Quand le Fardeau du Retour s'Impose


Flora, ramène-moi vers ma terre natale. Retire-moi de ces châteaux somptueux. Emporte-moi vers les vastes étendues de ma patrie. Les senteurs, les échos et la caresse de mon sol m'ont longtemps échappé.




Lyreai éprouvait une profonde honte face à sa situation. Le lendemain matin, elle se réveilla, n'ayant pas vraiment dormi à cause des cauchemars qui la hantaient.

Le premier d'entre eux la plaçait toujours aux côtés d'Amarante, dans les bains publics, comme si c'était une sorte de rituel incontournable, un prélude nécessaire à ceux qui suivraient. Par la suite, une série de rêves déconcertant et dépourvus de sens s'insinuaient dans son esprit, prolongeant ses nuits blanches, accentuant son épuisement et nourrissant sa folie.

Les cauchemars suivants se mélangeaient sans ordre précis. Par moments, Lyreai se trouvait à errer sans fin à travers une forêt dense, peuplée d'arbres qui semblaient parler et chanter. Bien qu'elle ne comprenne pas leur langage ni le sens de leurs chants, elle se laissait emporter par leur frénésie, se mettant à danser et tournoyer au rythme de leurs mélodies inconnues.

D'autres fois, elle se retrouvait au sommet d'une falaise, se jetant délibérément dans le vide, seulement pour revenir aussitôt et se relancer. Ces rêves épuisaient son cœur, la laissant à la fois épuisée dans le rêve et dans la réalité. À l'aube de ses seize printemps, Lyreai portait en elle le cœur de quatre-vingts ans de vie, faible, lourd et douloureux.

Les cauchemars les plus douloureux la plaçaient en pleine forêt, occupée à couper du bois, sans s'arrêter même lorsqu'il n'y avait plus de bois à abattre, allant jusqu'à se couper les doigts et les bras, des plus gros morceaux jusqu'au plus petits. Lyreai était spectatrice de sa propre douleur et de ses cris, mais elle était incapable de mettre fin à ce carnage.

La raison et la foi ont toujours été en conflit, mais dès que l'une vacillait, l'autre attirait le sommet.

Lyreai, n'ayant plus foi en sa lucidité ni en sa raison, se tourna vers la religion, vers le sacré, les cieux et l'inaccessible.

À chaque occasion, lorsque la pluie se calmait, Lyreai se retirait au milieu des bois, dans un petit paradis qu'elle avait elle-même jugé sacré, pour prier les dieux et les déesses qu'elle avait elle-même créés.

Les Sylvestres, ne croyaient ni en dieux ni en hommes. Ce qui était venu par le sang et le fer n'était que présent, et en dehors du présent, rien ne persistait. Le passé n'était que regret et remords, dont on ne gardait que les histoires glorieuses pour nourrir les esprits des jeunes, des petites filles qui grandiraient pour devenir la relève. Le futur n'importait pas, car qui savait si on serait là pour le voir ? Le futur était pour leurs enfants.

Les Sylvestres n'avaient donc pas de dieux, et les légendes et héros étaient rares. Chacune de leurs membres était une héroïne et une légende, et leur histoire méritait d'être contée. Telle était la philosophie de cette tribu.

Lyreai, jadis la plus fidèle à ses traditions et croyances, se mit à remettre en question ces fondements.

Les femmes de sa tribu n'arrêtaient pas de la dévisager, de la scruter, de la juger. Elles lui lançaient des regards gênants, des sourires faux, des chuchotements à peine audibles. Et elle, elle sentait la honte lui monter aux joues, la colère l'envahir. Pourquoi ne pouvait-elle pas être comme avant, une guerrière fière, forte, intrépide ?

Lyreai s'agenouilla, ferma les yeux, et commença à murmurer une prière, une supplication, une imploration. Elle ne savait pas vraiment à qui elle s'adressait, mais elle sentait qu'il y avait une force, une présence, qui pouvait l'entendre, la comprendre, la secourir.

Je viens en fille égarée, en guerrière déchue.

aidez-moi à retrouver ma force, ma fierté.

