✧ Onze ✧

Arthur remonta de la cave, enfin un peu plus détendu. L'air dépité de Meredith ne lui avait pas échappé lorsqu'elle avait compris qu'elle était enfermée, ce qui le rassurait. À moins qu'elle ne joue la comédie, bien évidemment, elle n'était visiblement pas ravie de se retrouver dans cette cave miteuse, et son désenchantement était réconfortant.

Il déposa la torche dans une encoche à l'entrée de l'escalier et soupira. Il fallait aider Lance à décharger la charrette et s'occuper des chevaux. Arthur n'avait qu'une envie : s'effondrer dans un lit et dormir jusqu'au lendemain. Le voyage l'avait éreinté, mais il ne rechignerait pas à la tâche pour autant. D'un pas décidé, il gagna l'extérieur. Lance avait disparu avec les deux étalons. Arthur se dirigea donc vers la carriole, y grimpa agilement et attrapa une lanière pour balancer le premier sac par-dessus son épaule.

- Laisse, je m'en occupe, dit Lance en faisant irruption dans son dos.

Le guerrier venait des écuries, un petit bâtiment à l'arrière de la tour. Arthur descendit, la besace en main, et fronça les sourcils.

- Il y a beaucoup. Je peux te donner un coup de main.

- Je m'en sortirai seul. Tu dois être épuisé.

Arthur fut désarçonné par l'agressivité qu'il percevait dans la voix du guerrier.

- Tout comme toi.

- Je vais très bien. Je n'ai pas passé la nuit à courir dans la forêt, après tout.

Le chef du Cercle se rembrunit, comprenant enfin ce que signifiait cette agression verbale.

- J'ai fait ce qu'il fallait.

- Foutaises ! s'emporta Lance, qui n'était qu'une braise attendant un courant d'air pour s'enflammer. Tu as agi sans concertation, seul dans ton coin, comme tu agis depuis quatre ans, à présent. Réveille-toi, Arthur, par tous les dieux, tu étais seul contre cinq !

Ce dernier eut le sentiment que cette conversation n'avait pour seul but que de le réprimander.

- Tu n'as pas besoin de t'inquiéter pour moi.

- Parfait. À partir de maintenant, tu seras seul dans ta merde. Ne compte plus sur moi pour te suivre partout. Si tu as des problèmes, tu te débrouilles, clair ?

- Je ne t'ai jamais demandé ton aide, que je sache, rétorqua Arthur, acide.

- Alors ne commence pas à le faire, parce que j'en ai marre de réparer tes conneries, Arthur ! (Lance leva les yeux au ciel d'exaspération.) J'en ai marre de me faire du mouron à chaque fois que tu vas dans ton coin. Soit tu changes d'attitude, soit je ne veux plus être embarqué dans des embrouilles.

Lance lui arracha brusquement le sac des mains.

- Tu n'es plus digne du Cercle, conclut-il avec hargne.

Ce fut le mot de trop pour Arthur. Son humeur, déjà instable, vira au rouge. Il agrippa le col du guerrier, fou de rage.

- Tu te moques de moi !

Sans une hésitation, Lance lui envoya un coup de poing. Arthur tituba, étourdi et envahi par une douleur sourde qui lui brûlait la joue. Lance le saisit par la chemise.

- Écoute-moi. J'ai bien l'intention de demander ta place, temporairement, parce que dernièrement, tu ne fais que de la merde. Et je te la rendrai quand tu seras devenu un peu moins con. Tu as compris ? Tu as des choses à rectifier, je ne sais pas quels problèmes, mais c'est ton affaire, mon ami. En attendant, je prends la relève.

- Ose... tu n'as pas intérêt, Lance, je te jure que si tu me fais ça...

Lance le poussa en arrière et Arthur s'affala pathétiquement dans la charrette, pris de vertige.

- C'est pour le bien de tout le monde, répliqua le guerrier. Le tien y compris, mon vieux.

Arthur bouillait de colère. Les muscles tendus, il regarda Lance s'éloigner avec la besace et se releva rageusement. Il marcha vivement en direction des remparts, traversé de pensées assassines, sans prêter garde à sa vue brouillée, non par des larmes, mais par le choc.

