✧ Premier ✧

Seules quelques audacieuses mèches de cheveux bruns dépassaient de la capuche plongeant son visage dans l'ombre. Le pas alerte et dangereusement concentré, la jeune femme pressa le pas en apercevant sa destination : une maisonnette de bois en deux étages à la façade décrépie, située dans le quartier sud-ouest du village. La poulie accrochée à la poutre sous le soffite du toit n'avait visiblement plus servi depuis longtemps, car l'ouverture permettant d'entreposer les récoltes à l'étage supérieur avait été condamnée. Du reste, le bâtiment ne tarderait pas à s'effondrer, à moins d'une sérieuse rénovation.

Le centre de la petite ville de Newydd Emlyn commençait à se remplir en raison du marché qui avait été monté sur la place principale, à quelques centaines de coudées¹ de là. Elle l'avait soigneusement évité : un retard de sa part et tout pouvait échouer. La raison de sa venue ne concernait que les habitants de cette maison miteuse.

Elle avait attendu cette occasion un mois durant et était consciente qu'elle tenait là sa seule et unique chance. Elle ne souffrirait pas la moindre erreur ; tous ses efforts pour arriver ici ne se révèleraient pas vains. La réussite de cette tâche dépendait d'elle et elle ne décevrait pas ses compagnons comme elle l'avait fait précédemment. Tout ce labeur acharné, ces messages échangés avec la plus extrême prudence, tout le temps qu'il avait fallu pour parvenir à ce stade... Non, elle ne ferait pas tout rater aujourd'hui.

Une fois arrivée devant sa destination, barrée par une fragile porte dont le bois trempé était envahi par la mousse, elle aspira un bon bol d'air frais qui lui brûla les poumons et frappa. Elle n'osa pas cogner trop fort, de peur d'abîmer les planches. Elle patienta plusieurs secondes puis donna quatre coups supplémentaires sur la porte grinçante rongée par la vermine. De nouveau, elle attendit, nerveuse malgré elle. Elle croisa ses mains dans son dos et se concentra sur son objectif premier.

Entrer.

Après un moment interminable, la porte s'entrebâilla dans un gémissement lugubre, et un œil la toisa avec méfiance depuis l'embrasure. Elle se redressa imperceptiblement et esquissa un infime sourire que la propriétaire des lieux ne lui rendit de toute évidence pas. Sa pupille couleur corbeau, dominée par un épais sourcil froncé, ne laissait rien paraître des émotions de cette gardienne.

Elle savait néanmoins sans l'ombre d'un doute qu'elle avait une femme face à elle.

— Si c'est pour les œufs, c'est la porte de derrière, lâcha la sentinelle d'une voix hostile.

— Désolée, répond-elle avec un trémolo qu'elle se hâta de chasser d'un raclement de gorge. C'est Madame Hopkins qui m'envoie, les renards ont mangé ses trois poules. Elle n'a plus d'œufs.

— J'en avais demandé six pour ce soir.

— Elle vous propose un gigot d'agneau en dédommagement.

Le sourcil touffu se releva soudain. La femme écarta plus largement la porte et ordonna à mi-voix :

— Entre, dépêche-toi.

Elle s'exécuta avec excitation. Elle venait de réussir la première épreuve avec brio ; la suite serait purement conventionnelle. Il lui avait fallu des jours pour obtenir ce mot de passe ; le reste n'était que discussions aisées pour lesquelles elle avait bâti des mensonges tout chauds.

Une fois à l'intérieur, elle s'intéressa rapidement à l'agencement de la pièce puis à ses occupantes. Alors que de l'extérieur, le bâtiment semblait tomber en ruine, l'intérieur était propre et douillet ; seules quelques bougies illuminaient la pièce sans fenêtre, rendant l'atmosphère étouffante. Outre quelques placards sur les murs, les uniques meubles étaient la large et massive table et les chaises dispersées tout autour, toutes occupées, sauf une. Elle remarqua cependant un escalier menant à l'étage, mais son regard ne s'y attarda pas : la femme qui lui avait ouvert, probablement le dernier membre du cercle, la dévisageait, certes plus détendue, mais non moins méfiante. La nouvelle venue put enfin voir son visage buriné et ses cheveux brun-gris remontés en un chignon lâche.

— Qui es-tu ? lui demanda son hôte avec sévérité.

— Susan, madame, mentit-elle. Je vous remercie de m'avoir laissée entrer.

Son interlocutrice croisa les bras sans se laisser attendrir.

— Es-tu mariée ?

— Mon mari mort en guerre.

— Des enfants ?

— Non. On m'a déjà posé ces questions et je ne serais pas ici si je n'avais pas rendu ces mêmes réponses, madame.

