Chapitre 15.

Dans le ciel, la lune était haute. Quelques nuages noirs traversaient la voute céleste, dissimulant un laps de temps l'astre, plongeant le monde dans les ténèbres par intermittence.

Enivrée par des journées de festivité, la cité de Losthange sombrait dans une torpeur, à mi-chemin entre l'ivresse et le repos du guerrier. Quelques âmes en peine que la joie d'un mariage royal n'avait pas touchées, erraient encore dans les rues sombres, formant un ballet de fantômes oubliés, délaissés de tous. Les dieux avaient fermés les yeux sur le monde pour laisser les Hommes s'étourdir de leurs folies et de leurs vices.

Aleksi faisait partie de ces fantômes, rôdant dans les ruelles de Losthange, l'âme et le cœur vides. Ou plutôt, l'âme tourmentée et le cœur empli d'une folie destructrice qu'alimentait sans cesse son daemon. Mara était rentrée et lui... Lui ne savait que faire. Les mots de Freyja résonnaient dans son esprit. Mais ils se heurtaient également aux regards méprisants de celui qui se dessinait toujours plus comme un rivale. Et le désespoir se noyait dans la haine.

Mara avait été si belle, dans sa robe bleue nuit. Si rayonnante... Elle avait été un songe, un rêve. Un rêve que le mercenaire ne pouvait approcher au risque de se brûler les doigts.

Alors il souffrait. Continuellement. Encore et encore. Son cœur était déchiré, partagé.

Il ne pouvait pas rentrer dans un tel état. Il ne voulait pas rentrer. Iskela était trop présent, bien trop prêt à faire surface à la moindre occasion. Et il ne pouvait pas se permettre de laisser le daemon surgir en cet instant. Ce serait mettre la Meravigliosa en danger.

Et il avait juré de la protéger. Même si c'était de lui-même.

Alors, il s'enfonça toujours plus dans la nuit, descendant jusqu'au quartier le plus populaire. Là, les rues semblaient un peu plus vivantes. Malgré l'heure tardive et le couvre-feu, nombreux étaient encore les hommes et les femmes qui rodaient, dans un mélange de lumière et d'obscurité. Ici, le jeune homme pouvait disparaître à sa guise, souler son démon et apaiser ses pulsions.

Inspirant à plein poumon, il laissa l'air nocturne l'envahir pleinement, gonfler sa poitrine et apaiser le feu qui courait dans ses veines. Le vent effleurait sa peau, s'infiltrant sous sa cape. Il ferma les yeux, se laissant guider jusqu'à un coin un peu plus tranquille. Malgré l'air nauséabond emplis des odeurs qui émanaient des différentes auberges, la brise parvenait encore à lui apporter le parfum du bois, non loin de là. Les effluves de pins et de chênes se mêlaient au reste, envahissant son esprit.

Celui lui rappelait quand il était petit et qu'il jouait avec les autres enfants dans les forêts du grand nord, durant l'été. Un temps de paix et de sérénité. Avant que l'enfer ne se déverse sur eux.

Dans sa poitrine, les battements effrénés de son cœur ralentirent petit à petit. La douleur reflua tandis qu'il retrouvait le contrôle. Iskela s'était calmé. Et il lui parut un instant avoir récupéré son équilibre.

Mais une soudaine agitation à la sortie d'un tripot le tira de sa réflexion.

Relevant les paupières, il reconnut la silhouette qui sortait allégrement, passant devant lui.

Le comte d'Orsignac.

Il se figea, sentant aussitôt une vague virulente le parcourir. Il dut se faire violence pour se contenir. Tout ce qu'il espérait, c'était que ce nobliau passe son chemin. Histoire qu'il n'achève pas tout le calme qu'il était parvenu à récupérer.

Malheureusement, le séduisant chevalier, reconnaissant également le mercenaire, paraissait ne pas entendre les choses de la sorte. Ses sourcils se froncèrent et une ombre vint obscurcir son regard vert.

« Que faîtes-vous ici ? grogna-t-il, menaçant.

Là, dans les rues sombres de Losthange, Aleksi se sentait en quelque sorte libéré. Il n'y avait pas de témoins, tous étant bien trop occupés ailleurs. Et plus important encore, il n'y avait pas Mara. Ironiquement, c'était dans la pénombre de la nuit qu'il pouvait sortir de l'ombre et enfin libérer toute la rancœur qui grondait en lui :

— Je vous retourne la question.

Le comte se raidit un peu plus face à l'insolence de celui qui à ses yeux ne représentait rien de plus qu'un misérable valet.

— Êtes-vous tant devenu chien que sans votre maîtresse vous êtes perdu ? s'enquit-il avec un mépris et un sarcasme évident.

