✧ Six ✧

Arthur ne se demanda pas s'il était préférable de rester en retrait. Il fut projeté à toute allure au cœur de la forêt, seul cette fois, glaive en main. Il avançait, le regard dur, sans faillir, droit vers sa destination : les Dames Blanches. Et soudain elles surgissaient, une, deux, toutes ! Et toutes subissaient le même destin : celui rendu par sa lame, tachée de sang impur. Arthur ne pouvait imaginer une autre issue à cette soirée. Animé d'une volonté de fer, le chef du Cercle repoussa brutalement sa chaise et se dressa au centre de la taverne. Owen et Melgan lui jetèrent un regard étonné, et l'aîné réagit le premier, plus prompt à décerner le danger que son cadet.

- Qu'y a-t-il ? s'inquiéta-t-il en portant la main au glaive qu'il gardait sous sa cape.

La taverne se fit vide et silencieuse ; les trois guerriers, ainsi que le propriétaire, en étaient les seuls occupants, et toute l'attention tournait autour d'Arthur. Lorsqu'il prit la parole, il ne reconnut pas lui-même la voix rauque qui franchit ses lèvres.

- Nous n'avons plus le choix, il faut y retourner dès maintenant, assena-t-il. C'est l'occasion ou jamais ! Si les banshees s'enfuient, il nous faudra des semaines pour les retrouver, peut-être qu'elles iront plus loin dans les terres... Elles nous sont offertes sur un plateau d'argent !

Melgan frémit devant le regard embué de folie d'Arthur. Auparavant, il avait toujours pensé qu'Arthur se remettait lentement de la mort de Key, qu'il se rétablissait. Lui, et tous les autres, étaient persuadés qu'Arthur, leur roi d'antan, allait revenir, plus puissant que jamais.

Mais c'était tout le contraire. Arthur perdait la tête dans ce fanatisme vengeur. Il devenait une épave, lentement mais sûrement, sa raison était peu à peu rongée par l'amok dont il était atteint. Melgan en avait désormais la certitude : Arthur n'était plus fiable. Il devait impérativement l'empêcher de retourner à l'extérieur, quoi qu'il lui en coûte !

Le guerrier dut user de trésors de diplomatie pour s'adresser à lui sans se hérisser, tellement le comportement du chef du Cercle l'intimidait - l'effrayait.

- Arthur, quand bien même tu aurais raison, nous devons attendre les autres. Rassieds-toi et discutons-en tous ensemble.

- Tu ne comprends pas, dit Arthur entre ses dents serrées. Tout ce que nous avons à faire, c'est aller dans ces bois et profiter de l'indécision des banshees.

Owen se leva à son tour. Melgan lui jeta un rapide coup d'œil effaré.

- Va chercher Lance, pour qu'on discute de...

- Arthur !

Lorsque Melgan se retourna au cri d'Owen, il aperçut Arthur qui franchissait la porte de l'auberge, d'un pas terriblement assuré.

- Percy ! cria-t-il, en espérant que le guerrier comprendrait, en se précipitant à la suite du coordinateur du Cercle.

Rien n'aurait pu ébranler la conviction du chef du Cercle en cet instant. La promesse de la victoire, de la mort des Dames Blanches, était mille fois plus attirante que le chant empoisonné d'une sirène. Toutes ses tripes l'appelaient à entamer le combat, quel qu'en soit le prix, et à honorer le serment qu'il avait fait à Key. Arthur ne supporterait pas de lui faire défaut, pas ce soir : il mettrait fin à ce fléau endémique. Il ne supporterait pas un échec supplémentaire ; aujourd'hui, c'était les banshees ou lui.

C'était son seul et unique devoir. S'il devait être le dernier, soit.

- Arthur ! entendit-il Perceval crier, stupéfait.

- Percy ! hurla Melgan en chœur. Arrête-le !

Arthur ne se retourna même pas. C'est à peine s'il les écouta. Il était parti, tant physiquement que psychologiquement.

Il était parti trop loin pour que la raison ne le rattrape et il en acceptait toutes les conséquences, sans hésitation.

On l'appela une seconde fois, mais il ne reconnut même pas la voix du guerrier. Tous ses sens s'étaient focalisés sur son but. Même lorsqu'il croisa une silhouette encapuchonnée, qui s'arrêta devant lui, il ne fit pas de halte.

- Arthur ? l'interrogea Colleen en ôtant le tissu qui plongeait son visage dans l'ombre.

