« les feuilles tombent »
▬▬▬LE CHANT DE LA HARPE
✧ PARTIE I
🫧
﹙𝒍𝒆𝒔 𝒇𝒆𝒖𝒊𝒍𝒍𝒆𝒔 𝒕𝒐𝒎𝒃𝒆𝒏𝒕﹚
NOIR. AMER.
C'est ainsi qu'est son café.
Il n'y met jamais de sucre parce que sa fonction n'est pas d'être bon, seulement de le réveiller. Comme chaque matin, il se contente de lever sa tasse et d'avaler le liquide ébène dont la fumée forme une buée diffuse sur ses lunettes. Si le goût n'est pas désagréable, il n'est pas délicieux non plus.
Il l'ingère comme une action fatale, que l'habitude aide à accomplir.
Il repose lentement l'ustensile, blanc, simple, sans décoration futile, et se dirige vers la salle de bain. L'eau pleut sur son corps avant qu'il ne revête sa chemise propre. Ses mains nouent les derniers boutons avec automatisme, il sent ses veines pulser à chaque trou passé.
Un bref coup d'œil dans la glace ovale pour vérifier que chacun trouve bien son double et il est parti.
Il sort. Quelques nuages l'accueillent dehors. Il trouve qu'il fais gris, d'un gris fade et terne comme une fumée de cigarette qu'on laisse échapper.
Bien sûr, il ne fume pas. Il se contente de regarder ses collègues par la fenêtre. L'odeur âcre qui envahit les bureaux lorsqu'ils rentrent lui déplaît. Mais il ne s'en plaint pas.
Il ne se plaint plus.
Il marche jusqu'à son travail, comme chaque matin. Les rues sont les mêmes, le trajet aussi. Jamais il ne change de trottoir, de passage piéton, pas par profond attachement mais plus par inutilité. Ses pas le guident seuls sans qu'il n'ait besoin d'y réfléchir. Il leur fait confiance. Il pourrait presque fermer les yeux sous l'air matinal.
Habituellement, à cette heure-ci, tout est encore désert, immensément vide, à l'exception de quelques voitures qui glissent sur l'asphalte. Ce matin, il croise une femme tenant une petite fille par la main. Elle n'affiche que des sourcils froncés mais son enfant essuie les larmes épaisses qui roulent sur ses joues.
Il s'écarte, les laisse passer.
Il ignore ce qui leur arrive mais cela n'a aucune importance.
Leur tristesse ne lui fait rien.
Il arrive à l'immeuble de bureaux, gros cube de béton percé de fenêtres indiscrètes qui laissent déjà à voir les silhouettes de ses collègues penchés sur leurs écrans.
Ils tapent sans arrêt, remplissent des formulaires, toujours de la même manière.
C'est monotone
Cela pourrait être triste.
Mais cela ne l'est plus.
Il entre et pénètre dans l'ascenseur, sentant le monde autour de lui s'accentuer à chaque étage qu'il gravit. Il fait chaud et les corps se compressent. Il n'aime pas vraiment mais n'y prend pas garde. C'est ainsi tous les jours, il s'y habitue.
Même visage, même corps, même air pressé.
Même mains qui tremblent, sueur qui coule, lèvres qui se serrent.
Il ne connaît plus ces gestes. Il les a oubliés.
Il est le seul à garder un faciès neutre, un véritable reflet de son intérieur qui ne masque rien d'autre qu'une profonde lassitude.
Il gagne son bureau, portant sa malette sous le bras. Son ordinateur s'allume avec un petit bruit familier, quelques notes disséminées dans les airs qui s'évaporent rapidement.
Il tape. Les mots se forment.
Et il le fait encore, à chaque minute qui passe, chaque heure de son existence.
Il tape sans s'arrêter, jusqu'à ce que son clavier en souffre avant ses propres doigts.
Et c'est ainsi jusqu'à la pause de midi.
Et jusqu'au soir.
Et chaque jour de l'année, toujours identique.
Indissociable des suivants.
« Bonjour, vous êtes bien sur le répondeur de Nore GOYO. Merci de laisser un
message. »
Sa voix impassible est presque semblable à celle robotique de la messagerie automatique, si ce n'est qu'elle est masculine. Nore termine d'enregistrer son répondeur et pose le portable sur son bureau, sa configuration complète enfin terminée.
Les hauts placés de l'entreprise aiment se mettre à jour régulièrement sur la technologie qu'ils utilisent. Il a l'impression de répéter ces mots-là tous les six mois.
Toujours les mêmes.
Pourquoi changer ?
Un instant, ses yeux croisent son reflet, dans la vitre qui n'est pas ouverte, donnant sur une rue désormais animée.
Celui d'un homme encore jeune, tout juste la trentaine, aux petits yeux vert anis cachés derrière deux verres ronds et à la tignasse brun-roux soigneusement séparée dans une raie légèrement décalée, avec une expression de carte d'identité.
