✧ Vingt-neuf ✧
Se séparer de la douceur de sa main, de la chaleur de sa paume, de sa présence irremplaçable, créa au cœur du tourbillon émotionnel d'Arthur une brève accalmie d'angoisse, comme si un nuage venait s'opposer au soleil avant de lui laisser à nouveau le contrôle du ciel. Arrivés par derrière près de la Curtisane, le repaire des banshees à Newydd Emlyn, les guerriers expliquaient rapidement à Meredith sa mission : s'introduire dans le bâtiment sans se faire repérer et voler les clefs de la réserve afin qu'ils puissent entrer par l'arrière. Arthur, propulsé dans un vortex de sinistres prévisions, s'imagina toutes les manières par lesquelles elle pourrait échouer. Il brûlait de la suivre, tout en sachant que c'était impossible : le but était de se faire discret, et Meredith saurait parfaitement se défendre en cas de besoin.
Elle le lâcha donc mais se retourna une dernière fois avant de s'avancer vers le bâtiment, lui lançant un long regard. Elle sourit, ses épaules se redressèrent puis elle s'éloigna, pleine de bravoure. Un peu plus loin, Lance lui confia quelques consignes. Arthur écouta tout attentivement, vérifiant qu'il n'omettait aucun détail relatif à sa sécurité.
— Il ne va pas lui raconter de bobards, intervint Percy en se rapprochant dans son dos.
Arthur lui jeta un regard. Percy avait toujours eu fière allure avec son glaive en main, un splendide spécimen datant de l'époque où Arthur était roi et où il avait les meilleurs forgerons d'Avalon à son service. La lame de Perceval était sans conteste d'excellente facture et avait été marquée, comme celles de tous les guerriers, de l'emblème de la Table Ronde : un cercle avec une couronne en son centre, autour de laquelle s'enroulait un dragon.
— Ce n'est pas ce que je pensais, répondit Arthur, la main posée sur la garde de son glaive. Ce n'est pas le genre de Lance et je le sais.
— Tant mieux, enchérit Percy en levant les mains. Tu t'inquiètes pour elle, dans ce cas, pas de problème.
— Il faut bien que quelqu'un le fasse, grommela-t-il, agacé.
Il aurait dû se douter qu'il chercherait à aborder ce sujet. Le baiser qu'il avait échangé avec Meredith un peu plus tôt leur avait laissé forte impression, mais aucun de ses amis ne s'était risqué en commentaire. Percy venait tâter le terrain en éclaireur.
— Cette tournure laisse fortement penser que tu t'y sens obligé, fit remarquer le guerrier.
Arthur se détourna, déjà las de cette conversation.
— Celle-là aussi, elle te brûlait la langue ? lâcha-t-il, acide.
Il vit du coin de l'œil que Percy essayait de se rapprocher.
— Je suis méfiant, c'est tout. Comment est-ce arrivé ?
— Comme c'est arrivé entre toi et Colleen. Le hasard fait bien le choses.
— Tu trouves ? Je suis plutôt perplexe.
Arthur se tourna vers lui.
— Je ne vous laisserai pas la juger, l'avertit-il. Critiquez notre relation si vous en avez l'envie, mais laissez-la tranquille.
Perceval haussa un sourcil, impressionné par ce ton sermonneur.
— C'est vraiment sérieux, alors.
— Évidemment que c'est sérieux, rétorqua-t-il.
Perceval hocha la tête et s'écarta enfin. Arthur tourna la tête vers Lance et remarqua que Meredith avait disparu ; elle était donc partie, sans même dire au revoir. L'angoisse le saisit aux tripes. La vie de Meredith était en train de se jouer, sans qu'il puisse en influer le cours.
Rien n'était pire qu'attendre, impuissant. Arthur marcha quelques pas en roulant des épaules, courbaturé par la tension. Il sentit ses articulations grincer comme si elles avaient rouillé. Les doigts agrippés au pommeau de son glaive, il prit une grande inspiration et relâcha doucement son souffle. C'était une technique que lui avait apprise Merlin à leur rencontre, quand il n'était qu'un jeune roi perdu et lui un vieux conseiller dubitatif. Ils ne se connaissaient pas alors, et il leur avait tous deux fallu un certain temps avant qu'une amitié ne se noue entre eux.
