Quand la Folie Tricote ses Courbes


Dieu déchainé, je me perds entre extase et folie, oh Bacchus, de tes chaînes, délivre-moi. Je ne suis que mortelle, célicole et éperdue.



Lyreai demeura donc à Rome pendant quelques jours pour s'acquitter des affaires de paix de sa tribu avec un petit espoir de retrouver Claudio. De retrouver ses yeux, céruléennes, aussi entrainant qu'un ruisseau, plus resplendissants qu'un ciel sans nuage, tumultueux comme une tempête et fougueux tels les vents balayant les cimes des montagnes.

Son esprit était ailleurs, dénué de toute conviction réelle envers la mission qui l'avait conduite ici à Rome. La notion même de paix semblait s'être évanouie à la lumière de ses expériences. Son esprit se trouvait inlassablement ramené aux moments partagés avec Amarante, Claudio et Marcus.

Durant ses nuits, les ombres qui la hantent la glaçaient d'effroi. Les voix se multipliaient, des murmures entremêlés qui se chevauchaient et se contredisaient. Parfois, elle se réveillait en sueur, le cœur tambourinant dans sa poitrine, tremblante, glacée et pâle.

Par moments elle se demandait si elle sombrait dans la folie.

Les rêves troublants venaient également la hanter, surpassant même l'étrangeté des ombres et des voix. Parmi ses rêves les plus vifs, elle se retrouvait à nouveau aux côtés d'Amarante, de Claudio et de Marcus. Tous les quatre étaient dénudés, et elle ressentait la chaleur de leurs corps contre le sien.

Dans ce rêve, Lyreai observait Amarante avec fascination, captivée par la beauté et la sensualité qui émanait de la danseuse. Elle était ensorcelée par la fluidité de ses mouvements, par sa grâce et son charme. Le désir de Lyreai était irrésistible : elle voulait effleurer la peau d'Amarante, ressentir la douceur de ses seins sous ses doigts, goûter la saveur de sa bouche, ressentir ses doigts au plus profond d'elle-même.

Mais alors que la jeune fille s'approchait d'elle, Amarante se tourna vers elle et lui déclare :

- Tu sais, ma Philomèle, je ne suis pas une femme facile à conquérir. Si tu veux goûter à ce corps, tu vas devoir me prouver que tu es capable de tout donner. Es-tu prête à cela ?

Lyreai hocha la tête, Affamé de délices et de passion. Et c'est ainsi que les quatre amants se mirent à s'embrasser, à se caresser, à se pénétrer mutuellement avec une appétit sauvage et monstrueuse. Lyreai se sentait pleine de vie et de désir, mais ce n'était qu'un rêve.

Toutes les certitudes qu'elle avait cultivées avant son arrivée à Rome semblaient avoir fondu comme neige au soleil. Sa personnalité de guerrière, autrefois inébranlable, ne lui offrait plus aucune protection. Elle se trouvait désormais assujettie à des individus plus puissants qu'elle.

En la présence d'Amarante, Lyreai se sentait libérée de ses tourments et de ses doutes. Mais dès qu'elle était loin d'elle, tout le plaisir et le désir qu'elle avait ressenti en sa compagnie se transformaient en cauchemar. Elle ne comprenait pas ce que son corps réclamait, et cela la terrifiait.

Elle avait vécu loin de ces choses, la chasse, les armes, tout cela était son quotidien. Et voilà qu'en une semaine à Rome, elle était devenue une autre personne. Une personne qui ne savait plus qui elle était ni où elle allait.

La honte de ressentir du désir, de se trouver belle, de s'aimer en tant que femme, la rongeait et la rendait malade. Sa démarche n'était plus aussi assurée qu'auparavant, son regard moins déterminé, sa personnalité s'effritait peu à peu. Elle savait que les autres femmes de sa tribu remarqueraient ce changement, percevraient sa faiblesse et sa chute imminente. Une telle disgrâce était insupportable pour elle.

Tout cela la bouleversait.

Le départ de Rome s'imposait comme une évidence : sa bourse était désormais vide, et Claudio restait hors de portée.

