✧ Prélude ✧

Quatre ans plus tôt

Le vent soufflait par-dessus l'herbe grasse du début de printemps. Balayant les contrées sauvages d'Avalon, dénuées de traces humaines, il faisait doucement onduler les crins des chevaux et portait les cris des oiseaux jusqu'aux bêtes des forêts. Ces terres giboyeuses, soumises aux pluies diluviennes et aux brumes impénétrables au petit matin, étaient les siennes depuis toujours : il en connaissait chaque recoin, en appréciait chaque facette. Les dieux avaient béni ce territoire, le rendant fertile et vivant : il demeurait sous sa protection, et s'il l'avait quitté autrefois, il reviendrait toujours chez lui, sachant qu'il existait dans l'immense monde un endroit hospitalier où il pourrait se reposer.

Tandis que, fièrement, il admirait le paysage, le cœur humble et léger, derrière lui, ses compagnons préféraient à la quiétude du voyage le plaisir des vives discussions.

- Alors, j'ai souri à la fille, elle était sûre que je la choisirais... Puis je me suis tourné vers l'autre et je lui ai dit : « Salut, ma jolie » !

Les guerriers éclatèrent de rire comme leur compère imitait l'expression de la pauvre demoiselle dont il se moquait. L'un des chevaux, effrayé par ses piaillements ridicules, fit une embardée qui manqua de justesse de désarçonner son cavalier. Les rires redoublèrent d'intensité et l'homme de tête, à l'écart de cette camaraderie, esquissa pour lui-même un léger sourire.

En d'autres circonstances, il aurait houspillé ses hommes pour qu'ils restent vigilants, mais à présent, pourquoi les empêcher de s'amuser ? Trevena n'était qu'à quelques lieues et ils avaient accompli leur mission. Ils revenaient au bercail, après des semaines de batailles acharnées livrées loin de leurs terres. Chacun d'eux avait de la famille ou des amis à revoir, dont ils n'avaient pas reçu de nouvelles des semaines durant. L'impatience et la joie se faisaient de plus en plus ressentir au fur et à mesure qu'ils s'approchaient de la cité principale d'Avalon.

De plus, le ravissement de la victoire continuait à leur faire tourner la tête. Bien qu'officiellement, ils se soient rendus dans l'est pour contrecarrer les offensives germaines, la vérité était toute autre. Ce n'était que quatre mois plus tôt qu'ils avaient appris la menace qui se préparait là-bas.

Des villages mis à feu et à sang, des villes entières massacrées sans but apparent autre que le goût de la violence, des champs agricoles ravagés par des torrents de glace, tout ceci était un signe clair et net que les banshees revenaient en force. Plus inquiétant encore, elles semblaient converger vers Avalon, lentement mais sûrement, en semant dans leur sillage des cadavres égorgés et des ruines calcinées. Il régnait sur la vallée d'Avalon et était par conséquent chargé de la protéger. Il en assumait la responsabilité, et même s'il était heureux d'avoir repoussé les banshees à la côte est, il redoutait d'avoir à les affronter à nouveau, potentiellement, cette fois sur son propre territoire.

Il chassa rapidement ces pensées de son esprit : ces événements reposaient sur des probabilités trop hasardeuses pour qu'il se perde en conjectures. Les batailles étaient temporairement terminées ; temporairement, car les banshees reviendraient, tôt ou tard. Pour le moment, la route était belle et le temps clément, et il n'y avait pas le moindre nuage à l'horizon. Tout se profilait à merveilles et il ne laisserait rien entacher sa tranquillité.

- Sire, tu devrais apprendre à ton frère le respect et la loyauté ! plaisanta l'un de ses compagnons, le visage barré d'une grimace mi-amusée, mi-consternée. On ne jette pas une fille pour courir dans les bras d'une autre !

Arthur se retourna sur sa selle et balaya rapidement du regard son frère, toujours occupé à faire rire de ses pitreries ses compagnons de voyage. Key Pendragon, tout comme lui, avait des cheveux blonds comme les blés qui ondoyaient entre les ravins d'Avalon, et quelques épis de barbe qui commençaient à lui couvrir le menton. Son regard vif et espiègle croisa celui de son aîné et il lui adressa un clin d'œil taquin. Arthur leva les yeux au ciel, habitué à ce comportement immature.

- Crois-moi, ce n'est pas faute d'avoir essayé, mais il a encore du mal avec le concept de respect...

