✧ Vingt-quatre ✧
C'était la première fois qu'Arthur s'asseyait à la Table Ronde sans en présider la séance.
La première fois qu'il entendait quelqu'un d'autre réciter les mots rituels.
Il n'aimait pas cette sensation. Il avait l'impression, malgré lui, que Lance lui avait volé son rôle. Il se sentait démuni et inutile, sentiment qu'il avait rarement éprouvé. Morose au fond de son siège, encadré de Perceval et Owen, il laissa le nouveau chef du Cercle mener la discussion en ruminant quelques mots bien sentis en son for intérieur.
La session commença par la prise de connaissance de l'état de Galahad. Arthur écouta patiemment Tristan relater toutes les évolutions qu'il avait constatées durant le voyage, en usant des maigres savoirs médicaux qu'il possédait. Apparemment, la fièvre baissait doucement et l'état de Galahad demeurait plutôt stable ; malheureusement, négatif également.
Arthur n'avait pas encore veillé le jeune homme. Une ronde de trois heures avait été instaurée depuis la veille, nocturne tout comme diurne, afin de se relayer auprès de Galahad. Meredith était actuellement à ses côtés, raison pour laquelle Lance avait proposé d'organiser une réunion afin de faire le point sur Galahad et les banshees. Tristan avait expliqué à tous les signes qu'il fallait apprendre à reconnaître et craindre : sueurs, tremblement, chaleurs, délires conscients ou inconscients. Galahad n'avait pas ouvert l'œil depuis longtemps, mais Tristan espérait qu'il reprendrait bientôt connaissance, ce qui serait positif dans sa lutte contre la maladie.
Après ce large écart dans la séance, Lance en revint au sujet qui avait motivé cette réunion. Le guerrier, assis juste en face d'Arthur, avait posé les deux poings sur la table. Il avait le regard grave annonciateur soit de mauvaises nouvelles, soit d'une idée dangereuse. Pensif, Arthur essaya de deviner les pensées de son ami à cet instant, mais Lance eut tôt fait de les livrer de son propre chef.
— Nous n'avons jamais eu l'occasion d'en discuter, mais à présent, il est temps que vous sachiez tous, dit-il. Lorsqu'Arthur, Meredith et moi sommes arrivés à la Tour Sud, nous avons croisé Merlin. Il nous a donné un tuyau solide : Newydd Emlyn est un véritable nid à banshees.
— Comment l'a-t-il appris ? s'enquit Karo.
— Il a intercepté une lettre provenant de l'aubergiste de la Curtisane, ce fameux Henry Curtis, qui est en réalité une banshee, donc une femme. Les banshees recrutent à Newydd Emlyn, qui semble être une plaque tournante pour les initiations. L'expérience de Colleen tend à le confirmer puisque sa prétendue initiation devait elle-même avoir lieu à Newydd Emlyn.
Initiation qui avait tout bonnement échoué, faute d'un terrain sûr pour l'organiser. Arthur se rembrunit davantage. C'était grâce à son incursion au milieu d'une réunion des Dames Blanches que l'initiation qui devait avoir lieu peu après avait été annulée... Or ses frères d'armes, tout à leur colère, n'avaient fait que le réprimander pour être parti seul. Sa percée avait pourtant été la clé de leur victoire contre les Dames Blanches à la Tour Sud : elle leur avait offert Meredith, leur avait permis d'en apprendre sur la magie et les Dames Blanches et surtout d'en occire une encore. Elle serait certainement très rapidement remplacée, mais par une banshee moins compétente. Si le Cercle parvenait à éliminer Salome et Rhys, les deux autres Dames Blanches qui s'étaient enfuies, il ne laisserait qu'une seule Dame suffisamment expérimentée pour guider les banshees.
— Tu suggères donc que nous retournions à Newydd Emlyn pour nous débarrasser des banshees là-bas ? intervint Perceval.
Lance fronça les sourcils, examinant la proposition.
— Si tôt après notre retour ? souligna Owen, dépité.
Le jeune guerrier avait visiblement quelques difficultés à se remettre du choc du combat contre les Dames Blanches à la Tour Sud. Melgan le couva d'un regard compatissant.
— Est-ce qu'on ne peut pas avoir quelques jours de répit ? appuya-t-il.
— J'en doute, répondit Lance, sincèrement navré. Plus vite nous réagirons, plus nous les prendrons par surprise. Il ne faut pas laisser le temps aux Dames Blanches de s'organiser. Maintenant qu'elles savent que Meredith est de notre côté, elles vont redoubler de prudence et changer leurs stratagèmes habituels.
— Meredith est de notre côté ? répéta Melgan, hésitant.
Arthur se retint de taper du poing sur la table. Allait-il un jour parvenir à chasser définitivement leurs doutes concernant Meredith ? Sa démonstration de force à l'encontre des banshees à la Tour Sud ne leur avait-elle pas suffi ? Il baissa des yeux brûlants de colère et s'astreint au calme.
— Arthur, dit Lance pacifiquement, est-ce que tu veux bien nous partager ton ressenti vis-à-vis de Meredith ?
Il releva le menton, furieux.
