Souvenir 3.

                 La soirée battait son plein et Harry avait définitivement trop bu. Il ne tenait plus très droit et ses jambes flageolaient à chaque pas qu'il faisait. L'alcool coulait dans ses veines, il avait descendu trop de verres pour pouvoir les compter et goûté à un joint qu'un garçon lui avait proposé. Mais le goût et l'odeur l'avaient fait tousser pendant presque une demi-heure.

Harry n'avait eu aucune invitation. C'était une grande fête organisée par deux garçons du lycée, afin de célébrer la fin de l'année et des révisions. Tout le monde était le bienvenu. Au départ, Harry n'avait pas l'intention d'y aller. Mais, son frère était rentré d'une sortie avec des amis, Gabriel lui avait fait la misère toute la semaine. Alors, afin de passer quelques heures loin de lui, Harry avait prétexté devoir se rendre à une soirée.

Après avoir atteint sa majorité, Gabriel était parti vivre chez son père. A plusieurs kilomètres d'ici. Mais il revenait parfois le week-end, surtout pour voir ses amis de lycée. Peut-être aussi sa ou ses copines, Harry ne savait pas vraiment si elles l'étaient. Mais il avait plusieurs fois vu, depuis la fenêtre de sa chambre, Gabriel embrasser des filles différentes à chaque fois en sortant de la maison. Une maison qui n'était même plus la sienne. Et quand il revenait, c'était Harry qui ne se sentait plus chez lui.

Harry s'était retrouvé au milieu de visages plus ou moins inconnus. Rares étaient les adolescents qui n'étaient pas déjà ivres à son arrivée. Une fille l'avait guidé vers le bar et tendu un verre de bière. Ce fut ainsi qu'Harry se retrouva à remplir des verres, les vider et observer les étoiles dans le jardin en ayant l'impression que tout tournait.

La musique battait dans ses oreilles, faisait trembler son cœur. Il n'avait pas prononcé un seul mot de la soirée. Quelques personnes l'avaient approché, mais ne s'étaient pas embêté à lui faire la conversation. La plupart lui avaient simplement demandé un briquet pour fumer ou de passer un verre.

Quand les hauts de cœur commençaient à se faire ressentir, il s'était appuyé contre un mur pour reprendre son souffle. Son gobelet en plastique presque vide à la main. Une fille était venue le voir et était encore moins sobre qu'Harry. Elle lui avait dis qu'elle devait l'embrasser pour un jeu, qu'elle faisait plus loin avec ses amis. Harry avait haussé les épaules, elle s'était presque affalé contre lui. Sa bouche était collante et humide. Sa langue avait le goût du rhum et de la menthe. Ce baiser n'avait rien d'agréable, elle embrassait trop vite et trop langoureusement.

Harry l'avait repoussé et s'était penché pour vomir à côté. Après avoir poussé un bruit de dégoût, elle s'éloigna l'air de rien. Il s'adossa contre un lourd pot de plante, ressuya sa bouche et sortit son portable de sa poche. Il était venu à pied, vingt minutes de marche. Mais il ne pouvait pas faire le chemin retour dans ces conditions.

Il envoya un message à sa mère et elle lui répondit dans la minute qui suivit qu'elle se mettait en route. Après avoir poussé un soupir, Harry se redressa. Il ramena son verre presque vide sur la table où d'autres traînaient. Son corps fut bousculer par celui d'un garçon, qui ne tenait plus très droit, et une partie de sa bière se renversa sur le tee-shirt d'Harry. L'autre n'eut même pas l'idée de s'excuser, il reprit son chemin l'air de rien en riant.

Harry attendit. Longtemps. Dehors. Devant la maison. C'était la fin de l'été, mais la chaleur était toujours présente, écrasante. Les cours reprenaient bientôt, Harry n'avait aucune envie d'entrer dans un nouveau monde. De rencontrer de nouvelles personnes. Il était mieux chez lui. Avec ses livres, sa musique, ses carnets pour écrire. Il était mieux seul. Harry ne voulait que sa mère avec lui.

Sa tête lui tournait, il la leva vers le ciel étoilé de la nuit. Les astres semblaient plus brillants encore. Peut-être même qu'ils bougeaient un peu. Harry ne savait pas trop, l'alcool lui faisait certainement voir des choses. Il s'appuya contre le poteau derrière lui et soupira.

