Chapitre 4.
Le premier jour du printemps était toujours l'occasion d'un grand bal, organisé au château de Losthange par la reine elle-même, qui le présidait avec toute l'autorité qui seyait à son rang, et auquel toute la cour sans exception était conviée. La mort d'un ambassadeur d'Irigua dans de mystérieuses circonstances n'y changerait rien.
Assise sur son trône, personne ne pouvait passer à côté du regard glacial de Béatrice de Navarie. Droite, le port altier, elle toisait la foule de nobles qui se pressaient devant elle, attendant que les festivités commencent. Ses lourds cheveux bruns étaient remontés en un chignon haut strict, couvert de perles et de pierres précieuses. Sa robe à tassel, taillée dans un velours orange si vif qu'il paraissait s'enflammer, brodé de fil d'or, contrastait avec son teint hâlé. Ses yeux bruns étaient si petits qu'ils lui conféraient un air particulièrement hautain que ses lèvres fines et pincées ne faisaient qu'accentuer.
La reine n'était pas particulièrement belle.
Mais une chose était certaine : elle dégageait une aura de telle dignité et de telle autorité que personne en Navarie ou même dans les autres royaumes du continent, ne pouvait contester son droit sur le trône. Elle gouvernait d'une poigne de fer, veillant sur son fils comme une lionne prête à déchiqueter quiconque se dresserait sur sa route. Elle était faite pour régner.
Béatrice venait d'une famille aux richesses incommensurables, qui s'était enrichie en commerçant avec les îles Réïdes, archipel occidental situé au large du continent. Elle avait épousé le roi alors qu'elle était très jeune et de tous ses enfants, seul un avait survécu : Côme, l'héritier du trône.
Cette femme, froide et austère, avait souffert les infidélités de son mari sans rien dire. Et tandis qu'il courrait de bal en bal, en quête d'une nouvelle maîtresse, elle était devenue une experte dans le maniement du pouvoir. Désormais veuve, plus rien ne risquait de se dresser en travers de son chemin. Ou tout du moins, presque plus rien.
Car soudain, le héraut se redressa pour annoncer l'arrivée des derniers invités.
« Dame Meravigliosa et sa fille, Freyja Meravigliosa.
Tous se turent alors même que les bruits de pas des nouvelles venues résonnèrent dans la vaste salle de réception, couvrant même les violons. Plus ils semblaient s'approcher, plus les regards se posaient sur l'entrée.
Jusqu'à ce que la silhouette divine de la duchesse se dessinât.
Mara avançait dignement, d'une démarche gracieuse et mesurée, jusqu'au trône, Freyja sur ses talons. Tête haute, elle ne cilla pas une fois, ignorant tous les regards posés sur elle, toisant presque la reine.
Et lorsqu'elle arriva face à elle, elle ploya dans une révérence si parfaite que tous en restèrent béats d'admiration. Il y avait réellement quelque chose dans ses manières qui la distinguait du commun des mortels. Quelque chose de presque surnaturel...
Là où la reine était richement vêtue et parée, scintillant presque autant que les joyaux qui la couvraient, la duchesse avait opté pour une tenue bien différente, presque plus simple, encore largement inspirée de la mode Iriguoise*. Elle avait enfin abandonné sa tenue de deuil, optant pour un gris perle aux reflets bleutés. Ses longs cheveux d'un blond polaire étaient tenus dans un filet dorée, piqueté de petites fleurs blanches. Elle dégageait une telle impression de légèreté à côté de l'austère souveraine que, même sans porter autant de bijoux, elle resplendissait presque plus.
La Merveilleuse portait bien son nom...
Les confrontations entre Beatrice de Navarie et Mara étaient toujours les plus attendues lors des événements royaux. Car entre la reine et celle qui se dessinait comme sa rivale depuis quatre ans maintenant, la tension était plus que palpable. Il était difficile d'en déterminer les raisons exactes. Mais la souveraine avait vu d'un très mauvais œil l'arrivée de la Meravigliosa, chose qu'elle n'hésitait à faire savoir. Ce soir-là ne faisait pas exception. Et tous se demandaient si un jour l'orage éclaterait entre ces deux femmes de pouvoir.