Une étrange sensation s'imposa dans l'esprit d'Arthur lorsqu'il mesura la durée depuis laquelle il n'avait plus utilisé ce moyen de relaxation. Il avait presque cru l'oublier. C'était curieux qu'elle lui revienne aujourd'hui, dans ces circonstances.
Son sang bouillonnait et sa peau le démangeait. Arthur trépignait d'impatience, partagé entre sa volonté de pulvériser quelques banshees et son désir de revoir Meredith sauve. La façon dont elle s'était inquiétée pour lui, les mots qu'elles lui avaient adressés juste avant le combat... Dire qu'Arthur avait été surpris était une hyperbole : son cœur avait certainement cessé de battre durant la minute où Meredith l'avait embrassé. Il avait l'intime conviction qu'ils s'étaient avoués leurs sentiments sans user du moindre mot. Le contexte actuel n'était pas propice pour ce genre de révélations, mais Meredith avait osé. Les dieux en soient témoins, Arthur lui en était reconnaissant.
Il fit quelques pas en exécutant quelques moulinets des poignets afin de les détendre. À l'affût du moindre signe suspect, il repéra immédiatement le craquement du bois derrière lui et tira son glaive, prêt à attaquer. Il recula brusquement lorsque Meredith se matérialisa en émergeant du sol, propre et indemne, mais paniquée.
— Nous avons un problème, dit-elle avec précipitation. Il n'y a plus personne !
Elle secoua ses cheveux et frotta son pantalon, pourtant exempts de toute trace de boue. sIncrédule, Arthur laissa retomber son bras et répéta :
— Comment ça, plus personne ?
Meredith haussa les épaules avec un air désespéré.
— Il n'y a plus un chat dans cette damnée maison ! Elles ont décampé grâce à l'intervention de Danielle, voilà ce qu'il s'est passé !
Arthur digéra péniblement l'information. Alors ils étaient venus ici pour rien, ils s'étaient ouvertement affichés à Newydd Emlyn, ils avaient pris de nombreux risques en laissant Camelot sous la seule direction de Galahad. Une pure terreur envahit Arthur lorsqu'il réalisa que les banshees s'y trouvaient peut-être, profitant de leur absence.
— Nous devons rentrer au plus vite !
— Pourquoi ? intervint Meredith, stupéfaite.
— Elles sont sûrement à Camelot !
Alors qu'il se dirigeait vers Lance, Arthur fut coupé net dans son élan par Meredith :
— Mais comment veux-tu qu'elles soient là-bas ? Elles n'ont aucune idée de l'endroit où Camelot se trouve...
La crainte irrationnelle d'Arthur s'atténua à ces paroles perspicaces et il fit volte-face, se sentant idiot. Effectivement, Camelot ne courait aucun risque. Aucune banshee autre que Meredith n'en connaissait la localisation.
— Il vaut quand même mieux rentrer, ajouta-t-il pour ne pas perdre la face. En restant ici, nous nous exposons à des représailles d'envergure.
Meredith hocha la tête et se chargea d'exposer la situation aux autres guerriers. Lance et Karo entrèrent tout de même dans l'auberge pour faire un tour des lieux et récolter ce qui pourrait être utile. Alors qu'Arthur était prêt à récupérer leurs chevaux et rebrousser chemin, Perceval intervint :
— L'auberge est peut-être condamnée, mais il nous reste une chance. Nous pouvons toujours vérifier la maison où Colleen a reçu les instructions pour son initiation. J'en connais encore l'adresse.
Cette proposition ramena le calme parmi le groupe de guerriers. Arthur n'avait pas songé à cette éventualité, mais restait-il une chance pour que les banshees se soient réfugiées là-bas ?
— Excellente idée, appuya Meredith, ce qui le rassura.
— Pas de clé à récupérer, ajouta Bors. On fonce dans le tas et on tape sur tout ce qui bouge. Voilà un plan comme je les aime !