La matrone n'apprécia pas sa réplique et plissa les yeux.

— Ne sois pas si hautaine, ce n'est qu'une procédure.

Sur cette remarque cinglante, elle retourna s'asseoir parmi ses compagnes, toutes des femmes vêtues de robes sombres et longues. Certaines portaient également un châle qu'elles avaient noué autour de leurs épaules. La plus jeune n'avait même pas son âge. La plupart conversaient à voix basse sans lui prêter attention ; les autres s'occupaient manuellement, soit en tissant des paniers ou des tapisseries, soit en écrivant. Elle resta un instant subjuguée par celles qui rédigeaient : elle-même ne savait pas écrire ni même lire, et il était fort rare de croiser une femme qui en était capable. Cependant, son ventre se noua devant leur désintérêt pur et simple ; elle ne s'attendait pas à être ignorée de la sorte. Elle nota tout cela en son for intérieur ; chaque détail pouvait s'avérer utile.

— Alors, tu veux devenir l'une des nôtres, poursuivit celle qui l'avait invitée à entrer.

— Oui, madame.

— Pourquoi ?

Elle avait répété son explication des nuits durant.

— Pour deux raisons. Je veux défendre celles qui ne sont pas en mesure de se protéger elles-mêmes. J'en ai assez que les hommes nous traitent comme des choses. Je veux changer cela.

— Crois-tu que c'est ce que nous faisons ? Protéger les faibles ?

— C'est ce que vous pourriez faire, rétorqua-t-elle.

— Vrai, murmura une autre femme sans lever les yeux.

Ainsi, d'autres écoutaient avec bien plus de curiosité qu'elles n'en laissaient paraître.

— Et la seconde raison ?

Les larmes lui montèrent aux yeux et elle détourna la tête. Cela aussi, elle l'avait répété : il lui suffisait de penser à sa mère pour que le chagrin transparaisse sur son visage. Elle se hâta d'essuyer ses yeux avec une pudeur sur mesure, et tenta de faire bonne figure.

— Mon mari..., murmura-t-elle. Il était violent avec moi. Je ne veux plus jamais être impuissante de cette façon.

Lorsqu'elle osa jeter un regard en direction du cercle, elle n'y vit aucune pitié susceptible d'attirer leur compassion. Bon, tant pis, elle aurait essayé.

— Notre dessein n'est pas de défendre les innocents, répondit celle qui lui avait ouvert. Ton but est noble, mais nous n'y adhérons pas.

— J'adhérerai au vôtre, mais le mien ne changera pas.

— Tu ignores quel est le nôtre.

— C'est exact. Je n'ai entendu que des rumeurs de vos actes, mais ils me plaisent. Je veux rejoindre votre cause.

— Suffit.

C'était une autre encore qui avait parlé. Il devait s'agir de la plus vieille du groupe. Elle planta ses yeux dans ceux de l'arrivante et pour la première fois depuis son arrivée, la jeune femme distingua de la bienveillance dans le regard de l'une de ses hôtes.

Pouah. Hors de question de se laisser émouvoir.

— Sois la bienvenue, Susan. Tu as plaidé la bonne cause. Nous envisageons ta venue dans notre clan.

— Merci, madame, répondit-elle en s'inclinant.

Son cœur battait à toute allure. Il lui avait fallu un mois pour atteindre ce résultat... Enfin, elle y était parvenue. Enfin ! Fébrile et impatiente, elle reprit :

— Quand dois-je...

— Dans treize jours, à la pleine Lune, la coupa aussitôt la vieille.

« Susan » masqua sa déception autant que possible. Elle en avait plus qu'assez d'attendre, et voici qu'elle devrait patienter treize jours !

— Ici ?

— Nous enverrons quelqu'un à toi pour t'en avertir. Tu serais bien imprudente à te promener avec autant d'informations dangereuses en ta possession.

Elle grimaça intérieurement. Malheureusement, elle s'était attendue à une réponse aussi lacunaire, mais elle ne repartirait avec si peu.

Pour cela aussi, cependant, elle avait une solution.

— Madame, croyez-moi bien que je vous suis reconnaissante, mais ma disponibilité est comptée.

— Treize jours seraient-ils trop demander ?

— Ce n'est pas le délai qui me préoccupe, mais le déplacement nécessaire.

— Qui te dit que tu devras faire le moindre pas ?

Elle lut entre les lignes et jubila silencieusement. L'initiation aurait donc lieu dans les environs, peut-être même dans cette maison !

— J'ai fait un long voyage pour venir ici et je n'ai nulle part pour loger dans les environs.

— Paie une auberge.

— J'ai dépensé tout mon argent pour me nourrir.

— Débrouille-toi. Dans treize jours, à la pleine Lune, nous viendrons te chercher.