Il ne fit pas l'erreur de répondre à la question implicite et, à l'opposé de cela, courut pour atteindre au plus vite la forêt. Il ne savait même plus pour quelle absurde raison il avait songé à emmener les guerriers avec lui ; c'était un travail qu'il pouvait tout aussi bien régler seul. Il était préparé à rencontrer des obstacles sur son chemin. Peu importe lesquels, il avait la certitude infaillible que rien ne l'empêcherait de faire de cette froide nuit d'Epona une défaite mémorable pour les enchanteresses.

Celle où un seul guerrier de la Table Ronde leur avait ravi leurs dirigeantes.

Lorsqu'il plongea dans la forêt ténébreuse, il n'eut même pas un instant de doute.

Un vent glacial et vigoureux soufflait entre les branches, les agitant en une danse effrayante. Arthur ne se laissa pas envahir par la même peur déraisonnable qu'à sa précédente venue et continua de courir, suivant d'instinct le chemin emprunté à peine quelques minutes plus tôt. Il ne relâcha sa course que quand il vit l'un des arbres sur sa route perforé d'un gros trou parfaitement lisse et symétrique.

Voilà le lieu où Karo et lui avaient affronté la magie des banshees. Arthur devint prudent, progressant à un rythme soutenu. Les sens à l'affût, il guettait le moindre remous de la température ou la présence de ces étranges grêlons lumineux qui l'avaient attaqué. Toutefois, le premier signe ne se manifesta ni par l'un, ni par les autres.

C'était des voix humaines qui retentissaient non loin. Arthur s'accroupit aussitôt qu'il perçut la conversation lointaine, et tira son glaive de son fourreau. Il se dirigea à pas de loup vers l'origine des voix, prêt à bondir à tout instant, faisant preuve d'un sang-froid surprenant. N'importe quel jeune chasseur aurait envié son calme et sa concentration.

Alors que les voix se précisaient, l'apothéose du dessein d'Arthur se dessinait lui aussi. Toutes les voix appartenaient à des femmes, et Arthur voyait mal qui d'autre que des banshees traîneraient dans ces lieux sombres à des heures pareilles. Cependant, il doutait fortement qu'il s'agisse de Dames Blanches. Tout d'abord parce qu'elles ne se seraient jamais rendues aussi abordables ; ensuite, justement, parce qu'Arthur n'avait dû franchir aucune défense pour parvenir jusqu'ici.

Ce n'était pas normal. Arthur pressentait le piège : peut-être les banshees avaient-elles réduit le champ d'action de leur bouclier afin de le consolider. Il éprouverait davantage de difficultés à le franchir si tel était le cas.

Qu'importe ! Il secoua la tête pour chasser ces interrogations inutiles. Il y arriverait, coûte que coûte.

Quelques brasses plus loin, le halo orangé d'une flamme, probablement une torche, lui apprit la position des ennemies. De ses observations auditives, elles n'étaient que trois et se déplaçaient vers l'ouest. Lorsqu'Arthur tendit prudemment la nuque pour les repérer visuellement, il compta effectivement trois silhouettes : elles portaient toutes une torche et circulaient à travers une nuée d'autres grêlons.

Ces jeunes banshees avaient dû être dépêchées, vraisemblablement pour patrouiller dans le périmètre. Si ce n'était pas un panneau indiquant « les Dames Blanches sont dans le coin », Arthur ne savait pas de quoi il s'agissait. Frissonnant en prévision de son succès imminent, il assura sa prise sur son glaive puis se releva en se dissimulant derrière un tronc.

Il n'avait jamais aimé tuer, mais aujourd'hui, les choses étaient différentes.

Arthur n'était plus le même homme. Ses valeurs avaient évolué. Sa soif de justice avait cédé la place à son goût de la vengeance, et ce n'étaient pas trois pathétiques enchanteresses qui se dresseraient sur sa route.

Silencieux et agile, tel un fauve, il bondit et frappa.

La première n'eut pas la moindre chance. Le glaive d'Arthur lui déchira la nuque et le sang gicla sur ses vêtements en éclaboussant la lame. Alors que son corps s'affaissait, Arthur fit subir le même sort à la seconde dont les lèvres s'ouvrirent sur un cri silencieux. La troisième n'eut pas non plus le temps de hurler. La pointe du glaive se posa à quelques pouces de sa gorge et d'effroi, l'enchanteresse lâcha la torche. Les feuilles mortes aux alentours s'embrasèrent difficilement, avant que le gel n'ait raison de la flamme.