Tout ce qu'il avait accompli était pour le Cercle et Lance avait le culot de le lui reprocher ! Des « problèmes » à régler... Il ne comprenait vraiment rien. Il ne suffisait pas de claquer des doigts pour résoudre ce genre d'ennui, bon sang ! Et si quatre ans n'avaient pas suffi, Arthur ignorait quel était le remède. Bien sûr qu'il savait qu'il était en train de se bousiller, mais il s'en fichait pas mal, à vrai dire. Il n'avait mis personne en danger, si ce n'était lui-même, il continuait de faire du bon travail au nom du Cercle. La mission de la veille avait été un succès incroyable, grâce à lui seul ! Qu'est-ce qui ne tournait pas rond chez Lance ?

- Merde ! hurla-t-il en serrant les poings.

Il alla jusqu'à la rivière qui coulait en contrebas et y entra ni une ni deux, trempant ses pieds jusqu'aux cuisses. L'eau était glaciale et le courant puissant, mais Arthur tint bon, les bottes crampées dans le lit de la rivière. Il plongea la tête dans l'eau fraîche et la brûlure du froid apaisa le torrent furieux qui s'agitait dans son esprit.

Il était fait. Il avait été trop loin et maintenant, il était fait. Il avait perdu la confiance des autres. Quel idiot il était !

Bien. Arthur préférait s'en vouloir à lui-même qu'à Lance. Après tout, la manœuvre de son meilleur ami était juste. Arthur lui en était même reconnaissant d'avoir osé le frapper dans le dos de cette façon. Peut-être était-ce exactement ce dont il avait besoin.

Encore plus épuisé que tout à l'heure, il rebroussa chemin et revint à la tour. Ce solide édifice, nommé la Tour Sud, avait été racheté par Merlin deux décennies auparavant, mais il ne l'utilisait guère. D'ailleurs, Arthur avait été plus que surpris en apercevant le vieil homme plus tôt. Il lui faudrait également demander à Lance la raison de sa présence ; généralement, ils ne voyaient guère Merlin dans ses domaines. Le vieux conseiller dissimulait la clé de ses propriétés dans des cachettes qu'Arthur avait appris à repérer. Il devait se passer quelque chose de grave pour que Le Merle s'affiche aussi imprudemment.

Oui, il devrait le lui demander, mais pas avant d'avoir dormi et laissé son ami digérer sa colère. Ils en avaient tous les deux besoin.

Arthur revint à la Tour Sud et s'empressa de gravir les deux étages le séparant de ses appartements. Ce n'était pas la première fois qu'il logeait ici et connaissait les lieux de haut en bas. Il y avait ses petites habitudes. Une fois dans la chambre qu'il avait coutume d'occuper, il ôta son glaive, le déposa au coin du lit avec ses bottes dans la foulée, et s'effondra sans chichis sur le matelas poussiéreux.

Il se réveilla, considérablement reposé, tandis que la pluie tombait sur le domaine. Au raffut qu'il entendait plus haut, où se trouvait notamment un salon et une salle d'armes, il devina que tous les guerriers étaient arrivés à la Tour Sud. À travers la fenêtre, il devina qu'il s'agissait d'une matinée. Il se leva, envisagea de vérifier que Meredith était toujours dans les cachots, puis décida à contrecœur de monter en premier. Il se demanda si Lance avait déjà mis à exécution sa proposition de prendre la succession temporaire d'Arthur à la tête du Cercle.

Il n'avait pas envie de le savoir tout de suite. Il se rendit à la salle d'armes, où des chocs métalliques lui apprirent que plusieurs guerriers s'y livraient à des entraînements. En effet, Karo, Owen et Melgan s'y trouvaient. Seuls les deux premiers combattaient, Melgan regardait son petit frère adoptif se faire mettre une dérouillée par Karo. Ce dernier s'était improvisé enseignant du combat au glaive d'Owen et Galahad, les deux plus jeunes et inexpérimentés du groupe en cette matière. Si Galahad était un élève pitoyable de par son manque de motivation, Owen, en revanche, avait le feu du combat dans le sang. Arthur l'observa attaquer, feinter et parer avec une dextérité croissante. Grâce aux conseils avisés de Karo, il ne tarderait pas à atteindre un excellent niveau. À demi-caché à l'entrée de l'escalier, Arthur suivit attentivement ses mouvements du regard.

- Ta garde, avertit Karo. Elle est trop ouverte.