Entre deux, il consultait son portable. Quand les vingt minutes furent passées, il envoya un message à sa mère. Et il attendit encore. Aucune réponse. Une demi-heure, il commençait réellement à s'inquiéter, la route en voiture n'était pas censée être aussi longue.

Quelques jeunes sortirent de la maison, eux aussi, en riant. Ils reprenaient la route, bras-dessus bras-dessous en tanguant sous l'effet de l'alcool. Harry les regardait s'éloigner. Lui aussi voulait rentrer. Il regardait son téléphone toute les minutes, tapait nerveusement du pied.

Au bout de plus d'une heure, une voiture qui lui semblait familière remontait la rue et s'arrêta devant lui. Mais ce n'était pas Anne au volant. Harry ravala sa salive, se redressa. Gabriel lui lança un regard mauvais depuis sa vitre baissée et lui fit un signe de tête pour lui dire de monter. Même s'il aurait préférer rentrer à pieds qu'avec lui, le plus jeune des frères monta du côté passager. L'autre n'attendit même pas qu'il soit attaché pour démarrer.

A l'intérieur de la voiture, l'odeur de la cigarette lui montait à la tête. Gabriel conduisait en silence, Harry n'osait pas ouvrir la bouche. Ce fut seulement quand il remarqua qu'ils ne prenaient pas la route de la maison, qu'il demanda tout bas :

Où on va ?

Aucune réponse. Il regarda Gabriel du coin de l'oeil, ses doigts se serrer autour du volant jusqu'à ce que ses jointures en deviennent presque blanches. Tout son corps était tendu. A un feu rouge, il prit son paquet de cigarettes sur le tableau de bord, son briquet et en alluma une. Il recrachait la fumée devant lui, pas vers la vitre baissée.

Harry détournait la tête vers la sienne. Gabriel savait qu'il ne supportait pas l'odeur de la cigarette, que ça le faisait tousser. Mais pour autant, il n'avait jamais arrêté. Chaque occasion était bonne pour fumer juste sous son nez.

Tout en essayant de respirer autre chose que le tabac, Harry serra les dents et questionna :

Où est maman ?

Gabriel ne répondit pas tout de suite. Il conduisait d'une main, l'autre portait sa cigarette à ses lèvres ou se reposait contre la portière. Au fond de lui, Harry essayait de ne pas s'inquiéter. Son regard se perdait au milieu du paysage inconnu et désert de la nuit.

Finalement, la voix de son frère résonna à ses oreilles. Et Harry aurait préféré n'avoir aucune réponse.

Elle est à l'hôpital.

Une boule se forma dans sa gorge, il se redressa d'un coup et tourna son visage vers son grand-frère. Son visage cerné par la fatigue, attaqué par l'alcool et l'absence de toute trace de joie chez lui.

La respiration d'Harry se coupa, il sentait son rythme cardiaque s'affoler, ses mains trembler. Il ne pouvait pas faire une crise, pas maintenant. Il devait rester calme.

Q... Quoi ?

T'es sourd en plus d'être muet aussi ? Je te l'ai dis, elle est à l'hôpital. De ta faute !

Sa faute... Harry avait du mal à comprendre. La peur s'infiltrait dans ses veines, l'empêchait presque de respirer. Il serra ses doigts sur sa cuisse afin d'éviter les tremblements. Mais tout à l'intérieur de lui se retournait.

Gabriel tira une bouffée de sa cigarette, tourna sa tête vers lui et recracha la fumée à son visage. Harry n'avait même plus le courage de détourner le visage. L'angoisse l'empêchait de penser. Son frère lui lança un regard de travers puis se concentra à nouveau sur la route.

Ouais, c'est de ta faute petit con ! Elle voulait venir te chercher rapidement, parce qu'elle savait que cette fête n'était pas une bonne idée. Qu'est-ce qu'elle imaginait ? Bien sûr que c'est pas ton genre de truc, t'as pas d'amis et t'es juste un pauvre asocial. Ça m'a bien fait rire de te voir aller là-bas, dit-il en laissant échapper un rire jaune. Bref, elle voulait se dépêcher et elle a eu un accident de voiture sur la route.

Le cœur d'Harry ne fit qu'un tour dans sa poitrine, il avait envie de vomir et pleurer en même temps. Tout oublier. Ce n'était peut-être qu'un mauvais rêve, un cauchemar dont il allait se réveiller. Mais il avait beau se pincer la cuisse aussi fort qu'il le pouvait, il était toujours la voiture avec son frère. Il était toujours à moitié ivre et le cœur au bord des lèvres.