Après quelques secondes durant lequel le silence et l'attention planèrent comme deux rapaces au-dessus de leurs têtes, Béatrice finit par signifier à la duchesse de se relever, d'un geste qui manquait d'entrain, presque hautain. Puis, d'un claquement de doigts, elle lança le début des festivités.
Que le bal commence !
Aussitôt, la foule se mélangea au son des instruments qui se mirent à jouer leurs plus beaux morceaux. Un ambassadeur était certes morts il y avait quelques jours à peine, mais en Navarie, il fallait savoir s'étourdir dans ces fêtes, véritables étalages de richesses et de pouvoir. Un échiquier géant en pleine effervescence. Un véritable jardin d'enfant pour la Meravigliosa qui se laissa emporter par le mouvement.
Resplendissante, elle se jetait à corps perdu dans cette ivresse passagère.
Elle virevoltait au son des violons, selon les danses, changeant de partenaires, glissant des mains en mains, qu'elles soient calleuses comme celles d'un vieux général, raffinées comme celles d'un jeune nobliau n'ayant rien encore eu à affronter ou affirmées comme celles d'un vaillant bretteur.
Un instant, son regard se posa sur ses propres mains, délicates, dont la peau pâle paraissait presque pure. Des mains faites pour la grâce, des mains faites pour l'amour...
Un rictus moqueur étira ses lèvres. Tout était toujours une question de paraître.
Une énième danse s'acheva et elle salua son partenaire, un comte avec qui elle avait déjà discuté quelques fois et qui ne dissimulait par son intérêt envers elle, ne la quittant jamais de son regard luisant de convoitise. Ses yeux verts l'avaient scruté sans la moindre pudeur tout au long de leur danse. Elle devinait derrière son orgueil et sa fierté, un désir réel. Elle n'avait pas besoin de faire étalage de ses charmes pour envoûter et elle le savait très bien. De plus, elle avait quitté le deuil. Cela signifiait que la parade des prétendants allait pouvoir recommencer. De nouveau, les hommes se diraient prêts à braver la mauvaise fortune pour pouvoir goûter aux appâts de la Meravigliosa.
Une nouvelle qui ne la réjouissait pas tant que cela. Alors qu'elle s'éloignait en direction du banquet, elle effleura du bout des doigts la chevalière qu'elle portait à l'annulaire, dans un geste presque instinctif.
— Mère ?
La petite voix qui s'était élevée derrière elle la tira de ses réflexions. Sans rien laisser paraître, elle fit volte-face dans un élan vif qui vit tournoyer sa robe autour de ses chevilles, afin de toiser sa fille qui venait de l'interpeler. Cependant, la délicate Freyja ne semblait pas partager sa douce euphorie. Ses traits encore enfantins étaient pincés en une expression soucieuse. Face au regard hésitant de la demoiselle, Mara finit par perdre patience.
— Eh bien ? Parle !
— Était-ce vous ? murmura-t-elle, si bas que seule sa mère pu l'entendre.
— Moi ?
Surprise, la femme haussa un sourcil, invitant sa fille à poursuivre tandis qu'elle s'emparait d'une coupe en cristal, rempli d'un liquide dont la teinte rubis scintillait doucement.
— Palazzo...
Elle ne répondit pas. Seulement, ses lèvres grenat s'étirèrent en un sourire si hypocrite que la douce Freyja n'en fut pas dupe.
— Mère ?
La duchesse, sans se départir de son sourire de convenance, porta la coupe à ses lèvres pour boire une gorgée de vin. Elle se donnait ainsi le temps de choisir avec parcimonie ses mots. Ce fut d'un ton neutre, qu'elle finit par lâcher, presque indifférente aux terribles informations qu'elle glissait :
— Les nuits sont obscurs et les rues dangereuses... Il aurait dû se montrer plus prudent.
