✧ Quatre ✧

Le coordinateur du Cercle quitta rapidement la salle de la Table Ronde, élaborant déjà des tactiques qu'il pourrait utiliser à Newydd Emlyn. Il avait besoin d'être seul et de méditer, afin de ne pas laisser la colère prendre le pas sur sa raison, chose qui arrivait de plus en plus fréquemment ces derniers jours. Il devrait faire appel à ses pleines capacités pour être efficace lorsque la réunion reprendrait vers la fin de l'après-midi.

Il songea à Key et à ce qu'il penserait de cette opération... Son cadet avait toujours été une tête brûlée qui buvait les moindres de ses paroles. L'admiration de Key pour son aîné avait toujours constitué pour Arthur un pilier, une base où se raccrocher. Or, à présent, ce soutien avait disparu et Arthur était emporté par un raz-de-marée sombre qui l'emmenait aux antipodes de là où il devrait être. Il voulait devenir le coordinateur idéal pour le Cercle, l'ami fidèle des guerriers et leur modèle ; il avait bien échoué.

Aussi Arthur chassa-t-il sans ménagement son frère de son esprit. Il était mort et enterré et il ne servait à rien de ressasser le passé. Il fallait aller de l'avant et c'était ce qu'il faisait, tant bien que mal.

Il prit la direction de ses quartiers, dans l'aile est du fort, et poussa le loquet dès qu'il eut fermé la porte. Il retira le manteau épais qu'il gardait au-dessus de sa chemise et ôta son glaive de son fourreau. Il tint le manche à deux mains, la lame à hauteur des yeux, et inspecta soigneusement l'éclat létal qui étincelait à la surface polie du métal. Impeccable, comme toujours. Arthur prenait mieux soin de son glaive que de lui-même. Peut-être parce qu'il était à l'origine du Cercle de la Table Ronde...

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La cacophonie désaccordée des luths et des flûtes vibrait dans son cerveau comme un chœur empoisonné. Il ne trouvait pas le sommeil, et damné soit Jean d'avoir organisé ces festivités dans le quartier des guerriers !

Si Arthur n'avait jamais été un trouble-fête, il l'était encore moins aujourd'hui, alors que Jean avait été couronné roi d'Avalon moins d'un jour plus tôt. Mais son cousin fort agaçant privait Arthur d'un sommeil très bénéfique, d'autant plus qu'il avait un tournoi prévu le lendemain, précisément en l'honneur de Sa Majesté.

Il se retourna sur sa couchette en pestant à voix basse. Ainsi, il eut tout le loisir d'observer la massive porte en bois qui séparait sa chambre du couloir principal. Il essaya de fermer les yeux et de se calmer, mais cette tentative fut mise en échec lorsqu'une vive lueur inonda ses paupières. Il regarda la lumière se déverser par l'ouverture et vit une ombre se dresser devant lui. Pendant un instant, Arthur crut qu'il s'agissait d'un guerrier soûl, jusqu'à ce qu'un glaive se lève et que la porte ne se referme sans un bruit.

Plus vif que l'éclair, Arthur repoussa ses draps et profita de l'aveuglement temporaire de son adversaire pour rouler au sol et attraper le glaive qu'il dissimulait sous sa couche. Il se releva d'un bond et désarma son ennemi d'un roulement du poignet. Sa lame heurta le sol dans un fracas de métal qui fit naître quelques étincelles. Arthur, dont la vue était déjà bien habituée à l'obscurité, reconnut en premier celui qui lui faisait face.

- Jean ?

Maladroitement, le tout récent roi essaya de lui administrer un coup de poing mais Arthur l'esquiva sans difficulté et s'écarta tout en le tenant en respect de la pointe de son glaive.

- Qu'est-ce que ça signifie ? fulmina-t-il. Tu as perdu la tête !

Jean recula et plissa les yeux.

- Au contraire, je suis très lucide... cousin.

- Explique-toi, lui ordonna Arthur, fou de rage, avant que je ne te tue ici-même !

- Tuer le roi, Arthur ? Voilà qui n'est guère prudent.

- Parle !

La gorge de Jean eut un pénible sursaut puis se força à sortir des mots :

- J'ai voulu... t'assassiner.

- Merci de ta perspicacité, rétorqua Arthur.