- Si je me concentre sur ma garde, mes pieds et tes conseils en même temps, je m'y perds, grommela Owen qui rectifia sa position.

- Ça fait partie des compétences qu'il te reste à acquérir : avoir une vision de périphérie en gardant tes gestes coordonnés. Pour le reste, tu t'en sors bien, Owen.

Quelques minutes plus tard, Karo décida de mettre fin au combat en saisissant la première erreur d'Owen pour l'acculer. La pointe du glaive sous la gorge, le jeune homme lâcha son arme en jurant. Melgan s'approcha du duo.

- Tu es épuisé, Owen ? se moqua-t-il gentiment en avisant le front luisant d'une pellicule de sueur de son frère.

- Ouais, je suis crevé, haleta ce dernier. Wild m'a déjà fait tourner en bourrique ce matin.

- Il ne t'apprécie peut-être pas, fit remarquer Melgan, mais visiblement, il apprécie encore moins quand tu l'abandonnes à lui-même.

En effet, Owen évitait d'emmener Wild en mission avec lui. Il le laissait alors en liberté. Wild n'avait aucun mal à se nourrir seul, mais répugnait à être seul, tout comme les contacts physiques le rebutaient.

Karo s'éloigna des deux frères pour leur laisser un peu d'intimité et alla déposer son glaive sur le banc le plus proche. Puis il se tourna naturellement vers Arthur, comme s'il savait depuis longtemps qu'il était observé. Cela n'étonnait nullement Arthur ; Karo était talentueux pour remarquer les infimes détails. Il attendit que le guerrier le rejoigne pour le saluer.

- Bien dormi ? fit remarquer celui-ci.

- Assez. Vous n'avez pas eu d'ennuis au poste avant Aberteifi ?

- Non. Lance nous a expliqué tes mésaventures. Tu es allé voir Meredith ?

- Pas depuis mon réveil. Lance a-t-il parlé d'autre chose ?

Karo l'observa très attentivement.

- Si tu te demandes s'il nous a parlé de son envie de te remplacer, alors oui, nous sommes au courant. Rien n'a encore été décidé.

Arthur pinça les lèvres et hocha la tête. Karo avisa son pantalon encore trempé sans commenter.

- Honnêtement, Arthur, je pense qu'il a raison. Cela fait trop longtemps que tu te concentres uniquement sur le Cercle. Prends un peu de temps pour toi et reviens-nous en pleine forme.

- Tu oublies la banshee.

- Nous saurons la gérer. Nous sommes neuf contre elle.

Arthur nota avec rancœur qu'il ne faisait pas partie des neuf.

- Je ne partirai pas. Je n'ai rien à faire ailleurs. Le Cercle est tout ce qu'il me reste.

- Et tu lui fais du mal.

Arthur soutint longuement le regard impassible de Karo. Il fit de son mieux pour faire taire sa colère, qui surgissait à la première occasion. Il n'affaiblissait pas le Cercle, il en augmentait le pouvoir. Oui, se rendre seul dans cette forêt la nuit dernière était un risque, mais un risque considéré et pris en toute connaissance de cause. Le résultat en était probant et réjouissant, et le Cercle avait désormais les pleins pouvoirs sur l'une des têtes pensantes du clan des banshees. Pourquoi les guerriers s'entêtaient-ils à ne lui rappeler que les mauvais côtés de la pièce ?

- Compris, lâcha-t-il sèchement.

Il fit volte-face et descendit vers le sous-sol, heureusement sans croiser personne. Chacun des guerriers semblait prêt à lui faire la morale, à leur manière, mais Arthur avait sa fierté. Il avait compris qu'il n'était plus le bienvenu dans le Cercle. Quelle ironie ! Il était le seul qui avait permis à ce que tous ces hommes soient rassemblés et aujourd'hui, ils le chassaient sans sourciller. Il se sentait vexé, exaspéré, mais plus encore trahi.

Glaive en main, il saisit la torche qu'il avait laissée près de l'escalier et qui brûlait toujours et dévala les quelques marches qui le séparaient des geôles de la cave. Meredith s'y trouvait bel et bien, allongée sur une couchette qu'elle avait fini par trouver en palpant les recoins de sa prison. La banshee était la seule qui ne poserait pas de questions, la seule qui ne connaissait rien de lui et de ses défauts, la seule qui n'oserait pas les lui jeter en pleine figure... Arthur entendait bien en profiter. Elle se redressa paresseusement à son approche.

