Ma chère Lyreai,

Je m'adresse à toi, mon moi d'autrefois, avec une plume empreinte de souvenirs et de regrets. Parmi les multiples secrets et arts que j'ai acquis au cours de ma courte existence, il en est un que j'ai ardemment désiré maîtriser : celui de jouer avec le temps, de le manipuler et de le soumettre à ma volonté. Hélas, cet art ne m'a jamais été attribué, et je me retrouve maintenant vieillie et ridée, dépouillée de ma jeunesse.

Je contemple souvent mes mains, qui sont étrangement liées à mon corps, mais qui m'échappent. Elles gardent en elles les souvenirs rigoureux d'une autre époque, mais il y a bien des années que je n'ai pas osé affronter mon reflet dans un miroir. La réalité qu'il me renverrait serait trop puissante et accablante pour mon cœur qui bat à peine.

Je fus toi, et je le suis encore, mais à quel degré ? La vieillesse, cet affreux fardeau, emporte tout sur son passage, jusqu'à l'essence même de notre être. Le corps se détériore, la mémoire s'évanouit. J'ai la certitude d'avoir oublié à deux reprises des événements que j'ai vécus. Cependant, malgré les aléas du temps, certaines bribes de souvenirs restent ancrées en moi, résistant aux assauts des vents et des marées.

Ces souvenirs d'autrefois, ces contrées où j'ai grandi et que j'avais cru aimer, que j'ai fini par renier dès la première occasion. Il est honteux de l'admettre, mais à l'époque, je trouvais toujours des excuses pour mes choix, et cela fonctionnait à merveille.

Je me souviens de toi, de moi, lorsque nous avons pénétré les portes de Rome en tant que jeune fille naïve, la tête haute, aspirant à rivaliser avec les plus éminents Romains. Mais tu as rapidement réprimé tes rêves et tes aspirations de grandeur, te laissant emporter au-delà de ce que tu pensais possible. Je ne m'étendrai pas davantage sur ces souvenirs. Les premières années, les premiers pas à Rome furent synonymes de confusion, de douleur et surtout de soumission. Ta voix ne portait guère loin. Grincheuse et naïve, tu te dépouillais aussitôt qu'on te le demandait, croyant que tu n'avais pas le choix. Je ne te blâme pas, car cela fait partie de toi, de moi, une étape nécessaire, une leçon que je me répète encore aujourd'hui.

Si je t'écris aujourd'hui, depuis ce lieu lointain où je me trouve, sur une petite île qui a été le refuge de mon exil depuis cinq longues années, je l'ai compté jour après jour, minute après minute. Je me rends compte que finalement, je n'ai rien à te dire. J'avais des conseils à te prodiguer avant de commencer cette lettre, mais mes yeux me piquent, la nuit tombe, et je réalise le ridicule de la situation. Demain matin, je brûlerai sans doute ce bout de parchemin. Car comment pourrais-je te dire de changer et de suivre d'autres pas que ceux que j'ai empruntés ? Si tel était le cas, je ne serais pas en train d'écrire cette mascarade aujourd'hui. Mon esprit s'use réellement.

J'ai beaucoup de regrets, je voulais simplement t'écrire dans l'espoir de t'épargner certains d'entre eux, mais c'est une entreprise futile et dénuée de sens. Tu feras tes propres erreurs, avec la certitude d'emprunter le chemin qui te convient le mieux.

Méfie-toi, mon enfant, des autres. Tes cheveux tomberont, le sang coulera, la nuit tombera et la pluie effacera les traces.

Gare à toi ! La magie, cette affreuse puissance qui te donnera des ailes ! Méfie-toi du pouvoir qui pulsait dans tes veines ! Méfie-toi de ceux qui te flatteront et dont les mots monteront à ta tête ! Méfie-toi de la cruauté et du mal ! Gare à toi.

Mon heure ici a sonné, je ne quitte pas la vie, mais mon exil. Demain, je prendrai le chemin du rivage, je rentrerai à Rome, ma ville, ma cité, l'autre partie de moi, la patrie au-delà du lien du sang.

Que cette lettre te parvienne comme un écho des années futures, un avertissement teinté de tristesse, de mélancolie et de regrets. Puisses-tu, ma chère jeune moi, trouver la force et la sagesse nécessaires pour tracer ton propre destin, sans te perdre en chemin.

Avec tout mon amour et mes regrets,

Lyreai, ton moi vieilli