- C'était logique ! se défendit pathétiquement Jean. Tu es le suivant sur la liste de succession, tu es un guerrier très apprécié ici et tôt ou tard... tu aurais revendiqué le trône, de par le sang de ta mère.

- Jamais, cracha Arthur. La politique, très peu pour moi.

- C'est ce qu'ils disent tous avant d'y avoir goûté ! s'égosilla Jean. Je ne faisais qu'assurer ma place ! Et puis de toute façon...

- Quoi ?

Jean tendit le doigt vers la fenêtre.

- Là-bas !

Arthur tourna la tête et ne vit que la flamme d'un brasero sur le chemin de ronde. Jean poussa alors un cri grossier qui sauva la vie de son cousin. Grâce un réflexe d'une incroyable vivacité, il parvint à parer de justesse le coup de Jean qui, n'ayant aucune notion de duel au glaive, maniait son arme avec lourdeur ; Jean ayant toujours vécu dans le luxe, on l'avait éduqué en érudit plutôt qu'en combattant. Aussi, Arthur, qui avait l'habitude de se battre contre des guerriers en armure dans la salle d'armes, riposta automatiquement. Le fer trancha aisément l'abdomen de Jean et l'éclaboussa de sang. Le roi ouvrit de grands yeux, tomba à genoux et suffoqua.

- N... non, bégaya Arthur, figé. Jean !

Ce dernier s'effondra au sol dans un bruit mat. Arthur s'agenouilla auprès de lui. Le flot de sang qui s'écoulait de sa plaie était beaucoup trop important. Le coup qu'Arthur lui avait administré était sans aucun doute fatal. L'acide goût du remords envahit la langue du guerrier.

- C'est comme ça... la politique... les coups bas... traître..., articula Jean en butant sur les mots. Gar... gr

Sa bouche vomit du sang et le Roi se tordit au sol, dans les affres de l'agonie, avant de rendre l'âme au pied du lit de son cousin. Médusé, Arthur le regarda pendant plusieurs interminables secondes, puis récupéra le glaive de Jean, une arme incrustée de joyaux, marque indubitable de son rang. Puis il regarda le sien, simple glaive de soldats, identique à tous ceux des autres guerriers.

Arthur devint roi deux jours plus tard. Ce n'est que bien plus tard qu'en souvenir de ce malencontreux accident, il fit fondre son glaive et celui de Jean en un seul, inspiré par Gofannon, dieu des forges. C'est en la portant qu'il créa le Cercle de la Table Ronde.

๑۩۞۩๑

Jean avait toujours été ainsi : nerveux et comploteur, méfiant vis-à-vis du monde entier. C'était sa propre paranoïa qui avait causé sa mort, mais malgré cette vérité, Arthur gardait un pincement au cœur au souvenir de son cousin. Quant aux deux glaives qu'il avait unis et faits siens, ils reposaient à cet instant sous ses yeux, empreints d'une histoire douloureuse. Arthur chérissait cette lame, pas parce qu'elle était le rappel de la fourberie de Jean, mais au contraire parce qu'elle représentait la justice qui avait été faite au méchant de cette histoire : Jean avait agi à l'encontre des dieux et il avait payé sur-le-champ son crime. Arthur défendait la justice, envers et contre tout, et s'il venait à s'éloigner de ce chemin semé d'embûches, ce glaive était là pour le remettre sur la bonne voie. Il respectait profondément son arme fidèle et loyale, bien plus qu'il ne s'accordait de crédit.

Il n'avait aucun mérite. Son unique réussite dans sa vie était le Cercle. Ses parents étaient morts, de même pour son frère et même lui était supposé l'être. L'unique but qu'il s'était jamais fixé semblait impossible à accomplir. Arthur n'était bon qu'à faire tourner son glaive et prétendre diriger des guerriers qui seraient bien plus utiles au roi qu'en étant coincés dans ce trou perdu.

Haïssant l'idée de perdre les seuls frères qui lui restaient, se haïssant lui-même pour tout le reste, il fit tourner le manche du glaive au creux de sa main. Le rubis étincela à la lumière du zénith et Arthur s'assit en la déposant sur ses genoux. Il fit lentement glisser son pouce le long du côté tranchant. Lorsqu'il le retira, une fine ligne rouge se formait sur la peau dodue. Arthur regarda le sang perler à la surface, puis couler tout le long de son doigt, et l'étala sur la lame, regardant avec fascination ce sirop carmin jouer avec le faible scintillement du fer.