— Vous savez tous parfaitement ce que j'en pense.
— Explique-nous comment tu es parvenu à cette conclusion, insista Lance. Je pense que beaucoup de guerriers ont du mal à suivre ton raisonnement.
Il leva les yeux au ciel, exaspéré. Tous avaient parfaitement compris son raisonnement, personne à cette table n'était stupide. Lance espérait seulement que planter les arguments convaincrait les autres.
— C'est simple, répliqua-t-il. À la façon dont la magie de Meredith a explosé lorsque je lui ai parlé de la venue des Dames Blanches, j'en ai déduit qu'elle les haïssait ou même mieux, les redoutait. Son discours expliquant comment elle est devenue l'une des leurs me paraît entièrement convaincant. Et peu avant la bataille à la Tour Sud, elle était terrifiée.
Arthur se souvenait très bien de son expression épouvantée, puis de la résignation qui l'avait remplacée. Exactement comme pour Key. Il retrouvait en elle beaucoup de son petit frère. Cette constatation le désarçonna quelques instants. Meredith ne ressemblait pourtant pas vraiment à Key, si ce n'était rien que par leur caractère.
Peut-être ne la connaissait-il pas vraiment, après tout.
Toutefois, il appréciait ce qu'il connaissait déjà d'elle, ce qu'elle lui avait montré. Il admirait son courage et sa ténacité, sa dévotion et ses faiblesses qui la rendaient si compréhensible. Meredith avait beau être une enchanteresse, et a fortiori tout ce qu'il abhorrait le plus au monde, elle avait chamboulé tous ses préjugés. Elle n'avait pas brisé les défenses qu'il érigeait depuis quatre ans pour se protéger de ce genre de pensée perturbatrice, qui peut remettre en cause tout un système, mais elle les avait contournées et y avait glissé quelques suggestions nouvelles. Les banshees étaient-elles réellement aussi malfaisantes qu'il le croyait ? Le serment de Key était-il juste ? Quelle place accordait-il à la justice dans sa vie et jusqu'à quel point se battrait-il aveuglément en son nom ?
Arthur avait lui-même découvert ce qu'était le doute, et puis Meredith les avait balayés d'un baiser et toute sa vision avait changé. Il ne pouvait plus croire qu'elle mentait. Cette comédie aurait duré bien trop longtemps, et seule contre dix guerriers, elle n'aurait pas fait long feu.
— Je ne l'ai pas senti terrifiée, objecta Tristan, dubitatif. Elle avait l'air plutôt assurée.
— Elle a appris à faire semblant depuis sa plus tendre enfance. Elle a agi ainsi uniquement pour survivre, depuis sa plus tendre enfance. Nous avons tous dû concéder quelques sacrifices. Mais crois-moi, avant que nous vous rejoignions dans la salle, elle tremblait.
Un silence salua cette déclaration. Arthur espérait de tout cœur que les guerriers le croyaient. Qu'ils accorderaient le bénéfice du doute à Meredith, qu'ils lui donneraient une véritable chance. Quoi qu'ils décident, lui serait toujours de son côté, inconditionnellement.
— Le Cercle nous a toujours appris à détester les banshees, dit Bors. Je le fais peut-être un peu trop bien. Je ne doute pas de ton jugement, Arthur, ni même de ta lucidité. Cependant, conçois que la présence de Meredith ici ajoutée à tes écarts de comportement à Newydd Emlyn, notamment, ne jouent pas en ta faveur.
Arthur ne répondit même pas. L'expression sombre, il se terra au fond de son siège et fixa le centre de la Table Ronde, sans réagir. Le discours de Bors était sensiblement identique au sermon de Lance à la Tour Sud : il avait encore un long chemin à parcourir pour que ses erreurs soient pardonnées.
— Ceci dit, Meredith n'a aucune importance dans le dossier Newydd Emlyn, reprit Lance après s'être raclé la gorge. Sommes-nous d'accord pour convenir qu'il faudra agir, tôt ou tard ?
Il obtint gain de cause, et la discussion se poursuivit sur le domaine stratégique. Arthur y participa très peu, à peine quelques mots ici ou là. Le poids de ses bêtises et de la solitude lui nouait la gorge. Le Cercle était sa maison, les guerriers ses frères, et être rejeté ainsi le rendait malade. Il lutta contre l'envie de quitter la Table à la hâte, mais tint bon jusqu'à la fin de la séance. Il fut le premier à quitter la pièce.
Il laissa ses pas le guider vers la seule personne sur qui il pouvait compter dorénavant, et fit irruption dans la chambre de Galahad. Meredith, assise sur un tabouret, le dos contre le mur, observait distraitement le guerrier allongé, perdue dans ses pensées. Elle releva les yeux et les posa sur Arthur. Ses sourcils se haussèrent et Arthur s'arrêta.
Une partie de ses tourments s'envola sur-le-champ. Il n'aurait su expliquer pourquoi la présence de la banshee avait un tel effet, mais ce n'était pas la première fois qu'Arthur expérimentait cette sérénité chaleureuse.
— J'espère que je ne te dérange pas.
— Non, répondit-elle. Galahad dort. Je crois que sa fièvre a baissé.