* * * *

Lyreai franchit la porte de Rome, un pied devant l'autre, s'acheminant vers le sud, traînant son pied. Elle arriva à sa tribu lors d'une nuit d'été, une nuit de fin d'été, étoilée.

Elle passa les premiers jours enfermée, évitant tout contact avec les autres, étrangement personne ne venait la voir ni la chercher.

Durant ces nuits, une présence unique revenait de manière inlassable dans ses rêves : Amarante, une présence à la fois désirée et douloureuse.

Amarante se manifestait toujours au même endroit, là où elles s'étaient rencontrées pour la première fois, aux bains publics. Lyreai s'approchait toujours sans méfiance de la promesse de chaleur et de repos que l'eau offrait, jusqu'à croiser le regard de cette femme. D'un simple regard, Amarante l'incitait à la rejoindre, et Lyreai obéissait toujours. Elle laissait alors sa robe au pied du bain, posant un pied dans l'eau avant de se retrouver dans les bras de l'inconnue, qui laissait ses cheveux se fondre dans l'eau tout en lui racontant invariablement la même histoire, celle d'Eurydice.

Lyreai se laissait aller, s'abandonnant aux caresses légères, à la fois menteuses et chastes.

Le rêve, à la douce connotation d'un cauchemar, se terminait toujours de la même manière : les mots d'Amarante se dissipant dans l'air, Lyreai perdait pied jusqu'à glisser lentement mais inéluctablement dans le bain, vers la noyade inévitable. Amarante s'évanouissait progressivement, d'abord ses yeux, que Lyreai ne voyait pas mais ressentait, ou peut-être les imaginait-elle, elle n'en était pas sûre.

Puis son corps se transformait en brume, une brume épaisse de la nuit, et Lyreai ouvrait grand ses lèvres. La brume ou Amarante s'introduisait alors en elle, lentement, douloureusement, et Lyreai ressentait l'ascension de cette brume en elle, dans ses veines et son sang, sous sa peau, entre ses lèvres, à travers ses yeux, parmi la lourdeur de ses cheveux, dans le frémissement de ses doigts. Et inlassablement, elle entendait la même phrase :

Tenebrae, permets-moi de t'adorer, au-delà de la raison et de l'âme.

Puis Lyreai se réveilla. La frontière entre le réel et le fictif n'avait jamais été aussi fragile pour elle. Était-ce vraiment un simple rêve ?

Les jours s'enchaînaient, et ses tourments se multipliaient.

Cependant, au bout d'un mois, elle se sentait prête à être vulnérable. Elle était prête à rendre compte à Séléné.

Lyreai se dirigea vers la salle du conseil pour rapporter les résultats de sa mission. Elle fut accueillie par un seul regard, celui de Séléné. Les autres n'étaient décidément pas invités à la fête.

Séléné, courbée, les yeux fermés, se tenait dans la même posture habituelle, pieds nus, les bras croisés par terre sur un simple coussin de foin. Il était difficile de dire parfois si elle dormait ou non, si elle était encore en vie ou non.

Lyreai ne perdit pas de temps. Un simple hochement de tête, une inspiration, et :

- Rome refuse la paix.

Séléné ne bougeait pas, et Lyreai patientait.

- Ce n'était pas pour ça que tu m'avais envoyée à Rome.

Elle n'avait pas pu garder le silence plus longtemps. Cette question la taraudait, car elle savait. Elle savait que la paix n'était qu'un prétexte. Personne parmi eux n'avait évoqué la paix, aucune Sylvestre n'aurait suggéré une telle humiliation. Pourtant, Lyreai avait fait le voyage, avait franchi les portes de Rome, s'était abaissée à implorer la paix, à se rabaisser, à implorer la pitié.

- Bien sûr que si. Pourquoi ferais-je cela alors ? répondit Séléné, cette fois en ouvrant grand ses yeux.

Lyreai eut un léger sursaut et recula de deux pas. Séléné venait d'ouvrir ses yeux, des yeux qu'elle avait perdus il y a bien longtemps, depuis que Lyreai avait l'âge de s'en souvenir. Séléné gardait les yeux fermés, elle était aveugle, du moins selon les rumeurs. On disait qu'un homme lui avait tranché les yeux avec une dague, il y avait quarante ans de cela, ou du moins, c'était ce que disaient les rumeurs.