Tue-le.

L'ordre avait fusé, dans un coin de sa tête, tandis qu'Iskela s'agitait à la lisière de son esprit.

Aleksi serra des poings. L'insulte venait piquer sa dignité. S'il était si doué pour se dissimuler et se tapir dans l'ombre, cela ne faisait pas de lui un être inférieur. Au contraire. Ce petit noble face à lui n'était qu'un homme. Lui en revanche, avait été béni par des démons.

— Je ne suis le chien de personne, éructa-t-il, la mâchoire crispée.

— Prouvez-le dans ce cas. Défendez votre honneur.

Le chevalier avait tiré légèrement son épée. Face à lui, le rhünois se tendit un peu plus. Les événements prenaient une tournure un peu trop dangereuse. Jusque-là, il n'avait s'agit que de confrontations verbales et de menaces jetées. Mais quelque chose avait changé ce soir.

Peut-être était-ce l'ivresse ?

Ou peut-être que cette rencontre, loin des apparences de la cours, offrait un contexte idéal pour dévoiler leurs plus noirs désirs.

— C'est un duel ?

Il brûlait d'enfin affronter ce fanfaron qu'il avait pris en aversion. À sa ceinture, son glaive était devenu plus lourd, l'appelant presque à s'en saisir. Mais l'accepter reviendrait à laisser sa haine prendre le pas. Il le savait. Pour ses intérêts, et ceux de Mara avant tout, il ferait mieux de refuser.

Il devait s'y résoudre.

Son honneur n'avait pas d'importance. Tout ce qui comptait, c'était la duchesse. Il devait se retenir. Pour elle.

Face au geste de recul du mercenaire, d'Orsignac ricana, mauvais :

— Vous êtes trop lâche pour l'accepter.

Tue-le.

L'envie de meurtre grimpait en flèche chez l'homme de l'ombre. De nouveau, il se sentait déchiré. Déchiré entre son devoir et son désir. Un désir qui grondait, grondait, grondait... Il se sentait au bord du gouffre, prêt à céder.

Il n'était pas lâche, au contraire.

Pétrifié, il luttait contre lui-même, contre ses instincts. Il luttait pour ne pas commettre une terrible erreur. Il luttait contre son démon qui le poussait sans cesse à la faute, ruant dans son âme partagée pour le mener au bord du gouffre.

Face à lui, l'amant de la duchesse se méprit sur son silence. Croyant en sa victoire, il leva le menton, rengainant son arme. D'un ton méprisant, plus orgueilleux que jamais, il siffla, véhément, un éclat possessif luisant dans ses prunelles émeraude ;

— C'est la dernière fois que je me répèterai. C'est moi qui aie la Meravigliosa. C'est pour moi qu'elle écarte les cuisses.

Cette fois, le mercenaire écarquilla des yeux, comme foudroyé. Qu'il l'insulte, passe encore. Mais c'était Mara qu'il venait de dénigrer en parlant si vulgairement d'elle, comme si elle n'avait été qu'une simple courtisane.

Et cela, il ne pouvait le tolérer. Ils ne pouvaient le tolérer.

Il devait lui faire payer pour avoir osé prononcer de tels mots ! Il devait le faire souffrir. Le faire saigner...

Tue-le. Tue-le. Tue-le ! hurlait désormais cette pulsion en lui.

La litanie mortelle résonnait encore et encore, inlassablement dans son esprit. La voix rocailleuse de démon devenait le seul écho qu'il percevait. Et même si Aleksi demeurait le maître de son corps en ce moment, les désirs d'Iskela se mêlaient tant aux siens qu'un instant, l'homme en lui disparu pour que seule la haine et la violence ne le guide.

Les grondements sourds que poussait son daemon dans son esprit finirent par assourdir tout le reste. Sa vision troublée, une vague ravageuse le submergea. Et d'un élan, il se jeta sur le noble.

Ce dernier l'esquiva de justesse, dégainant son épée.

Mais lorsque le chevalier fit volte-face, prêt à affronter son adversaire, il se figea. Quelque chose avait changé en Aleksi. Il n'avait plus rien du valet toujours en retrait. Désormais, il se tenait dans une position purement agressive, totalement prédatrice. Son sourire s'était fait carnassier. Et toute la réserve qu'il possédait auparavant venait de s'envoler.

D'Orsignac comprit au quart de tour qu'il avait sous-estimé le jeune homme.

Mais à présent son honneur était engagé. Et s'il était parvenu à repousser des hordes skÿull, il pourrait bien battre un soldat, aussi étrange et suspect pouvait-il paraître.