- La pause est finie, gronda-t-il.

Il déposa le flambeau dans une alcôve et se tourna vers Meredith. Son visage illuminé par la flamme lui rappela l'événement de la veille au soir, à côté du feu.

- J'ai soif, murmura Meredith à voix basse, évitant son regard.

- Tu auras à boire après.

- Non. Maintenant, ou je ne parle pas.

- Peut-être que ceci pourra te convaincre ?

Il brandit sa lame et Meredith leva les yeux. Ils brillaient de colère.

- J'ai soif, répéta-t-elle avec obstination.

Arthur n'avait pas la patience d'écouter ses caprices.

- Ces grêlons que vous aviez mises en place à Newydd Emlyn pour vous protéger, commença-t-il. De quoi s'agit-il ?

- De magie.

- Mais encore ? ironisa-t-il.

- Ma gorge est trop sèche, chuchota-t-elle.

Arthur céda avec irritation. Il détacha l'outre qui pendait à sa ceinture et la jeta entre deux barreaux.

- Bois donc !

Meredith se jeta sur la gourde et la vida en trois gorgées. Elle en aspira les dernières gouttes avant de la rendre à Arthur, qui tendait la main en guise d'ordre.

- Ces « grêlons » sont fabriqués grâce à la pluie, répondit-elle finalement. Je suppose que tu n'ignores pas notre capacité à souffler de la glace. Nous pouvons la manipuler à notre guise.

- De la pluie et de la glace, répéta Arthur.

Cela ne l'étonnait pas tant que ça, tout compte fait. Les banshees parvenaient toujours à tirer parti des éléments autour d'elle. Cette prise de conscience le poussa à redoubler de méfiance.

- Je ne peux pas en créer ici, répondit Meredith, devinant ses pensées. Il y a trop peu d'eau pour qu'elle me soit utile.

Il se pencha vers elle jusqu'à se retrouver collé aux barreaux frais et humides.

- Tu avais autant d'eau que tu le désirais au dehors. Tu aurais pu me tuer mille fois si tu l'avais voulu. Pourquoi suis-je encore en vie ?

- Contrairement à ce que tu penses certainement, je ne ressens aucun plaisir à tuer.

- Peu importe le plaisir que tu en retires ou non. Il s'agit de ta sécurité. Tu as les moyens de t'enfuir, j'en reste persuadé. Mais pourquoi ne fais-tu rien ?

- Si je te disais que je ne pouvais pas, tu ne me croirais pas.

- Tâche d'être convaincante.

Il l'observa attentivement. Les joues rougies de colère, le regard déterminé, elle se planta devant lui. Il sut apprécier sa bravoure à sa juste valeur. Meredith n'était pas une lâche, contrairement à ses congénères. Ça lui plaisait.

- J'aurais pu te tuer en quelques secondes sans que personne n'en sache rien, dit-elle rudement, si tu n'étais pas complètement immunisé à chaque forme de ma magie.

- Chaque forme ?

Elle leva les yeux au ciel.

- Et dire que vous parvenez à nous mener la vie dure sans même savoir quelle est notre magie. Notre souffle est de glace, nous pouvons ouvrir la terre ou rendre vos esprits fous. Cela te rappelle-t-il quelque chose ?

- Qu'ont tous ces pouvoirs en commun ?

Meredith l'observa attentivement.

- Vraiment ? Tu ne sais pas ?

- Puisque je te le demande, siffla-t-il, agacé.

Meredith ferma les yeux.

- Dans notre clan, on raconte que la première banshee aurait reçu ses pouvoirs de Ceridwen elle-même, des années plus tôt.

Arthur médita ces mots quelques instants. Ceridwen était une puissante magicienne qui contrôlait la mort. Le froid qui s'empare des corps lorsque la vie les quittait, la terre qui accueillait leur chair, les sentiments que suscitent la perte d'un proche étaient ses terrains de jeux. L'origine de la magie des banshees venait d'être percée à jour... et jamais il n'aurait supposé cela. Ainsi, les banshees étaient nées de la main de Ceridwen, une déesse qu'il ne valait mieux pas offenser.

Arthur était le premier homme à l'apprendre.

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