Lyreai se tut, les larmes aux yeux, le souffle court. Elle sentit alors une main sur son épaule, une présence à ses côtés. Elle ouvrit les yeux, esquissa un geste en arrière et vit Amarante.

Elle vit le teint halé, à l'éclat subjuguant, de sa peau. Ses grands yeux noirs, qui auraient pu être d'une joliesse bouleversante si Lyreai n'y avait pas discerné l'éclat funeste qui les habitait. Ses cheveux d'ébène, lourds et épais qui miroitent tel l'obscur scintillement des plumes d'un corbeau à minuit. Et ses lèvres pourpres, appâts des avides de baisers.


- Tu n'es pas seule, ma Philomèle, dit-elle doucement, lentement, religieusement. Je suis là, avec toi, pour toi, et en toi.

Lyreai cligna des yeux, l'espace d'un battement de coeur et quand elle les réouvrit, Amarante n'était plus là.


Lyreai, ne trouvant point d'autre refuge, se rendait de manière régulière en ce lieu sacré pour s'adonner à la prière. Le terme "sacrée" était peu approprié, car elle s'y agenouillait simplement, prononçant quelques mots maladroits tout en élevant son regard vers les cieux, implorant ce qui se trouvait au-dessus d'elle, une puissance supérieure à la sienne.

Saria avait maintes fois interrogé Lyreai au sujet de ses escapades solitaires, mais cette dernière gardait le silence, ses lèvres demeurant closes. À quoi devait-elle répondre ?

Rien de sylvestre ne subsistait en elle, et il était inévitable que cela fût remarqué par tous. Séléné posait déjà sur elle un regard inquisiteur et suspicieux. Lyreai avait cessé de chasser, de rapporter de la nourriture, et elle refusait de participer à la chasse des hommes qui n'avaient point acquitté leur tribut pour traverser leurs terres. Le sang n'avait pas souillé ses mains depuis un certain temps. Séléné la jugeait, même si elle était la source de son propre malheur.

Un an, jour après jour depuis son retour à Rome, alors qu'elle se dirigeait vers son coin de prière, Lyreai ressentit une sensation d'observation. Elle se retourna et aperçut une silhouette familière, celle d'Amarante, qui revenait sans cesse.

Lyreai se mit en garde, se demandant si c'était encore une illusion de son esprit ou une véritable apparition, bien qu'elle en doutât, car les apparitions d'Amarante se faisaient trop fréquentes, que ce fût en rêve, en cauchemar. Amarante était devenue une constante dans sa vie.

Amarante lui adressa un regard pénétrant et impérieux, et Lyreai répondit par un regard vague, docile et soumis.

Amarante avança à travers les arbres, se dirigeant sans nul doute vers la source d'eau que Lyreai connaissait depuis son enfance. Curieuse et chagrinée, Lyreai la suivit.

Amarante abandonna sa robe au bord de l'eau.

Lyreai s'approcha et fut témoin du spectacle le plus étonnant et sensuel de sa vie. Amarante se trouvait nue dans l'eau, dansant avec grâce et sensualité, tandis que Marcus et Claudio étaient allongés nus sur le sol, riant aux éclats.

La jeune femme resta figée, bouche bée, ne sachant que faire.

Amarante s'immobilisa dans l'eau, releva ses yeux, les plongea dans ceux de Lyreai, un sourire éclatant qui valait mille rayons de soleil s'étira sur son visage. Elle était l'incarnation même de l'éclat, la déesse de la beauté devrait s'agenouiller face à la magnificence de cette femme qui s'adressa à Lyreai :

- Tu as peur, n'est-ce pas ? Mais tu ne devrais pas avoir peur. Nous sommes ici pour t'aider, pour t'emmener dans un monde nouveau, te faire découvrir la vie, ses secrets, l'inaccessible, le merveilleux, un monde où tu pourras être qui tu es vraiment. Suis-moi, ne sois pas effrayée, laisse-moi être la lumière de ton existence.