Il retire la poussière de son épaule aperçue sur ce fameux reflet et se reconcentre sur son écran. Le dossier qu'il est en train de consulter étale ses pages devant lui, blanches et de papiers, où s'inscrivent de minuscules caractères dactylographiés. Il doit compléter les informations manquantes sur la fiche similaire illuminant son écran, celles remplies par les stylos bille des clients.
Avec application, il remplit les creux, comble les trous. Il réitère l'action pour les dix premières pages avant de s'interrompre.
Son téléphone personnelle vient de sonner.
Pour lui, la seule nécessité de faire la distinction entre vie privée et professionnelle est économique. Il garde ce portable depuis bientôt quatre ans. Dans le même laps de temps, l'entreprise a réussi à lui en filer cinq.
Six maintenant.
Un nom s'affiche.
« Liam SELENO »
Évidement, qui d'autre ?
Ses seuls autres contacts se résument à son opérateur et son banquier. Qui l'appelait si souvent qu'il avait trouvé nécessaire de l'enregistrer.
Pour combler le vide.
Il clique sur l'icône pour voir apparaître les caractères suivants :
« Toujours ok pour demain soir ? »
Il jette un coup d'œil aux dossiers qui patientent tranquillement sur l'étagère en face de lui. Tout en attendant leur tour, ils s'ammoncellent dans l'espoir cruel de le voir enseveli. Tâche vaine.
« Je ne l'ai jamais été. Je travaille. » répond-t-il avant de reposer l'appareil et de revenir sur son clavier.
« Tu n'avais pas l'air contre la dernière fois. »
« C'est vrai. »
« Ça veut dire oui ? »
« Non. »
Cela ne lui serait d'aucune utilité.
Cela troublerait sa monotonie.
Il préfére profiter du silence de chez lui, loin du tapage de la ville, des cris et des pleurs. Par ailleurs, il n'aime pas sortir. Il rejette les foules inconnues, celles où il ne connaît personne, où les bras qui le frôlent se font étrangers et où l'odeur ambiante n'est que transpiration suintante.
Lorsque son esprit ne la teinte pas de sang.
Non, il vaut mieux ne pas s'y rendre.
« Lâche un peu ton boulot, monsieur le robot. Viens ça va te faire plaisir ! »
Il écrit quelques mots sur l'ordinateur avant d'enregistrer soigneusement sa page puis de taper un nouveau message avec un doigt, l'index de sa main gauche.
« Je ne veux pas. »
Il s'écoule quelques secondes avant le prochain message, comme si son correspondant boudait un peu, ce qui venant de Liam, ne l'étonnerait pas.
« Ce sera sympa. »
« Amuse-toi bien. »
Amuser.
Parfois, le sens de ce mot lui échappe, comme un savon trop glissant dont il ne parvient jamais à sentir l'odeur. Il ne voit sa fragrance que dans le sourire des autres et leurs éclats de rire. Elle lui est désormais inconnu, tout comme le sens de sa propre vie.
« Gâcher ta vie ne les fera pas revenir. »
Ses yeux sondent les lettres comme si elles allaient soudainement se détacher et l'attaquer.
Cette phrase est cruelle.
Elle ne lui fait rien.
« Je travaille. »
Il éteint finalement l'écran pour se reconcentrer sur son travail, ignorant les légères vibrations qui animent un instant l'appareil.
Elles finissent par cesser.
Mais Liam et son acharnement ne peuvent contrer le flegmatisme de Nore.
Un coup de vent caresse ses cheveux. Il ressemble à une main de craie à l'annulaire ornée d'une bague. Si il fermait les yeux, il pourrait presque imaginer les légères rides qui commencent à la parsemer.
Mais ses pupilles vertes restent ouvertes et concentrées, derrière la transparence impeccable de ses lunettes.
Comme pour le déstabiliser, le vent devient plus fort. Il s'acharne à travers la fenêtre ouverte. Ses expirations s'accentuent. Bientôt, c'est une véritable tempête qui s'engouffre dans le petit bureau et qui rugit dans les oreilles de Nore.
Les piles de dossiers soigneusement séparées se laissent emporter par la brise soudaine et s'envolent dans les airs. Dans un instant de suspension.
Nore les observe.
Doucement, elles retombent. Blanches, elles se confondent à des plumes.
Elles garnissent bientôt le sol comme un tapis de feuilles.
On les croirait descendre des arbres.
Nore jette un regard par la fenêtre.
Le ciel lui paraît toujours aussi gris. Peut-être est-ce la pollution finalement. Le vent n'a pas chassé les nuages.
Il ramasse les feuilles sans même protester contre le temps perdu. Chaque minute a son action et il dédie les suivantes à tout ramasser puisque tel est visiblement leur destin.
C'est bientôt l'heure de sa pause.
Il jette un coup d'œil à son téléphone qu'il rallume.
« Il est trop tard pour eux.
Pas pour toi »
Une dernière feuille tombe. Pas sur le sol.
Au fond de son cœur.
🫧
« L'automne est la saison où tout se meurt.
Les feuilles et la pluie tombent sous une grisaille triste qui recommence inlassablement jusqu'au sommeil de l'hiver. »
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