Une panique totale s'emparait de lui. Les mots de Gabriel tournaient dans sa tête. Un accident de voiture. De sa faute. A l'hôpital. L'envie d'hurler à s'en arracher les poumons, de pleurer jusqu'à ne plus avoir aucune larme, ne plus rien ressentir. Le monde entier s'écroulait sous ses pieds.

Un goût amer lui montait en travers de la gorge, lui bloquait la respiration. Les larmes commençaient à lui obstruer la vue. Il n'était même plus question de se calmer. C'était impossible.

--Elle est partie, l'hôpital m'a appelé presque quarante minutes après pour me l'annoncer. Bloc opératoire, coma, tout ce bordel. Je suis venu te chercher parce que sinon je savais qu'elle allait faire une scène en se réveillant. Et le pire, il secoue la tête en se retenant de rire, le pire c'est qu'elle t'en voudra jamais, alors que c'est entièrement de ta faute de si elle se trouve là-bas ! T'es fier de toi hein ? Son merveilleux fils, il l'envoie à l'hôpital mais elle le voit toujours comme un vrai petit ange... Elle a toujours été aveugle de toute façon, elle a jamais su voir que t'étais qu'un pauvre type.

Harry serrait les dents, ravalait ses sanglots. Gabriel n'aurait pas le droit à ses larmes ou sa colère. Pas ce soir. Il ne ramènera pas ce moment à sa propre personne. Mais Harry assumait, il le savait que c'était de sa faute. Parce que sa mère avait voulu venir le chercher rapidement. Parce qu'il ne se sentait pas à sa place à cette fête, au milieu d'inconnus.

Alors, il resta muet jusqu'à ce que Gabriel se gare sur le parking de l'hôpital. Ils descendirent à deux, Harry marchait rapidement. Il courait presque, à bout de souffle. Sa vue était trouble, il ne savait pas si c'était à cause de l'alcool, des larmes ou de la peur.

Gabriel donna son nom de famille à l'accueil et expliqua qu'ils étaient venus pour voir leur mère. Elle avait été prise en charge presque tout de suite après son arrivée. L'hôtesse d'accueil leur fit signe de patienter dans une salle à côté.

Harry y entra en silence, Gabriel sortit pour aller fumer devant la bâtiment. Harry prit place sur un fauteuil près de la porte ouverte. C'était l'été, mais il avait froid. La peur lui glaçait les os. Sa jambe tremblait toute seule, il enfonçait ses doigts dans sa peau et regardait autour de lui.

Un homme était assis dans une chaise, un petit garçon à ses côtés. Ils semblaient presque aussi anxieux qu'Harry. Une femme aussi, au bout de la même rangée de siège que lui, les yeux baissées vers son téléphone.

L'attente sembla interminable. Plus les minutes défilaient, plus Harry sentait son cœur se décrocher de sa poitrine. Gabriel revint finalement, les cheveux en bataille et le visage fermé, dur. Il ne semblait pas triste, ou apeuré. Comme si tout était normal.

Un médecin en blouse blanche entra dans la salle, Harry eut une once d'espoir. Mais il leva les yeux de son calepin et s'adressa à la femme. Son mari venait apparemment de sortir de son opération et elle pouvait aller le voir. Elle se leva sans attendre, salua les autres personnes dans la pièce.

Harry aurait aimé être à sa place, savoir sa mère saine et sauve. Gabriel lisait un magazine qui traînait sur une table basse avec d'autres. Feuilletait naturellement les pages. Harry avait une envie dévastatrice de lui hurler dessus, mais il préférait crier à l'intérieur. Se rebeller contre son frère à un moment pareil n'était définitivement pas une bonne idée. Gabriel aurait été tout à fait capable de faire une scène au milieu de l'hôpital et l'empêcher ensuite de voir Anne.

Alors, il attendait en silence. Il se concentrait sur les battements douloureux de son cœur, sa respiration lente et à peine supportable.

Ce ne fut qu'au bout d'une longue demi-heure que le même médecin revint, son visage était neutre et il tourna son regard vers les deux frères.

Messieurs Styles ?

Harry se leva, il avait l'impression de pouvoir tomber à tout moment. Gabriel posa son magazine nonchalamment sur la table basse, mais resta assit. Au bout d'un moment, Harry avait arrêté de faire attention à lui, à son comportement indécent.

Je suis le docteur en charge de votre mère... pouvez-vous me suivre s'il vous plaît ?