— J'ai fui mon village pour venir jusqu'ici, expliqua Susan d'une voix tremblotante surfaite. Si jamais l'on me retrouve...

Sans prêter attention à ses jérémiades, les femmes se levèrent et, en file indienne, se dirigèrent une à une vers l'étage. Susan savait pertinemment qu'elle n'avait pas l'autorisation de les suivre.

— Je vous en prie ! s'écria-t-elle en tendant la main vers la plus proche, qui lui accorda à peine un regard.

Elles disparurent sans ralentir et un sentiment de victoire mâtiné de déception s'abattit sur « Susan ». Certes, elle avait accompli ce pour quoi elle était venue, mais elle désespérait de ne pas en avoir appris plus sur le lieu où se déroulerait l'initiation.

— Sors d'ici, maintenant, lui intima la gardienne en indiquant la porte arrière.

Elle obéit en traînant des pieds, morose. Il devait exister une autre solution. Elle se redressa comme un ressort et toisa alors cette austère femme.

— Ne connaîtriez-vous pas un endroit où je pourrais loger en sécurité ?

Son hôte sembla réfléchir, puis répondit :

— Allez à la Rue du Forgeron. Vous y trouverez Henry Curtis. Votre initiation aura lieu dans cette ville.

Ensuite, comme les autres, elle s'en alla par l'escalier. Dès que Susan fut seule, le masque tomba : un sourire jubilatoire naquit sur ses lèvres. Elle avait accompli sa mission haut la main.

Sans tarder, elle sortit de la maison sans prendre la peine d'éteindre les bougies et prit aussitôt la direction de l'auberge où elle avait loué une chambre, en prenant mille précautions. Il n'était pas exclu que les banshees continuent de la surveiller, même si cela lui semblait peu probable. Elle flâna donc en ville et se promena au marché. Après un long moment, elle décida qu'il était temps de retourner à l'auberge : la nuit tombait, et par ce mois d'Epona², les températures étaient loin d'être douces.

Elle marcha longtemps pour atteindre le petit bâtiment sans prétention, surmonté d'une vieille enseigne à l'effigie d'un cerf. L'auberge, savamment nommée Au chasseur des bois, se situait à l'entrée des faubourgs, dans un quartier relativement paisible, où n'habitaient que des paysans occupés aux champs toute la journée. Dès qu'elle fut entrée, elle se dirigea vers les escaliers grinçants qu'elle grimpa deux marches par deux et pénétra sans frapper dans la première porte à droite. Aussitôt, l'homme qui s'y trouvait, debout et l'air inquiet, pivota vers elle et son expression se détendit ostensiblement.

Grand, mince et bien bâti, il avait un charme juvénile qui s'accordait à merveille avec ses trente ans accomplis et le léger duvet brun qui lui couvrait le menton. Ses yeux gris luisaient d'un éclat toujours féroce mais ses lèvres étaient enclines à sourire. Sa mâchoire aux contours rudes ne faisait pas moins de lui un séduisant jeune homme qui brisait des cœurs dans son sillage. Malheureusement pour ses admiratrices, le sien était déjà pris.

— Enfin, soupira-t-il en marchant à grands pas vers elle.

Elle laissa tomber sa besace et son manteau, révélant ses cheveux d'un brun plus foncé à la racine qu'aux pointes, un superbe dégradé naturel. Sa peau mate et ses cheveux sombres sublimaient ses yeux d'un vert d'eau aussi pâle que le quartz, qui pouvaient se révéler plus menaçants que ceux de son compagnon.

Elle sourit quand il la prit dans ses bras pour l'embrasser avec la fougue qui sied aux guerriers de la Table Ronde. Elle lui rendit son baiser avec au moins autant d'ardeur puis caressa ses cheveux avec tendresse.

— « Enfin », je fais ce que je peux, protesta-t-elle. J'ai agi comme convenu. La réunion n'a duré qu'une dizaine de minutes.

— Tu as traîné en route, femme ! grogna-t-il, sachant pertinemment qu'elle détestait ce surnom.

Elle tenta de lui donner un coup de poing à la poitrine – un vrai, un dur – mais il l'intercepta en riant, profita de son élan pour la faire pivoter et la coincer contre son torse. Elle arqua la tête en arrière et lui tira la langue.

— Trop lente, Colleen, répéta-t-il en la relâchant.

— Tu étais prêt.

— Et toi, prévisible.

— Prévisible, moi ? répondit-elle en fronçant les sourcils, offusquée.

— En ce qui concerne l'attaque, on lit sur ton visage comme dans un livre ouvert.

— Je te rappelle que mon entraînement est encore en cours.