Il fut le premier à attaquer, assénant des coups si précis que tout autre adversaire n'aurait jamais réussi à les parer. Mais le mercenaire était aidé de sa rapidité surhumaine. Animé par la rage et la haine, il repoussait chaque attaque avec une telle force que le comte ne put rien faire pour se défendre. En quelque seconde, il se trouva désarmé.

Le coup qui avait atteint sa main lui arracha un grognement de douleur. La pointe du glaive ennemi s'était enfoncée dans sa paume.

Ecarquillant des yeux, il toisa avec horreur son adversaire. Mais ce dernier n'avait presque plus rien d'humain. Un œil aussi rouge que le sang, l'autre aussi noir que la nuit, ses traits étaient tordus en une expression plus monstrueuse qu'humaine. Un grondement animal s'échappait d'entre ses lèvres. En cet instant, il ressemblait aux démons qui ornaient les peintures religieuses de la Foi.

— Par les dieux... Mais qu'êtes-vous ? éructa le noble en reculant d'un pas, sentant la terreur le gagner petit à petit, un frisson glacé dévalant son échine.

Aleksi ricana, d'un rire terrifiant, caverneux. Et à travers sa voix, ce n'était plus seulement lui qui s'exprimait.

— Votre pire cauchemar. Faîtes vos prières et saluez les autres démons pour moi.

Conscient du danger, et dans un sursaut d'instinct de survie, d'Orsignac tenta de faire demi-tour et de s'échapper par la ruelle voisine. Mais le damné se dématérialisa dans un nuage d'ombre pour réapparaître face à lui, lui coupant la voie.

L'homme n'eut que le temps d'entrouvrir la bouche, prêt à supplier pour sa vie. Il n'en eut pas le temps.

Le mercenaire le poignarda d'un coup, sans pitié.

Au moment où sa dague s'enfonça soudain dans la poitrine d'Orsignac, déchirant son thorax pour venir s'enfoncer dans son cœur, Aleksi sentit une profonde vague de satisfaction le gagner. Enfin !

Enfin il était parvenu à atteindre ce cœur qu'il maudissait tant. Enfin, la vie de ce misérable insecte allait être soufflée.

Et il ne pourrait plus souiller Mara de son désir impur.

Avec rage, il enfonça un peu plus la lame, savourant les gémissements douloureux de son rivale, en le sentant se débattre faiblement contre lui.

— Riez donc encore si vous le pouvez... » grogna-t-il d'une voix caverneuse.

Seul un gargouillement informe, gras, noyée dans le sang lui répondit.

L'ouïe surhumaine du démon était concentrée sur l'organe vital perforé du comte. Il écoutait avec délectation ses battements faibles, déchirés, qui ralentissaient. Il savourait ce rythme brisé, cette cadence étouffée, anéantie... C'était une mélodie merveilleuse. La mélodie de la mort.

Puis il retira sa lame d'un geste sec, laissant la dépouille tomber sur les pavés dans un bruit sourd.

D'Orsignac s'agita un peu, agonisant, la bouche grande ouverte recrachant des gerbes de sang. Ses yeux écarquillés semblaient chercher sur la voute nocturne la moindre lueur d'espoir. Mais les nuages avaient couvert les étoiles et la lune. Il n'y avait que les ténèbres. D'effroyables ténèbres...

À l'instant même où le dernier éclat de vie quittait le regard du noble, le mercenaire récupéra ses esprits, sa haine refluant. Un instant hébété par cet élan qui l'avait parcouru, le plongeant dans une transe destructive, son regard se posa sur son arme dont la lame était tâchée de sang.

Les perles écarlates gouttaient, tombant lentement, une à une, jusqu'au sol.

Ploc. Ploc. Ploc.

Aleksi écarquilla des yeux en réalisant pleinement ce qu'il venait de faire. Il lui sembla que son cœur venait de cesser de battre dans sa poitrine et qu'un froid glacial s'était emparé de lui, soufflant sans pitié sur le feu qui l'avait animé quelques secondes auparavant. Lentement, ses doigts s'écartèrent et il laissa tomber son glaive. La lame heurta le sol dans un tintement métallique, les reflets de la lanterne réfléchissant l'éclat rougeoyant du sang qui la tachait.

Le comte d'Orsignac était mort. Poignardé en plein cœur. Il baignait dans une flaque de sang, étendus sur les pavés crasseux d'une misérable ruelle de la cité de Losthange.

Et c'était lui qui venait de l'assassiner.

Le sentiment de satisfaction avait été de courte durée. Désormais, le mercenaire sentit une vague puissante de haine le gagner. De haine envers lui-même. Un profond dégoût s'empara de lui, nouant sa gorge, lui donnant envie de recracher tout ce que son corps contenait afin de se punir.

Mais que venait-il de faire ?