— Mais comment a-t-il pu remonter jusqu'ici ? Jusqu'à nous ?
Cette question était tout à fait légitime. En quittant le duché d'Irigua, la Merveilleuse avait tu sa destination. Personne n'aurait dû pouvoir la retrouver. La dame le savait. Mais elle savait également ce qu'il s'était produit. Elle s'était attendue à ce qu'un jour ce moment vienne.
— Ma chère amie, Caterina Ferrara, est morte il y a trois ans, des suites d'une fausse couche quelques mois après le couronnement seulement. Elle ne pouvait plus s'assurer que Palazzo reste à l'écart. Son imbécile de mari s'est fié aux mauvaises personnes et Giovanni en a profité.
Son ton s'était fait plus amer. Cependant, jamais sa profonde nonchalance ne la quitta. Elle demeurait maîtresse du jeu. Le comte avait disparu du tableau.
Sa froide indifférence et le peu de sentiments dont elle faisait preuve chaque fois qu'elle abordait ce sujet, si loin de la vive et joyeuse vitalité qu'elle affichait en toute autre compagnie que celle de sa fille, finit par déstabiliser Freyja. Elle connaissait sa mère. Elle savait à quel point celle-ci pouvait être... insensible. Cette insensibilité avait formé le cocon dans lequel elle avait évolué toute sa vie. Après tout, elle ne serait rien sans elle.
Mais il y avait une question qu'elle avait toujours rêvé de poser, une question qui brûlait ses lèvres et qui la rongeait certaines nuits. Ce soir, peut-être perturbée par l'ambiance enivrante du vin ou encouragée par le contexte favorable aux Meravigliosa, elle osa enfin la formuler.
— Mère, aimiez-vous seulement le duc d'Irigua ?
Mara toisa un instant sa fille par-dessus la coupe qu'elle tenait dans ses mains. La question venait de la surprendre. L'amour... Ce sentiment représentait à ses yeux une arme si puissante que le ressentir reviendrait à s'enfoncer une dague en plein cœur. Et si cet emblème était représenté sur les draps et les meubles de sa chambre, elle ne tenait en aucun cas à se retrouver dans une telle situation. La dame de cœur contrôlait ceux-ci. Et non l'inverse.
L'amour était une illusion, fragile, éblouissante, merveilleuse. Mais comme toutes les illusions, il cachait parfois des secrets redoutables.
— Qui parle d'amour, Freyja ? Rien de ce que j'ai fait ces quatorze dernières années, rien n'a été inutile. En Irigua, je nous ai assurées suffisamment de richesse. Mais l'amour, lui, n'a jamais compté... Il n'y a qu'une seule chose qui importe...
— Le pouvoir ?
— Exactement.
Elle marqua une pause, ses yeux perçants toisant un instant son interlocutrice, impénétrables, avant qu'elle ne reprenne :
— Tu as peut-être retenue quelque chose finalement. »
Le ton était sec, presque moqueur. Freyja se raidit, luttant à grande peine pour ne pas laisser entrevoir ce qu'elle ressentait. Mais l'éclat vif qui scintilla dans ses prunelles n'échappa pas à sa mère.
Elle n'eut pas le temps d'ajouter quoique ce soit d'autre. Le prince apparut sur leur gauche, s'inclinant légèrement face aux deux dames.
Il s'agissait d'un jeune homme au port altier mais timide. S'il avait hérité du physique de sa mère, il n'avait rien de sa prestance. Autrement dit, aux yeux de Mara, il n'était rien de plus qu'un pantin. Il ferait un bon souverain avec son cœur tendre. Mais il se ferait également dévorer tout cru dans ce jeu d'ambitions sans pitié qui secouait la cours de Navarie.
Cependant, Côme de Navarie, en cette belle soirée, fit exactement ce que la duchesse espérait : il invita Freyja à danser, dans un mélange de gaucherie et de charme qui aurait pu attendrir n'importe qui.