- Arthur ? appela soudain Lance en frappant à la porte.

Il se rendit à la porte et l'ouvrit à la volée, glaive en main. Le regard de Lance, son ami le plus proche, glissa sur le reflet vermeil qui la tachait et sa mine s'assombrit.

- Qu'est-ce que c'est ?

- Rien de grave, assura Arthur, qui ne put se résoudre à lui mentir.

Lance fronça les sourcils mais choisit d'abandonner ce sujet épineux - pour l'instant.

- Nous avons reçu un rapport de Colleen. Percy t'attend pour le lire.

- Donne-moi une minute.

- Bien sûr.

Le guerrier fit volte-face et récupéra son manteau. Il s'empara d'un chiffon qu'il laissait traîner non loin de son bureau et effaça rapidement les traînées sombres sur son doigt et son glaive. Il rangea celui-ci dans son fourreau de cuir épais puis revint vers Lance, qui l'avait observé avec attention.

- Tout va bien ? demanda celui-ci avec une pointe de suspicion.

- Allons-y, éluda-t-il.

Malheureusement pour lui, Lance n'avait pas l'intention de laisser tomber cette fois-ci. Arthur avait conscience que son ami s'inquiétait pour lui plus qu'il ne le devrait. Ils échangèrent un regard lourd de sens, et Lance trancha ce silence pesant le premier.

- Tu as recommencé.

- Oublie ça, Lance, l'avertit Arthur en sortant de sa chambre.

Lance ne s'écarta pas, et Arthur lui rentra dans l'épaule sans ménagement.

- Arthur ! l'invectiva-t-il. Tu ne me regardes même plus, à présent ? Est-ce que tu as honte ? Tu devrais !

- Je t'ai dit d'oublier, répondit-il avec indifférence.

- Je ne te laisserai pas tomber ! Si je dois te mettre en colère pour obtenir une réaction, je le ferai, sois-en certain. Pourquoi fais-tu cela, Arthur ? Qu'est-ce que la douleur physique t'apporte ?

- Perceval nous attend, tu devrais te dépêcher.

- Arthur !

Ce dernier l'ignora et continua son chemin. Exaspéré par le comportement de son frère d'armes, Lance se tritura les cheveux, puis grogna d'irritation.

Il avait déjà pris bonne note de son comportement plus insolent, négligent un jour, agressif le lendemain, et Lance avait beau veiller sur lui avec attention, il avait le désagréable sentiment qu'il ne faisait qu'empirer les choses. Frustré par sa propre impuissance, il ne put qu'emboîter le pas de l'ancien roi au bord de l'implosion.

L'ambiance était aussi grave dans la salle principale. Perceval, entouré des guerriers, tapotait de l'ongle une lettre scellée à la hâte avec un peu de cire. En voyant arriver les deux guerriers manquants, il sourit, jusqu'à ce qu'il aperçoive la mine sombre des deux derniers arrivants. Son sourire se fêla quelque peu.

- Il y a eu un problème ?

- Non, répondit Arthur. Comment cette lettre nous est-elle parvenue ?

Aucun des guerriers ne fut assez crédule pour le croire : les tensions qui opposaient les deux plus anciens du Cercle se voyaient comme le nez au milieu de la figure. Cela faisait déjà quelque temps qu'ils ne parvenaient plus à se mettre d'accord, pour des choses aussi élémentaires que la chasse, les tours de garde, la gestion du ravitaillement... La politique d'Arthur à ces sujets s'était étrangement raffermie précédemment, ce que ne comprenait pas Lance. À vrai dire, par ses humeurs changeantes et imprévisibles, Arthur laissait planer continuellement sur Camelot un noir nuage d'orage qui menaçait de déverser des tonneaux de pluie et de foudre.

Pour changer d'air, Perceval décacheta l'enveloppe et déplia la lettre.

- C'est un messager qui nous l'a apporté. Il dit aussi l'avoir écrit

- Il ne faudrait pas qu'il parle de Camelot autour de lui, fit remarquer Melgan, soucieux.

- Pas de panique, Gawain l'a intercepté en allant chasser, expliqua Perceval. Il n'a pas vu le château.