Il jeta un regard dans la pièce, derrière eux, vers l'homme avec son fils. Harry ravala sa salive de travers, la gorge nouée et sèche. Gabriel fut obligé de se lever et ils rejoignirent le médecin dans le couloir. Harry tirait nerveusement ses doigts entre eux.

Le médecin baissa les yeux vers son calepin, releva la tête vers les deux jeunes hommes. Il prit une inspiration, retira ses petites lunettes rondes. Il devait être âgé de presque cinquante ans, une petite barbe grisonnante lui couvrait le menton. Harry aurait voulu pouvoir lire directement son regard.

Nous avons pris votre mère en bloc immédiatement, son cas était critique elle... Ses pieds étaient coincés dans la voiture, repliée à l'avant sous le choc de la collision. De plus, elle a reçu un grave coup à la tête. L'avant de son crâne a cogné contre le volant, malgré l'airbag. Elle a aussi dû subir un choc traumatique, qui l'a plongé dans une sorte de coma.

Comment va-t-elle ?

Gabriel posa la question de façon détachée. Harry avait l'impression d'être dans un état second, de vivre en dehors de son propre corps. Tous ses membres tremblaient, il ne savait plus calmer les battements de son cœur ni reprendre sa respiration.

Les secondes qui défilaient entre les mots, les réponses, étaient intenables, éternelles. Harry ne supportait plus d'attendre, il se sentait déjà exploser à l'intérieur.

Elle est...

L'homme soupira, secoua doucement la tête. Semblait chercher ses mots. Les sourcils d'Harry se fronçait, mais il savait.

Il savait avant même que le médecin ne se mette à parler.

Il savait avant même que les mots ne lui tombe dessus comme un violent coup de massue.

Elle n'a pas survécu à l'opération messieurs, je suis désolé... Nous avons tenté de la réanimer, mais elle n'a plus aucune pulsion cardiaque, ni de souffle. Elle a certainement dû nous quitter pendant l'intervention, ce sont des choses très délicates et même notre meilleur chirurgien n'a pas pu la sauver. Le choc a été trop violent et soudain, elle a perdu beaucoup de sang au niveau de la tête et des jambes, son abdomen a été gravement compressé ainsi que sa poitrine... je suis navré, ce ne sont pas des choses que j'aime annoncer croyez-moi, je...

Harry n'écoutait plus, les bruits devenaient lointain. Les larmes s'étaient mises à couler sur ses joues, il ne parvenait plus à reprendre son souffle ou entendre son cœur battre. Il voulait qu'il s'arrête de taper à l'intérieur de sa poitrine, il voulait rejoindre sa mère.

Une vie sans elle n'était pas envisageable. Il ne pouvait pas continuer sans Anne. Il en était incapable. C'était elle, sa seule raison de vivre. Et si elle n'était plus là, alors pourquoi rester ? Pour qui ? Il refusait de continuer à exister dans un monde où sa mère n'était plus là, par sa faute.

Elle était sa seule famille restante, la seule personne qui ne le voyait pas comme un étranger, un monstre, un incapable, un fou, un bon à rien. Elle avait toujours cru en lui, elle l'avait toujours aimé, chéri, serré dans ses bras chauds. Elle n'avait jamais douté de son fils, elle s'était occupé de lui comme une mère aimante le ferait. Elle avait été la seule à le porter dans son cœur, et Harry n'avait jamais aimé personne d'autre qu'elle aussi fort.

Alors, savoir qu'elle n'était plus là, qu'elle était morte, c'était le tuer lui aussi. A l'intérieur, il sentait que tout ce qui était déjà brisé venait de périr. Il n'y avait plus rien de vivant.

Harry n'entendait plus rien, il fit quelques pas en arrière, s'écroula en larmes. Il ne vit pas le regard de travers que lui adressa son frère, ni le médecin qui se précipita vers lui pour prévenir la chute. Son corps avait déjà retrouvé le sol froid. Ce n'était pas la première fois qu'il sombrait, mais la collision n'avait jamais été si douloureuse.

Les larmes trempaient ses joues, il tremblait, il suffoquait, il mourrait à petit feu, il répétait qu'il voulait la voir, qu'ils mentaient, qu'elle ne pouvait pas être morte. Et, il ne s'entendait même pas crier d'une voix anéantie par le chagrin : maman.

Le monde entier s'écroulait sous ses pieds, et il tombait avec.

Il l'avait toujours su, que rien ne s'arrangerait. Sa mère avait au moins eu volonté d'y croire.

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