Arthur ne prit même pas la peine de lui rappeler quelle fin il lui réservait si elle s'avisait d'ouvrir la bouche. Les tremblements du corps de la fille l'informaient qu'elle en était consciente. Ils se toisèrent quelques secondes, muets. La banshee n'osa pas le regarder dans les yeux.

L'ancien Arthur se serait attristé qu'une fille si jeune soit devenue banshee. Cette gamine avait à peine quinze ans... Jamais elle n'aurait dû être enrôlée dans un conflit qui la dépassait largement. Sans aucun doute, cette enfant avait été manipulée ; à quinze ans, les jeunes sont si crédules ! Et à cet âge, ne donnerait-on pas n'importe quoi pour échapper à sa condition de serf ? Car la plupart des banshees avaient été autrefois des paysannes lambda, sans prétention, et qui avaient été dupées par des mots soigneusement choisis pour qu'ils résonnent de concert avec leurs ambitions personnelles, et qu'ils accentuent ce désir d'attention. En devenant banshees, elles acquéraient du pouvoir et se débarrassaient de cette chape de soumission.

C'était ce qu'il aurait pensé, à coup sûr : il lui aurait trouvé des excuses pour l'épargner, pour se montrer miséricordieux. À présent, Arthur n'éprouvait que du mépris pour une telle créature.

- En quoi consiste le bouclier ? demanda-t-il d'une voix intransigeante. Quelles autres défenses sont en place ?

La jeune fille garda ses lèvres fermement closes. Arthur enfonça plus avant sa lame et elle retint avec difficulté un mouvement de recul. Sa peau était en contact avec le métal ; un faux mouvement et c'en était fini d'elle.

- Quelles sont les défenses en place ? répéta-t-il, glacial.

Mais à la lueur résolue dans son regard, Arthur comprit qu'elle ne parlerait sous aucun prétexte.

Très bien.

Sans prévenir, il attrapa la fille par les cheveux et la poussa devant lui. La fille poussa un gémissement étranglé et fit mine de se débattre, mais cessa aussitôt lorsque la menace acérée du fer vint peser contre son dos.

- Avance, lui ordonna Arthur d'une voix égale.

La fille s'exécuta, tremblant de tous ses membres. Un pas après l'autre, ils s'enfoncèrent ensemble à travers le nuage de grêlons, qui resta sagement immobile. La fille se mit à pleurer, mais Arthur avait lâché ses cheveux pour plaquer sa main contre sa bouche et étouffer ses cris si elle se décidait à alerter les Dames Blanches.

Il ne la laisserait pas ruiner ses plans. Pas ce soir.

Ils marchèrent à peine quelques coudées lorsque la fille se tendit soudain. Brusquement, elle voulut faire demi-tour, mais Arthur l'en empêcha de sa poigne solide. La fille se démena comme un beau diable, luttant de toutes ses forces pour lui échapper.

- Non ! beugla-t-elle malgré la main d'Arthur. Je dois sortir ! Je dois sortir !

Arthur essaya tant bien que mal de la maîtriser mais la banshee se tordait comme une anguille. Avec un glaive encombrant en main, il n'arrivait pas à la contrôler, aussi recula-t-il jusqu'à l'arbre le plus proche. Cependant, avant même d'avoir atteint le tronc, sa captive se calma brusquement. Elle ouvrit de grands yeux et son souffle se coupa, comme si elle subissait le contrecoup de cette épreuve.

- Qu'est-ce que c'était ? siffla Arthur.

- Le bouclier, répondit la fille avec un regard mauvais, brûlant de haine et de rage.

Sa voix n'était qu'un mince filet rauque.

Il ne comprit pas en quoi consistait ce bouclier exactement, mais visiblement, cela affectait même les banshees. À présent intrigué, Arthur la saisit durement par le col et la poussa vers l'avant. Au bout de quelques pas à peine, son otage écarquilla les yeux, agrippa le bras d'Arthur. Ses doigts crispés s'avançaient profondément dans sa chair, mais le guerrier ne la lâcha pas. Elle se remit à hurler et supplier, à se débattre comme une folle, les larmes lui montèrent aux yeux. Rien de tout ce cirque ne put émouvoir le guerrier au cœur de pierre.

- Avance, gronda-t-il.

Pourquoi diable ne ressentait-il rien ? Véritablement perplexe devant ce phénomène inexplicable, Arthur s'arrêta, maintenant la fille de son bras, et attendit que les effets du sort se manifestent. En vain.

