Quand la Nuit Peint son Tableau


Car les réveils sont toujours brutaux, Somnus se dérobe, laissant derrière lui le cauchemar de la réalité.



Lyreai se réveille, le cœur lourd. Elle ne reconnaît pas l'endroit où elle se trouve. Les souvenirs de la nuit précédente commencent à affluer dans son esprit, laissant un goût amer dans sa bouche. Elle a du mal à se rappeler exactement ce qui s'est passé, mais elle sait que quelque chose s'est produit, quelque chose qu'elle ne peut pas effacer.

Elle se lève lentement, se dirigeant vers le miroir. Là, elle remarque les marques laissées sur son corps, des stigmates qui laissent peu de place au doute quant à ce qui s'est passé. Des cicatrices qui témoignent de son abandon total la nuit précédente.

Elle s'était laissée emporter dans une nuit de débauche.

Lyreai se rend compte qu'elle a fait une grave erreur, une erreur dont elle ne peut pas s'échapper facilement. Elle a franchi une limite qu'elle ne pensait jamais dépasser, et elle se demande si elle pourra un jour retrouver la personne qu'elle était avant cette nuit-là.

Elle se souvient vaguement de la soirée de la veille, de la danse, du vin, une potion alambiqué peut-être, mais demeure confuse, son corps endolori.

Errant dans les rues, Lyreai cherchait désespérément à comprendre ce qui lui arrivait. Les marques sur son corps l'intriguaient, la terrifiaient même. Une gravure, semblable à celle d'Amarante, Une rose flétrie, sombre, dessinée à l'encre noire sur sa peau. Ses pétales, en proie à l'effritement, étaient encadrés par des épines aiguës, formant des caractères dans une langue inconnue. Une abomination qui ornait ses parties les plus intimes, ses racines plongeaient en profondeur, dans les lieux où les regards ne pouvaient pénétrer. Une horreur, enracinée dans sa chair.

Lyreai ne cessait d'écarter les jambes pour tenter de les comprendre, de les déchiffrer, d'imaginer comment elles avaient pu apparaître là, mais en vain.

Elle se sent sale, souillée, possédée peut-être. Elle n'ose pas croire que ces marques ont été infligées par des mains humaines. Elle se demande si elle n'a pas été victime d'un sortilège où d'une malédiction.

Elle marche sans but, cherchant un refuge, un endroit où elle pourra se cacher, se reposer, se remettre de ses émotions. Mais les rues sont vides, les magasins fermées, les habitants cloîtrés chez eux. La ville est morte, ou peut-être est-ce elle qui est morte à l'intérieur ?

Elle s'effondre sur un banc, les larmes aux yeux, la gorge nouée. Elle sent la nausée monter en elle, le dégoût de soi, le dégoût de tout. Elle ne veut plus rien voir, ni entendre, ni sentir. Elle voudrait juste disparaître, s'évaporer dans l'air, se fondre dans le néant.

Mais quelque chose attire son regard, une lueur, une présence. Elle lève les yeux et voit une silhouette qui s'approche d'elle, une silhouette familière, une silhouette qu'elle aurait voulu oublier, mais qui est là, devant elle, plus vivante que jamais.

La désillusion suivi d'une décente aux enfers.

* * * *

Amarante s'approche lentement de la jeune femme assise sur le banc, écartant sa robe pour mieux observer la gravure qu'elle lui avait infligé sur son pubis, la touchant sans scrupule sur ce banc où tout le monde peut passer. Lyreai s'abandonne à elle encore une fois.

Leurs regards se croisent, alors qu'Amarante s'adresse à Lyreai d'une voix douce mais impérieuse :

- Tu es belle, tu es puissante. Cela ne doit pas te faire peur. Au contraire, tu dois en être fière, tu deviens une femme.

Lyreai garde les yeux baissé, cette femme la terrifie. Toutefois, Amarante l'encourage avec une fausse bienveillance à relever la tête et à la fixer droit dans les yeux.

- Tu possèdes une singularité éminente, une obscurité insatiable, et c'est précisément ce qui fait de toi une femme à la fois puissante et libre. Tu es une part de moi.

Lyreai ne répond pas. Que peut-elle répondre à cela ? Cette femme la tient entre ses filets, elle avait essayé de se lever du banc, de s'éloigner d'Amarante dès qu'elle avait ressenti son approche, mais son corps refusait d'obéir. Maintenant, c'était sa raison qui s'enfermait à nouveau, la laissant obéir à cette sorcière qui la manipulait à sa guise.

Amarante s'approche encore de Lyreai, sa peau bronzée semblant luire sous les rayons ardents et vivifiants du soleil. Elle est d'une grande stature, imposante par sa présence. Ses yeux noirs, vifs et avides, semblent si vivants et mouvants qu'on hésite à les fixer trop longtemps, de peur de ce qu'on pourrait y apercevoir. Ses cheveux d'un noir de jais, légèrement ondulés, sont partiellement retenus par un foulard en soie. Amarante aux yeux de Lyreai incarnait la quintessence de la Femme.