Les guerriers s'esclaffèrent à nouveau, et cette inattention les perdit.

Sans avertissement, les chevaux se cabrèrent à l'unisson en hennissant de terreur. Les cavaliers furent tous jetés dans la poussière et les montures fuirent au grand galop sans qu'aucun des guerriers n'ait le temps de les retenir. Arthur accusa son atterrissage forcé, cambrant le dos pour dissiper la douleur. Il gémit et ferma les yeux le temps d'une seconde pour reprendre son souffle ; ses poumons avaient été vidés de leur air sous le choc.

Légèrement sonné, il se releva aussi vite que son vertige le lui permettait et tira son glaive de son fourreau. Au même moment, une demi-douzaine d'assaillants surgit des fourrés encadrant le chemin. Aucun n'était armé, toutefois, ils n'en avaient pas besoin pour tuer. Tous étaient des femmes relativement jeunes, et diaboliquement séduisantes. Elles portaient de longues robes noires semblables et impeccables, dont les manches couvraient jusqu'à leurs mains. Arthur raffermit sa prise sur son glaive, prêt à se battre. Le combat éclata sans pitié pour les guerriers encore étourdis par leur chute.

La peur disputait à l'incrédulité dans le camp des guerriers. Arthur n'aurait guère été étonné s'il s'était agi d'une bande de brigands tentant leur chance sur un groupe de voyageurs tel le leur ; même s'ils auraient été bien stupides à ne pas remarquer leurs armes. Cependant, que des banshees les attaquent à Avalon, si loin à l'ouest, à des lieues de leurs plus proches quartiers, était significatif : elles continuaient de progresser, sans craindre leurs représailles.

Arthur, mu par une férocité comme il en avait rarement été animé, affronta sa première adversaire. Les banshees étaient d'étranges femmes aux pouvoirs étranges qu'il connaissait encore mal. Il les savait capables d'ouvrir la terre ou de souffler de la glace.

Il bondit le premier, son glaive en avant, et frappa avec la vivacité du serpent. Son ennemie recula en sifflant et contre-attaqua en créant un gouffre sous ses pieds. Déséquilibré, Arthur se jeta sur le côté et se rétablit habilement, pour mieux lancer une nouvelle offensive. La banshee n'eut pas le temps de se défendre que la lame aiguisée d'Arthur transperçait sa gorge, libérant un flux de sang qui cascada sur le poitrail noir de sa tenue, la teignant d'un rouge violacé.

Une rapide analyse de la situation apprit à Arthur que ses frères d'armes maîtrisaient les ennemies. Bien qu'elles les dépassent en nombre, elles manquaient cruellement d'expérience. Leur présence ici n'avait aucun sens. Pourquoi les dirigeantes avaient-elles envoyé d'aussi exécrables soldates ?

Plongé dans sa réflexion, Arthur oublia la plus élémentaire prudence. Il pensait que les guerriers sauraient finir le travail seuls, que son aide n'était plus nécessaire ; c'était sans compter sur la banshee qui avait échappé à leur surveillance et qui s'était glissée dans son dos à son insu.

- Arthur ! hurla Key.

Brusquement déconcentré, Arthur fit volte-face, sa garde totalement ouverte. Il fit face à la banshee, au regard envoûtant, et resta cloué par sa proximité écrasante. L'idée de se protéger ne lui vint pas même à l'esprit.

Tout se déroula trop vite pour qu'il puisse réagir.

Arthur reconnut Key, brandissant son arme, alors que son jeune frère s'interposait entre la banshee et lui. Sa lame traversa la poitrine de son adversaire, faisant jaillir un flot de sang épais. La banshee mourut sans délai et s'effondra sans un bruit : en heurtant la terre, son corps devint poussière, ses cheveux se dispersant en filaments noirs que le vent emporta au loin. Il n'y eut aucune trace de son passage.

Arthur allait remercier Key, lorsqu'il chuta brusquement, terrassé par un mal inconnu. Son aîné le rattrapa de justesse et le serra contre lui, empli de terreur. Il comprit que la banshee avait eu le temps de lancer son sortilège, et que Key, dans toute sa vaillance, en avait fait les frais à sa place. Son cadet venait d'offrir sa vie afin de le protéger.

- Non, Key, implora-t-il en l'étendant à terre. Reste avec moi, je t'en prie.