Et pourtant la banshee, devant lui, se sentait en danger de mort tant qu'elle demeurait dans cette zone. Arthur doutait fortement que les Dames Blanches aient pu commettre une aussi grossière erreur en faillant dans la composition du sort. Alors comment était-ce possible ?

Pourquoi était-il immunisé à ce sortilège ?

- Je vous en prie, laissez-moi sortir ! hurla la fille, hystérique, mais ses cris mouraient dans les gants d'Arthur.

- Avance !

Pour lui donner une motivation supplémentaire, il la flatta de la pointe de son glaive. Alors, la banshee n'hésita pas.

Elle se laissa tomber en arrière et s'empala vive sur la lame. Ses cris s'éteignirent aussitôt et elle s'affaissa, emportant dans sa chute le glaive d'un Arthur ébahi. Une fleur rouge naquit sur son abdomen, formant un cercle difforme autour du glaive qui avait transpercé son corps de part en part.

Par Arawn, s'il s'était attendu à ce suicide... Il fixa longuement son regard vide, dérivant dans le firmament, et esquissa une grimace de dégoût.

Maudites banshees. Voilà une preuve de l'attention qu'elles se portaient entre elles : elles n'hésitaient pas à sacrifier les leurs.

Arthur fit rouler le cadavre du bout de la botte pour récupérer son glaive, poisseux de sang. Sans s'en soucier, il l'attrapa d'une main ferme et reprit sa route, abandonnant sans pitié le corps de la gamine victime du sort de ses propres congénères. Au moins, elle nourrirait les bêtes sauvages des environs.

Le guerrier n'eut pas à avancer bien plus longtemps pour atteindre sa destination. Il ne tarda pas à apercevoir plusieurs flambeaux disposés à intervalles réguliers, qui éclairaient une immense clairière de toute évidence née de la main de l'homme. Il s'arrêta de nouveau, s'abaissa et écouta pour tenter de deviner à combien d'ennemies il avait affaire.

- Pour toutes les banshees, nous nous devons de faire de ce comportement un exemple, assena l'une des femmes présentes. Cette mascarade a beaucoup trop duré !

- Calme-toi, Salome, intervint une autre. Tu ne convaincras personne ici en usant de la colère.

- Oui, et même si nous serons toutes d'accord ici pour affirmer qu'une punition à la mesure de ce crime est de mise, je ne suis pas certaine que celle que tu réclames soit la plus efficace, ajouta une troisième.

Arthur, sans perdre une miette de la conversation, tendit le cou et comptabilisa cinq banshees en tout. Il ne pouvait avoir la confirmation qu'il s'agissait bel et bien de Dames Blanches, mais ça ne faisait aucun doute pour Arthur. Il en avait cinq juste là, à portée de son glaive. Cinq Dames Blanches vulnérables.

Sans se laisser aveugler par l'impatience qui faisait rage dans sa poitrine, Arthur se dissimula relativement loin des banshees, mais suffisamment près néanmoins pour les écouter ; il serait idiot de ne pas profiter de l'occasion pour en apprendre le plus possibles sur leurs intentions.

- Meredith est la plus puissante d'entre nous. Je crois qu'il serait plus sage de mettre sa magie à contribution.

- Au risque qu'elle échappe à notre contrôle à nouveau ? Non, ce n'est pas une sage décision.

- Mais vois comme elle se rend utile ! Toute cette magie à notre portée !

- Qu'est-ce que tu en penses, Meredith ? cracha la dénommée Salome. Tu aimerais qu'on se serve de toi comme d'une jolie petite poupée ?

Arthur jeta un regard à la scène et vit deux femmes nez à nez, ne se portant visiblement pas dans le cœur l'une de l'autre.

- Il n'y a qu'en position de force que tu oses me défier, Salome ? rétorqua Meredith.

Arthur n'avait pas besoin d'en entendre plus. De toute évidence, cette Meredith était la plus puissante des cinq. Elle était celle qu'il lui fallait. Quant à cette question de punition, il se renseignerait plus tard.

D'un coup d'œil, il jaugea la situation. Les banshees étaient réunies entre quatre flambeaux disposés au centre de la clairière, avec Salome et Meredith plus à l'écart. Arthur ressentit un désagréable picotement dans ses entrailles, et une brusque chaleur l'envahit ; était-ce la colère, l'envie de se battre ? Il ne sut l'identifier. Au fond, cela importait peu.

Il réajusta son glaive et inspira avant de s'élancer vers les cinq Dames Blanches.

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