— J'espère que nous aurons de quoi taper, marmonna Percy.
Par simple précaution, le guerrier confia l'adresse à tous les membres de l'expédition. On ne pouvait jamais prédire quand les banshees tendraient le prochain piège, et l'expérience qu'ils gardaient de leurs embuscades rendaient les guerriers particulièrement prudents. Ensuite, la troupe se mit en route. Arthur resta à côté de Meredith, à la fois déçu par l'échec de l'attaque de l'auberge mais brûlant à la perspective de celle qui les attendait à la Rue de la Rive.
— Je veillerai sur tes arrières, lui glissa Meredith. Essaie d'attirer les banshees sur toi. Avec la magie, elles ne pourront rien te faire. Le temps qu'elles le réalisent, nous aurons gagné de précieuses secondes.
— Qui veillera sur toi si je vais dans la mêlée ? répondit-il gravement.
Elle haussa les épaules avec une désinvolture feinte.
— Je saurai me débrouiller.
Arthur se demanda lequel de ses sentiments, au cœur du combat, serait le plus fort : protéger Meredith ou tuer des banshees ? Et au fond de lui, il craignait que le second ne l'emporte.
Le cortège pénétra finalement dans la Rue de la Rive. Une jeune fille, en les voyant s'approcher, lâcha le seau d'eau qu'elle portait et partit en courant dans la direction opposée. En effet, leur troupe avait de quoi effrayer, et une demoiselle seule avait toutes les raisons de les fuir. Une porte claqua bruyamment un peu plus loin. Finalement, Percy s'arrêta devant la maison dont il était question. Il s'approcha de la porte, encerclé par les autres. Chacun tira sans un bruit son glaive de son fourreau. La lame d'Arthur, rutilante et rougeoyante, lui parut aussi légère qu'une plume. Elle ne faisait qu'un avec son bras. Elle était une partie de lui-même.
Il attendit le signe de Percy pour s'engouffrer à l'intérieur. Perceval montra trois doigts, puis deux.
À un, il se jeta épaule la première contre la porte, qui céda sans opposer la moindre résistance. Des hurlements retentirent à l'intérieur et Arthur bondit dans la demeure.
Il distingua faiblement dans l'obscurité trois silhouettes tapies contre le mur opposé. Bien vite, l'une des femmes essaya d'utiliser une faible magie à son avantage. Perceval lui trancha la gorge d'un geste sec et sa voisine cria en se recroquevillant contre le mur. Le corps de la banshee roula à ses pieds et son sang gorgea les lattes pourries du plancher.
Trois banshees, trop facile.
Arthur jubilait encore quand un bout de bois s'écrasa sur son crâne. À travers le trou du plafond, il aperçut au moins dix autres banshees. Voilà qui compliquait la tâche, d'autant plus dans l'exiguïté des lieux. Un sort traversa le trou ainsi créé en illuminant toute la maison mais avant qu'il ait pu se déployer, Meredith le contra et répliqua avec la glace contenue dans l'outre qu'elle portait à la ceinture. Arthur fit signe à Bors et Karo et ils se dirigèrent vers les escaliers branlants menant à l'étage.
Là-haut, la dizaine d'enchanteresses s'était amassée dans un coin, des sorts prêts à la main, et l'espace était quelque peu plus dégagé. Elles bombardèrent le trio et Arthur se plaça en tête, subissant tous les sortilèges sans être affecté. Il continua d'avancer. De nombreux jurons se répandirent dans les rangs ennemis, lui arrachant un sourire mauvais. Un glaive vola non loin de son oreille et un corps s'effondra. Arthur perçut le grognement de satisfaction de Bors malgré le hurlement du vent dans ses oreilles.