- Allez, lis, on veut savoir ! s'impatienta Owen.

Percy haussa un sourcil, déplia la lettre et s'exécuta.

- « Guerriers, lut-il, les nouvelles du front sont bonnes. Henry Curtis n'était qu'un nom de code pour une banshee assez inexpérimentée qui tient l'auberge La Curtisane au centre de la ville. J'ai réussi à lui tirer les vers du nez - discrètement, avant que vous ne vous inquiétiez -, et j'ai de bonnes raisons de penser que l'initiation aura lieu dans la forêt à l'est de Newydd Emlyn. J'y ai rendez-vous à la tombée de la nuit à la pleine Lune. J'espère vous y retrouver ! Amitiés, C. »

- C'est prometteur, se réjouit Melgan.

- Colleen a accompli un travail remarquable, appuya Karo.

Perceval se rengorgea de fierté.

- Convaincu, à présent ? s'enquit-il d'un ton moqueur en agitant la lettre sous le nez de Galahad.

Il la chassa du revers de la main.

- Si je n'avais pas été là pour tempérer vos ardeurs, vous auriez pu foncer tête la première dans le mur ! rétorqua celui-ci, sérieux comme une tombe.

- Hé, je plaisantais, répondit calmement Perceval. Je respecte tout à fait ta prudence, Gal.

Arthur se sentit brusquement oppressé par la nouvelle tension qui venait de jaillir dans la salle. En réprimant son envie de recouvrir un peu de solitude, il se força à sourire et prit la parole :

- Rien ne sert de s'éterniser ici. Nous devons tâter le terrain à Newydd Emlyn. Galahad, tu es avec nous ?

Galahad hocha lentement la tête.

- Vous risquez d'avoir besoin de moi, têtes d'abrutis.

Non pas pour combattre, mais bien pour ses talents de guérisseur, dont la réputation lui avait valu d'être repéré par le Cercle quelques cinq ans plus tôt.

- Répète-moi donc ça en face ! le provoqua Karo, les yeux brillants d'amusement.

- Je t'ai traité d'abruti !

Karo dégaina aussitôt l'une de ses épées et la pointa sur Galahad. Celui-ci l'imita la seconde suivante, et bien que l'issue du combat soit prévisible, les deux adversaires s'y prêtèrent avec plaisir. Après tout, Karo n'était pas le meilleur épéiste du Cercle pour rien ; il surpassait Arthur sans le moindre doute. Non seulement avec une seule épée, mais lorsqu'il en maniait deux - ce qui requérait une habileté hors pair -, il était carrément invincible.

En l'occurrence, personne n'avait l'intention de vaincre quiconque en ce moment. C'était simplement un défi entre amis, un exercice qui visait à détendre l'atmosphère lourde. Et Arthur, en observant les deux guerriers croiser le fer et rivaliser de bottes et touches, se détestait d'autant plus pour ne pas parvenir à y trouver autant de joie que ses compagnons. Fut un temps où un duel aurait attisé ce feu dans son être, sa soif de combat... Or tout ce qu'il ressentait à présent, c'était la perte de temps que représentait ce jeu.

Il ne parvenait pas à expliquer pourquoi ses sentiments avaient à ce point changé, et ce manque de contrôle total sur lui-même le mettait hors de lui.

Arthur tourna les talons et fit mine de quitter la pièce. Alors qu'il atteignait la porte le séparant du couloir, il jeta un coup d'œil dans son dos. De l'autre côté du combat, Lance avait vrillé son regard sur lui. Avant d'avoir eu le temps d'y lire du reproche, Arthur sortit.

Lance ne pouvait comprendre cette haine meurtrière qui sévissait en lui. Cette rage qui l'emportait même sur l'amour qu'il portait au Cercle et à ses guerriers. Arthur ne pourrait trouver le repos tant qu'il n'aurait pas mis fin aux massacres que perpétuaient les banshees. Car à chaque nouveau village dévasté sans explication, Arthur revoyait le visage crispé de douleur de Key. Et à chaque fois sans exception, le vertige manquait de le renverser.

Cela devait cesser une bonne fois pour toutes. Soit les banshees mouraient, soit Arthur mourait.

Au fond de lui, Arthur ne savait pas vraiment quelle option il préférait.

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