- Tu es belle, ma Philomèle, chuchote Amarante à l'oreille de Lyreai, son souffle chaud caressant sa peau.

- Tu vas révéler en toi un pouvoir, Philomèle , et la nuit dernière n'en est que le prélude. Un pouvoir que tu ne saurais ignorer. C'est le commencement d'un voyage extraordinaire pour toi.

Cette fois, Amarante tend la main et caresse les cheveux de Lyreai, des cheveux qui, si l'on y regarde de plus près, ressemblent étrangement aux siens. Amarante laisse ses doigts fins se faufiler entre les mèches de Lyreai, descendre le long de son dos, doucement, lentement, provoquant une délicate chair de poule malgré la chaleur environnante.

Amarante poursuit son ascension le long de son dos, et Lyreai retient sa respiration. Les doigts d'Amarante jouent sur son dos, comme si elle peignait une fresque, dessinant des cercles et des triangles. Lyreai ferme les yeux, laissant son imagination interpréter les motifs, les lettres que semble tracer Amarante avec ses doigts sur son dos. Lyreai se sent vaciller, comme au bord d'une falaise sans fin ni fond, craignant de chuter à tout moment.

Puis, soudainement, elle rouvre les yeux, prise d'un sursaut qui aurait pu la faire tomber du banc si Amarante n'avait pas anticipé sa réaction, sa main enroulée autour de la taille de Lyreai.

- Doucement, tout va bien, c'est fini, c'est normal, ma Philomèle. Tu vas ressentir des nausées un moment, mais ça passera. Je suis là, n'oublie pas.

Lyreai est enivrée par la proximité de la danseuse et les mots doux qu'elle lui susurre. Elle sent son cœur battre la chamade et sa respiration s'accélérer. Elle sait que quelque chose a changé en elle, mais elle n'a pas encore la force de l'admettre.

Et en effet, précipitamment, elle se relève, renvoyant le contenu de son ventre par terre. Amarante la suit par derrière, maintenant ses cheveux, caressant à nouveau son dos. De loin, on dirait une mère prenant soin de sa fille.

Lyreai voulait lui répondre, lui dire de partir, de la laisser seule, mais ses lèvres demeuraient scellées.

Mais à un moment donné, un son s'échappa à travers les lèvres assoiffées et craquelées de Lyreai :

- Tu es un poison, Amarante. Que fais-tu de moi ?

- Je vais te laisser maintenant, déclare Amarante en ignorant les mots de Lyreai, ses yeux sombres fixés sur ceux de la jeune fille, dont le teint devient de plus en plus pâle.

un sourire étrange aux lèvres, elle poursuit :

- Mais sache que je viendrai te chercher quand le moment sera venu. Et ce moment arrivera bientôt, ma Philomèle. Tu n'as rien à craindre, car je serai là. Ne laisse pas la folie t'emporter.

Lyreai regarde une dernière fois Amarante s'éloigner avant de se lever.

Et les souvenirs ressurgiraient.

******

Lyreai pénétra d'un pas traînant dans la première tabernae qui se présenta à elle, une auberge miteuse qui correspondait à la maigreur de sa bourse. Son regard fatigué se posa sur un lit usé, émettant une odeur nauséabonde capable de faire défaillir même l'odorat le moins sensible. Malgré cela, Lyreai s'y laissa tomber sans prêter attention à ces désagréments.

À cet instant, les souvenirs affluèrent en une vague puissante dans l'esprit de Lyreai, la toile d'araignée qui avait tissé et caché sa mémoire se disloqua, provoquant une douleur aiguë dans sa tête. Lyreai se remémora doucement, mais violemment.

Oui, il fut un temps où elle appartenait à une tribu, une famille. Elle était une Sylvestre.

Elle n'est pas une Romaine, d'où lui venait la certitude qu'elle l'était ? Elle est une guerrière, une âme libre, sauvage.

Un soupir mélancolique, voire douloureux, s'échappa de ses lèvres tandis qu'elle ressentait une brève sensation de nostalgie. Elle s'en rappelle, oui, cela faisait à peine deux jours depuis qu'elle avait franchi les portes de Rome, et pourtant, elle avait presque tout oublié. Ou du moins, elle avait failli tout oublier. Car à présent, les souvenirs se ravivaient avec une clarté troublante : son identité, sa maison, les paysages de sa terre natale, des forêts et des plaines infinies et Séléné.


Une profonde sensation de décalage l'envahit, et Lyreai réalise que tout ceci est l'œuvre d'Amarante. Elle ne sait pas comment, mais cette dernière lui a sûrement jeté un sort, manipulé sa mémoire, dissimulé ses souvenirs, et joué avec ses sentiments et ses pensées. Elle se  demande alors de quoi Amarante est encore capable.


Somnus : la personnification du sommeil chez les romains, l'équivalent de Hypnos chez les grecs.

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