Les sorts continuèrent de pleuvoir et l'instabilité du plancher freinait les guerriers ; à tout moment, une latte risquait de s'effondrer sous leur poids. Les banshees ne tardèrent pas à trouver des subterfuges pour contourner Arthur et Karo et Bors durent éviter les sorts ou les parer comme ils le pouvaient. Arthur risqua une percée et se jeta à demi parmi les banshees, visant le glaive de Bors ; il la récupéra et voulut la jeter à son compagnon mais récolta un coup de pied. Il fit voler son glaive qui trancha indifféremment peau et os, muscles et tendons, puis lança sa lame à Bors. Malheureusement, ce dernier avait écopé d'une blessure au premier degré au bras droit et eut du mal à la tenir. Il la lâcha au bout de quelques secondes et la récupéra de l'autre main avant de se rabattre vers les escaliers.
— Je suis hors combat ! hurla-t-il. Il faut sortir !
Au même moment, au rez-de-chaussée, Arthur entendit Lance :
— Repliez-vous !
Sa rage redoubla. Il en restait tant à abattre ! Mais Lance était le coordinateur du Cercle, désormais. Il ordonnait, on obéissait. À contrecœur, Arthur dit demi-tour et s'engagea dans l'escalier à la suite de Karo. Lance, Percy, Melgan et Meredith avaient fait le ménage en bas. Ils quittèrent le bâtiment sans relâcher leur vigilance jusqu'à ce qu'ils aient atteint les montures.
Lance souffla un bon coup en s'appuyant sur la croupe de son cheval à la magnifique robe isabelle.
— Tout le monde va bien ?
— À part que j'ai le bras comme un steak trop cuit, Lludd peut se coucher tranquille, c'était de la bonne bagarre, grommela Bors avec un sourire jouant sur ses lèvres.
Lance lui lança un regard noir. Arthur savait qu'il brûlait d'envie de lui faire passer l'envie de traiter les dieux de cette façon, mais Bors ne se préoccupait pas de religion – il lui vouait même une haine indubitable. Comme il était déjà blessé, Lance n'en rajouta pas. Cependant, Bors remarqua son irritation et leva la main.
— Désolé, Lance. La prochaine fois, je le dirai quand tu ne seras pas dans les parages.
Franc et brut. Arthur reconnaissait bien là Bors.
Il sentit peser sur lui le regard de son meilleur ami et tourna la tête pour soupeser ses intentions. Il découvrit une certaine surprise dans les yeux de Lance Lakeshire.
— Qu'est-ce que tu as ?
— Tout s'est bien passé de ton côté ? demanda-t-il l'air de rien.
— Frais comme un gardon. Et toi ?
— Mmh.
— Tu vas me dire ce qui te trotte dans la tête ?
Lance se gratta le menton, pensif, et finit par admettre :
— Pour être honnête, je m'attendais à ce que tu refuses de quitter ce taudis.
— Pour être honnête, moi aussi. Mais tu as vu, je suis redevenu sage, maintenant.
— Je ne me souviens pas d'un jour où tu l'as déjà été, rétorqua Lance en riant.
Puis il se tourna vers Meredith.
— Et toi, ça va ? s'enquit-il gentiment.
Elle hocha la tête sans ciller. Arthur lui tendit la main pour qu'elle le rejoigne. Elle se dirigea vers lui et la saisit, en l'inspectant sous toutes ses coutures. Une fois qu'elle eut terminé son analyse, les traits de son visage se décrispèrent un peu.
— Ça va ? chuchota-t-elle.
Il hocha la tête.
— On s'est bien battus. Merci d'avoir arrêté le feu.
— J'ai fait ce que j'ai pu..., soupira-t-elle, visiblement soulagée d'être tirée d'affaire.
— Comme chacun de nous.
Il glissa son bras dans son dos et le lui frotta doucement pour l'apaiser.
— Arthur, lança Karo. Merci de nous avoir protégés. On s'en serait ramassé de belles si tu n'avais pas été là.
— Remercie Meredith, répondit-il. C'était son idée.
— Arrête ça, lui chuchota-t-elle en rougissant.
Trop tard ; Meredith se retrouva au centre de l'attention, objet de toutes les félicitations et les remerciements. Karo et Lance lui sourirent même. Arthur ne put réprimer sa fierté. Enfin, après toutes ces luttes, ils avaient obtenu ce qu'ils voulaient : de la reconnaissance.
Quand il rangea son glaive dans son fourreau, il sut qu'il avait emprunté le bon chemin.
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