Et Mara retrouva sa quiétude. Elle ferma un instant les yeux. Par tous les démons de l'enfer, que son innocente fille pouvait être naïve parfois...
Les violons entre les mains des musiciens recrachaient de longs gémissements langoureux qui résonnaient dans la salle toute entière. Les notes, vibrantes, résonnaient jusqu'au plus profond de son être, lui donnait l'impression d'être immergée hors du temps, bien loin de ce bal... Autour d'elle, les nobles avaient repris leur ballet étrange de murmures et de danse. Elle les sentait virevolter près d'elle. Les effluves de leurs parfums, les frottements de leurs riches vêtements et les éclats de leurs rires lui parvenaient. Mais il lui semblait que ce n'était plus les courtisans navariens qui évoluaient à la lueur des chandelles.
Un frisson dévala son échine, tandis que des milliers d'étincelles se propageaient dans ses membres engourdis. Son esprit s'était embrumé, emporté vers un temps passé où, bien plus jeune que Freyja, elle aussi valsait au rythme de violons...
Elle encaissa ce souvenir glaçant comme on encaisserait un coup. Ses tripes se tordirent tandis qu'une douleur diffuse se propageait dans son être tout entier. Non ! Ses paupières se relevèrent tandis qu'elle reprenait brutalement pieds avec la réalité.
Soucieuse qu'on ait pu s'apercevoir de son moment d'égarement, ses yeux parcoururent la salle. Mais tous étaient trop occupés à minauder et à parader, même la reine, pour se rendre compte de quoique ce soit. Un soulagement mêlé à une intense satisfaction vinrent chasser la brève inquiétude qu'elle avait ressentie.
Un instant, la duchesse croisa le regard sombre d'Aleksi, tapis dans un coin de la pièce.
Elle sentit sa poitrine se gonfler, comprimée à moitié par le corset qui enfermait dans un écrin de soie son cœur. Dissimulé dans les ombres, son âme damnée surveillait la pièce comme un vautour. Mais cette nuit, ses serres ne se tâcheraient pas de sang. La Meravigliosa avait d'autres projets.
Délicatement, le coin de ses lèvres grenat se redressa alors qu'elle adressait au jeune homme un rictus fier, presque malicieux, qui lui donna l'espace d'une seconde l'air d'une créature échappée des flammes de l'enfer pour l'y entraîner. L'éclat dangereux qui brillait dans son regard contrastait avec la couronne d'or qui encadrait son visage, dans un halo presque angélique. L'enfer et le ciel. La beauté et le danger. Le contrôle et la passion.
Mara, dans sa dualité fatale, était tout ce que le mercenaire convoitait au fond de son cœur. Et il se nourrissait de cet échange de regards, sentant toutes les fibres de son corps s'enflammer, presque douloureusement, pour venir tirer sur les filaments de sa conscience, l'invitant presque à basculer dans ce qu'il y avait de plus fort en lui.
Mais Mara se détourna, offrant son plus charmant sourire au noble qui venait de l'inviter à danser, prêt à la faire valser sous les lustres en cristal et la douce lumière dorée qu'ils dégageaient.
Et Aleksi retourna aux ténèbres.
*Mode Iriguoise : semblable aux robes portées en Italie durant la renaissance.
Hello ! 🖤 Comment allez-vous en ce début de décembre ? Pour ma part extrêmement bien même si tout a été très mouvementé !
On se retrouve aujourd'hui pour le troisième chapitre... Et enfin, Béatrice de Navarie fait son apparition (bien que brève) ! La reine pourrait avoir un rôle important pour la suite... Ou pas ! 😇
Il n'y a pas énormément d'action pour le moment mais les choses sérieuses se préparent... Et peut-être vais-je commencer à accélérer le rythme de publication en publiant un chapitre le mercredi de temps à autre !
J'espère que ce chapitre vous a plu ^^
À bientôt,
Aerdna 🖤
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