— Tant mieux, chuchota Arthur en s'approchant.
Il se laissa tomber contre le mur. Juste après, Meredith déposa son tabouret un peu plus loin et s'assit avec lui, à sa hauteur.
— Qu'est-ce qui t'amène ? demanda-t-elle.
Le guerrier passa distraitement le doigt dans la jointure entre les dalles.
— Rien en particulier. J'avais besoin de m'éloigner des autres.
— Oh ?
Arthur releva les yeux et les plongea dans les siens.
— T'es-tu déjà sentie à ta place quelque part ? Ta vie a-t-elle déjà eu un sens ?
Meredith réfléchit longuement aux questions. Sa bouche inconsciemment pincée, son regard concentré et la mèche brune qui lui tombait sur le nez la rendaient ravissante. Arthur ne cacha pas l'étude qu'il lui portait.
— Quand j'étais petite, répondit-elle. Mon avenir était tout tracé et j'avais ma famille auprès de moi. Peut-être qu'en grandissant, j'aurais désapprouvé le chemin qu'elle m'indiquait, mais je n'ai pas eu l'occasion de le remettre en question. Alors oui, quand j'étais petite fille, ma vie avait un sens. Et toi ?
— J'ai connu une année où tout était parfait. La seule année que mon frère a vécue avec le Cercle.
— Ton frère comptait beaucoup pour toi, je me trompe ?
— Il était ma dernière famille. Il a donné sa vie pour moi ce jour-là, et m'a fait promettre de me battre pour lui, contre les basnshee. Ce furent ses dernières paroles... Je n'ai même pas eu un mot tendre pour lui.
— Ce n'est pas grave, répondit doucement Meredith. L'important est que tu lui aies témoigné ton amour tout au long de sa vie.
— Je ne sais plus si je l'ai fait, répondit Arthur d'une voix de laquelle il peinait à gommer l'angoisse. Certains jours, je me rappelle uniquement nos disputes, nos désaccords.
Meredith se redressa, peinée. Il regretta aussitôt son accès de faiblesse lorsqu'il devina qu'elle allait essayer de le réconforter.
— Hé ! Tu es trop dur avec toi-même, Arthur. Si tu as aimé aussi fort ton frère que tu le laisses deviner, crois-moi, il devait le savoir.
Arthur laissa son regard s'attarder sur elle, puis le détourna vivement. Il espérait sincèrement qu'elle avait raison.
— C'est pour cela que tu es venu ? Pour parler de Key ?
— Oui, non... Je ne suis pas venu dans ce but précis, mais ça ne me dérange pas d'en parler avec toi, contrairement...
L'ancien leader du Cercle réalisa brusquement ce qu'il s'apprêtait à dire. Il était vrai qu'il avait très rarement parlé de Key avec les autres guerriers ces quatre dernières années. Il avait évité ce sujet autant que possible. Pourtant, il l'avait abordé d'emblée avec Meredith.
— Je n'en parlerai pas, promit-elle. Ça restera entre nous.
Elle détourna elle aussi les yeux, et appuya sa tête contre le mur. Une brève douleur traversa son visage, et un spasme secoua sa main. Arthur la saisit doucement, glissa ses doigts entre les siens et caressa tendrement sa paume. Meredith ne réagit pas, ne se dégagea pas non plus.
— J'ai eu une sœur aussi, chuchota-t-elle faiblement. Je ne sais pas si elle est encore en vie. Les banshees ne l'ont pas emmenée, elle était trop jeune.
— Plus jeune que toi ?
— Elle avait trois ans de moins.
— J'espère qu'elle est toujours en vie, répondit Arthur. Peut-être pourras-tu la retrouver.
Il aurait donné n'importe quoi pour avoir le doute – au moins un doute infime – que Key soit réellement mort. S'il était resté un maigre espoir qu'il soit vivant, Arthur s'y serait accroché de toutes ses forces, au risque d'en ressortir déchiré de mille parts.
— Je ne sais pas. La vie d'une fille seule est tellement difficile, tu sais. Qui sait ce qu'elle a traversé ?
— Si elle te ressemble un tant soit peu, elle survivra, affirma Arthur avec aplomb.
Elle l'observa attentivement puis soudain, se pencha vers lui. D'un accord tacite, ils s'embrassèrent tendrement, leurs lèvres se coulant l'une dans l'autre. Meredith s'assit sur ses genoux et il glissa une main sur sa nuque, dans ses cheveux voluptueux, caressant les mèches courtes qui tombaient sur sa peau.
Lorsque le baiser prit fin, ils se regardèrent encore, le souffle court, puis recommencèrent passionnément. Arthur aurait voulu la garder contre lui éternellement, certain de ne jamais se lasser de son corps, de ses lèvres, de cette femme toute entière.
— Je serai toujours de ton côté, lui chuchota-t-il. Toujours, Meredith.
— Moi aussi, répondit-elle fermement. Je ne te laisserai pas tomber.
Elle demeura dans ses bras, la tête calée dans le creux de son épaule, et ni le temps, ni leurs chagrins ne purent influer sur leur paisible bonheur.
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