— Certes, et nous le poursuivrons plus tard. Pour le moment, nous avons un rapport à écrire, ajouta-t-il.

Colleen poussa un profond gémissement d'ennui.

— « Cher Arthur, après un mois de travail acharné, j'ai enfin réussi à infiltrer le réseau de ces saloperies. Réunion dans treize jours, à la pleine Lune, en ville. Amuse-toi bien en leur éclatant la tête, signé Colleen » ! Allez, note, guerrier ! À moins que tu aies besoin qu'une femme te tienne la main pour écrire ?

— Tu serais plus talentueuse à tenir un glaive qu'une plume, tigresse, rétorqua-t-il avec un sourire en coin.

Cette fois, elle visa ses chevilles et le percuta de plein fouet d'un coup de pied circulaire. Le parquet craqua sinistrement lorsqu'il s'effondra au sol de tout son long. Plus que satisfaite, Colleen se releva en s'époussetant les mains.

— Alors, noble guerrier Perceval, toujours aussi prévisible ? se moqua-t-elle.

— Je me rends, lança-t-il d'une petite voix geignarde feinte.

Il se redressa sur le coude et saisit la main que Colleen lui tendait afin de se relever.

— Écris donc ce rapport, lui dit-elle. Je te laisse le temps de réfléchir à ta revanche, en prime.

— Tu as parlé de pleine Lune. Dans treize jours, déjà ?

— Je ne mentais pas. Dans cette ville, à la pleine Lune, c'est tout ce que j'ai pu grappiller.

— Camelot n'est qu'à une journée de route. Je voudrais prévenir Arthur au plus vite.

— Mais il fait presque nuit. Vas-y demain matin.

— Je ne crains pas la nuit. J'ai de quoi me défendre, et les brigands sont rares par ici. Tu pourrais m'accompagner et rendre ton rapport en face d'Arthur.

— Je dois rester ici et me rendre dans la Rue du Forgeron pour trouver un certain Henry Curtis. Si elles se rendent compte que je n'y suis pas, tu peux dire adieu à ma couverture. J'irai dès ce soir.

Perceval pinça les lèvres sans rétorquer. S'il laissait Colleen seule ici, elle n'aurait aucune protection. Elle plissa les yeux et lui tapota le bout du nez du doigt.

— Ne me dis pas que tu t'inquiètes encore. Tu sais qu'au moindre faux pas, je fuirai en semant quelques cadavres derrière moi.

— J'ai peur que tu n'y laisses le tien, répondit-il avec un sérieux redoutable.

— Oh, allez, Percy. Tu me connais par cœur, il est normal que tu saches bloquer mes offensives. L'entraînement auquel tu me soumets n'aurait-il pas porté ses fruits ? Me juges-tu inapte à me défendre ?

— Il suffit d'un peu de malchance pour perdre la vie, Colleen. Tu n'as jamais rencontré de situation dans laquelle tu as dû en venir aux armes.

— Exact. Mon talent à la diplomatie ou la ruse m'a toujours évité cela. J'ai confiance en mes instincts. Avertis Arthur. Si les choses devaient mal tourner, je trouverai un moyen de vous joindre.

Peu convaincu, Perceval soupira toutefois et opina de la tête. Colleen, têtue et téméraire comme elle l'était, n'écouterait jamais ses mises en garde. Mais après tout, c'était de cette femme au courage inouï dont il était tombé amoureux, un an plus tôt.

— Reste prudente, commanda-t-il. Si tu penses que ta couverture est grillée, sors de là. C'est un ordre.

— Je les connais, tes ordres. Percy, ton inquiétude est touchante, mais devient déplacée. Fais un joli sourire et souhaite-moi bonne chance au lieu de m'ensevelir sous les mêmes conseils redondants.

Il fit ce qu'elle lui ordonnait et lui offrit son plus beau sourire avant de l'attraper pour l'embrasser avec passion. La jeune femme se détendit contre le torse puissant du guerrier du Cercle de la Table Ronde puis le repoussa brusquement, les joues roses mais le regard espiègle.

— Si tu veux la fin, tu ferais bien de te hâter de me revenir, guerrier. Salue les garçons de ma part.

Elle l'embrassa sur la joue avant de le contourner et de s'asseoir sur la chaise. Perceval la regarda une dernière fois avant de s'emparer de sa cape de voyage et de son glaive, posée sur le lit, et de sortir de la pièce.

Colleen s'en sortirait toute seule, se rassura-t-il. Elle l'avait toujours fait.

Elle n'avait jamais eu besoin de lui comme il avait besoin d'elle.


Notes de l'autrice 

¹ Coudée : 1, 143 mètre.
² Issu d'Equos, peut-être relié à epos, signifiant le cheval. Ici, ancêtre du mois d'avril.

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