Le combat cessa rapidement ; les guerriers se débarrassèrent des banshees restantes. Un silence de mort tomba sur la vallée, troué par intermittence par les mots murmurés par Arthur. Il déchira rapidement la chemise de Key afin d'inspecter son corps, sans pour autant remarquer la moindre blessure : la peau tendue de son ventre était lisse et rose, rien ne semblait anormal. Pourtant, Key perdait des couleurs de seconde en seconde, respirait difficilement, ses yeux se fermaient lentement, comme s'il luttait contre le sommeil.

Arthur aurait dû prendre ce sortilège à sa place. C'était lui qui était visé. Key était encore si jeune... Arthur posa ses mains sur ses joues, caressa ses cheveux d'une main tremblante :

- Reste avec moi, mon frère. Bats-toi, Key !

Ce dernier attrapa alors sa main. Ses yeux, d'un brun bien plus terne qu'auparavant, étincelèrent d'un dernier éclat d'espoir. Du mieux qu'il en était capable, il sourit et balbutia :

- Le concept de respect, je n'ai... je n'ai peut-être pas encore intégré, mais la l... loyauté, je maîtrise, n'est-ce pas ?

- Tu es le plus dévoué de tous, répondit Arthur à voix basse, torturé de l'intérieur par le combat qui déchirait Key. Le plus respectueux, le plus loyal. N'en doute jamais.

Il aurait tant voulu lui porter secours, mais il en était incapable. Key mourait à petit feu et Arthur ne pouvait qu'y assister, impuissant.

Son frère ferma les yeux, et la pression sur la main d'Arthur s'affaiblit.

- Promets-moi, chuchota-t-il si bas qu'Arthur dut se pencher pour l'entendre. Continue. Le Cercle...

- Key... Bats-toi avec moi, petit frère. Je t'en prie, bats-toi, Key.

Key s'accrocha à la main d'Arthur comme si elle était la seule ancre qui l'empêchait de partir à vau l'eau. Arthur l'aurait tenu ainsi pendant des années si cela avait permis à Key de rester en vie. Le cœur lourd de regrets et de mots tus, il ferma les yeux et conjura Sucellos¹, le dieu capable de donner la vie comme de la reprendre, d'accorder un répit à son frère. Il pria Taranis, dieu de la guerre, d'épargner ce valeureux guerrier. Il n'attendait pas de réponse ; il espérait que les dieux se montreraient miséricordieux. Key laissa échapper un soupir et Arthur rouvrit les yeux.

- Promets-moi, Arthur..., murmura faiblement celui-ci. Promets-moi... La mission doit être menée... jusqu'à la fin.

Arthur ferma les yeux. Il ne pouvait rien lui promettre. Il avait tant à lui dire... Il ne pouvait pas garder comme dernier souvenir de Key cet échange si grave.

- Jure-le, Arthur, répéta Key plus fort, le regard suppliant.

Arthur courba la tête et inspira abruptement.

- Je t'en fais le serment, chuchota le roi.

- Alors puisse les dieux te protéger, fit Key dans un souffle presque imperceptible, et les banshees feraient mieux de s'enfuir... loin de toi, mon frère...

La tête du guerrier roula sur le côté, inerte, et Key expira son dernier souffle d'air avec bravoure. La force quitta Arthur qui laissa glisser les doigts tièdes de Key hors de sa portée. Il contempla, à travers ce vide béant dans sa poitrine, le cadavre de son frère, de ce si beau garçon, du seul membre de sa famille. La rage et le chagrin le saisirent à la gorge.

- Réveille-toi, Key, je t'en supplie. Réveille-toi !

Il eut beau le secouer par les épaules, Key refusa de s'éveiller. Au fond de lui, Arthur savait qu'il était mort, mais il ne pouvait l'accepter. Key était encore si jeune, c'était à lui de le protéger, non l'inverse. Il était son aîné, son tuteur, son responsable ! De fureur, Arthur hurla en frappant le sol à côté du visage de son frère. Son incommensurable courroux n'avait d'égal que la peine inavouée au fond de son âme, et Arthur pria en silence pour celle de Key.

Maudites soient ces misérables enchanteresses ! Elles mourraient toutes jusqu'à la dernière pour payer le sacrifice de Key...


Notes de l'autrice

¹ Armé d'un maillet capable de tuer ou de ressusciter n'importe qui, ainsi que d'un tonnelet en symbole de prospérité, Sucellos est le dieu celte des forêts et de l'agriculture.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top