Lyreai avait peur de tomber dans leur piège, de se perdre dans leur monde. Elle resta à une distance prudente d'eux, le discours d'Amarante ne la laissant pas indifférente. Cependant, l'envie urgente et brûlante de poser son regard sur Claudio dépassait tout. Autant elle était attirée par Amarante, autant l'émotion que lui infligeait Claudio était plus forte, puissante et douloureuse. Marcus la laissait indifférente, elle aurait préféré oublier et ignorer sa présence.

Claudio, l'homme aux yeux ceruléens, au torse large et aux muscles d'une rare perfection, reflétant un dévouement inébranlable à l'entraînement, se tenait là, allongé à l'ombre d'un arbre, nu et majestueux. Ses cheveux d'or flottaient au vent, encadrant son visage divin. Claudio n'était que force, beauté et grâce, mais derrière cette apparence se cachait une âme tourmentée, emplie de colère, d'impuissance et d'un amour pour une femme qui ne serait jamais sienne, et qu'il avait livrée aux démons. Il était celui qui n'osait pas soutenir son regard, car l'émotion l'engloutissait, lui tordait l'estomac.

Quand il aperçut Lyreai s'approcher, son ventre se noua, sa respiration se saccada et son âme fut capturée. Certes, il ne la connaissait que depuis peu, ils avaient partagé une journée ensemble, échangé leurs corps durant une nuit, mais cela suffisait pour qu'il l'aime éternellement.

Amarante avait traîné Claudio ici, de force comme à chaque fois, elle avait compris la faiblesse qu'il éprouvait face à Lyreai, ainsi que le regard que cette dernière posait sur lui. Amarante avait perçu leurs lien et était déterminée à l'utiliser à sa guise.

Amarante sortit de l'eau, Marcus se releva, et ils s'approchèrent de Lyreai, qui ne bougea pas d'un pas, son regard toujours fixé sur Claudio. Ce dernier restait souriant, refusant de la tourmenter davantage ou d'insuffler l'inquiétude en elle, alors qu'elle était déjà noyée dans la peur.

Les trois figures se rapprochèrent d'elle, mais Claudio arriva en premier. Il ne parla pas, il saisit simplement Lyreai dans ses bras, et elle s'accrocha désespérément à lui, le serrant aussi fort qu'elle le pouvait. Il lui rendit son étreinte. Ils fermèrent les yeux avec force, imprégnant leurs sens de l'odeur de l'autre.

Claudio était toujours nu dans les bras de Lyreai, mais ce détail ne pesait rien. Ils n'avaient nul besoin de mots pour s'exprimer, car l'émotion était présente, suffisante pour transcender le langage.

Cependant, Amarante fit son apparition rapidement, suivie de près par Marcus. Claudio ne relâcha pas son étreinte sur Lyreai, et il semblait résolu à ne pas le faire. Il était conscient que le temps pressait.

Amarante posa ses doigts glacés sur le dos de Lyreai, et même à travers les étoffes de ses vêtements, elle ressentit leur froideur pénétrante. Des frissons parcoururent l'échine de Lyreai alors qu'Amarante amorça le tracé de cercles et de symboles, mouvant ses doigts tel un artiste maniant ses pinceaux sur une toile. Ce geste était devenu familier pour Lyreai et toujours accompagner de nausées et spasmes.

Elle ouvrit les yeux, mais elle ne pouvait rien voir. Elle ne ressentait plus le corps de Claudio contre le sien, ni ses bras, ni son odeur. Tout avait disparu, et la panique s'empara d'elle. Puis, dans le néant où elle se trouvait, un œil gigantesque, de la taille d'une montagne, s'ouvrit. Lyreai voulait hurler, mais elle en était incapable. C'était un œil d'une obscurité exceptionnelle, dont l'iris dépassait tout entendement. Il l'observa, et Lyreai vacilla.

Finalement, elle rouvrit les yeux une nouvelle fois et se retrouva seule, les larmes séchées, à genoux devant la source d'eau.


Elle savait qu'elle était en train de sombrer.

Flora* : divinité agraire de Rome dont le rôle principal consiste à protéger la fleuraison des céréales et des arbres fruitiers.

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