Les grondements sourds d'Iskela s'étaient taris pour laisser place à la voix de sa conscience, plus humaine, plus raisonnée. Et terriblement coupable. Celle-ci lui murmurait à l'oreille qu'il venait de commettre la plus terrible des erreurs. Une erreur fatale. Poussé par sa folie et sa haine, il venait de détruire leurs espoirs. Il venait de tous les mettre en danger. Il venait d'anéantir les chances de la duchesse...

Mara allait le tuer.

*

Mara Meravigliosa errait dans les couloirs du manoir du bois de la reine. Sans but précis. Ses cheveux blonds à moitié défaits, une partie encore prisonnière du filet, l'autre cascadant sur ses épaules dans des boucles informes, elle se balançait d'un pied à l'autre, fredonnant joyeusement.

Ici, dans l'intimité de sa demeure, dissimulée par l'obscurité qui y régnait, elle pouvait laisser éclater sa joie et exulter sans plus se plier aux règles de bienséances. Il n'y avait personne pour assister à son ivresse nocturne.

Freyja était restée au palais de Losthange, auprès de son époux. Désormais, elle était princesse. Désormais, elle était héritière du trône. Et la distance ne constituait nullement un obstacle entre la mère et sa fille. La duchesse était parvenue à placer son pion de la plus parfaite des manières. La cours de Navarie était déjà en admiration face à elle. Bientôt elle la contrôlerait. Si elle ne s'assoirait jamais sur le royal siège elle-même, Freyja le ferait.

Et Mara pourrait plier définitivement ce royaume à sa volonté comme elle l'avait fait en Irigua.

Une douce joie s'était emparée d'elle, tempérant presque la violence de son ambition. Elle était enfin parvenue à tout reconstruire. En cet instant, la rage et la haine qu'elle ressentait en permanence avait entièrement disparu. Elle se sentait bien, si bien... Son cœur était bercé par une paix certaine.

Demain, elle retrouverait son amant. Et elle célèbrerait encore sa réussite.

Freyja serait une reine magnifique. Elle était déjà une splendide princesse. Sa fille était si proche d'atteindre les objectifs qu'elle s'était fixée. Si proche... L'enivrant parfum de la réussite embrumait l'esprit de la duchesse autant que les liqueurs qu'elle avait bu en ce merveilleux jour.

Un instant, elle tournoya sur elle-même, un éclat de rire lui échappant. Un rire presque innocent, sincère... Le rire d'un être véritablement heureux.

Mais soudain, ce rire se métamorphosa en un sifflement douloureux et tous ses traits se tordirent en une grimace incontrôlée. Une vive brûlure se propagea dans sa main, en une piqure de rappel terrible. Si elle avait passé celle-ci dans les flammes, la sensation n'en aurait pas été différente. Chancelante, elle se rattrapa de justesse sur sa commode, se mordant la langue de toutes ses forces pour s'obliger à ne verser aucune larme.

Non, non, non ! C'était trop tôt ! Beaucoup trop tôt.

Mara posa un regard horrifié sur sa main, les doigts écartés tandis qu'elle tentait de juguler la souffrance et de l'étouffer. Ses yeux écarquillés fixaient le rubis immense qui ne la quittait jamais tandis que dans ses veines, son sang s'était métamorphosé en lave et qu'une panique iridescente refermait ses griffes sur elle. Elle comprit en une fraction de seconde ce qu'il se passait. Ce qu'il s'était passé.

D'Orsignac était mort. Il avait été tué.

Trop tôt. Beaucoup trop tôt...

Le métal de la chevalière à son doigt était devenu incandescent. Sa bague la brûlait. Elle brûlait son épiderme, son corps, son âme...

Mais qu'avait donc fait Aleksi...

~

Bonjour, bonsoir ! Comment allez-vous ? (Mieux j'espère que Mara et Aleksi... et surtout qu'Orsignac 😅)

En parlant d'eux... L'inévitable s'est produit : d'Orsignac est mort. Ce qui était prévisible depuis le temps qu'Iskela méditait son assassinat mais cela arrive peut-être au mauvais moment... Le pauvre comte va nous manquer 😔 (ou pas ?)

En tout cas, Aleksi a craqué et vient peut-être de commettre l'irréparable... ce qui semble d'ailleurs perturber notre duchesse. Mais... que peut bien représenter cette brûlure causée par la chevalière ? Et comment a-t-elle pu le sentir ?

Les choses risquent d'être bousculées pour la suite... Et les chapitres qui suivront pourraient bien se révéler tumultueux... 😇

J'espère que ce Chapitre vous a plu ^^

À la prochaine fois pour qu'enfin quelques secrets soient enfin révélés 😉
Aerdna 🖤

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top