore. Il me repoussa, s'éloigna en courant vers la sortie pour se réfugier, certainement, vers l'endroit isolé qui l'attirait tant. Gêné, j'imagine. Il avait honte de tout, quoi que je fasse, il fuyait toujours.

    Je mis un moment à ouvrir les yeux, parce que ça me fit mal de constater que je n'étais qu'un imbécile, que j'avais tout gâché avec cette approche, ce geste, trop intime.

    Seven, tu es le plus gros bêta que la terre ait porté !

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