Séléné braqua ses yeux sur Lyreai, des yeux marron clair, parfaitement normaux, des yeux jeunes, vifs et éclatants. Lyreai fit un autre pas en arrière. Les rumeurs affirmaient que l'on pouvait voir les cicatrices laissées par la dague sur les coins de ses yeux, son nez. C'était censé être un coup précis, mais à travers les innombrables moments où elle avait observé Séléné, Lyreai n'avait jamais pu distinguer de telles cicatrices parmi ses rides et sa peau vieillie.

Séléné avait ancré ses yeux dans ceux de Lyreai.

- Vos yeux, vous... vous me regardez, réussit à prononcer Lyreai.

- Oui, je vous regarde, répondit calmement Séléné.

- Mais c'est impossible.

- Et pourquoi donc ?

- Parce que vous ne voyez pas, on vous a aveuglée, il y a plus de quarante ans, avec une dague... C'est ce que l'on dit.

- C'est vrai. Il y a environ quarante ans, un homme, mon amant, un soldat romain, avait été séduit par mon charme. J'en séduisais tellement à l'époque ! Il a découvert que j'avais eu des relations avec son frère, un autre soldat, voire d'autres, et... il l'a mal pris, je suppose. Il venait souvent ici pour me voir en secret, et un jour, alors que je lui faisais plaisir, il a profité de ma vulnérabilité et m'a ôté la vue, mais seulement d'un œil. Avec le temps et l'âge, j'ai progressivement perdu l'autre.

- Alors comment... comment est-ce possible ? répondit Lyreai, qui avait espéré que Séléné démystifierait ces rumeurs et lui avouerait qu'elle avait toujours pris plaisir à faire croire aux autres qu'elle était aveugle, mais en réalité elle voyait tout. Cette théorie tient toujours la route. Séléné est cynique, elle perd sûrement un peu la tête.

- Un contrat est un contrat. fut la seule réponse de Séléné.

- Quel contrat ?

- Oh, cela ne te regarde pas, mon enfant. J'ai accompli ma part, voilà tout.

Lyreai prit une inspiration profonde, remarquant qu'elle tremblait légèrement. "Un contrat est un contrat", se répéta-t-elle.

- Quel est mon rôle dans tout cela ? demanda-t-elle.

- Certainement un rôle important, mais je l'ignore. Je ne suis qu'une petite pièce d'un grand édifice, et je ne sais pas tout, répondit Séléné.

- Je ne vous suis pas.

- Tu n'es pas censée me suivre. Je suis au bout de mon chemin, et toi, tu en es au début. Prends ton temps pour me suivre.

- Je veux comprendre pourquoi vous m'avez envoyée à Rome, quel paix cherchais-je, que se passe-t-il, que... Balbutia Lyreai, les questions se mélangent dans sa tête.

- Je voulais que tu rencontres mon fils, mon unique fils, celui qu'on m'a arraché des tripes avant que jepuisse répondre son sang sur nos terres.

- Ton fils ? demanda Lyreai, sa curiosité l'emportant sur sa colère qui retombait.

- Oui, mon fils, Marcus Valerius. Un excellent soldat, paraît-il. Il avait même réussi à gravir les échelons de l'armée jusqu'à devenir un membre important.

- Marcus...

Lyreai étouffa légèrement sa surprise. Marcus était le premier à l'accoster à Rome, dès qu'elle avait franchi les grandes portes de la ville. L'attendait-il là-bas ? Tout était-il déjà planifié ?

- Oh, je suis ravie qu'il t'ait retrouvée ! s'exclama Séléné. J'ai payé un voyageur régulier qui passait par nos terres, profitant de notre protection en échange de quelques vivres. Nous nous connaissions depuis un moment, et je lui avais demandé de chercher mon fils et de le prévenir de ton arrivée à Rome. Je ne savais pas s'il avait réussi ou non, mais te voilà, je suis sirène.

- Tout cela était joué d'avance, Amarante, Claudio, Marcus, tout cela fait partie de votre plan, balbutia Lyreai, vacillante.

- Oh que non, jeune fille, répliqua Séléné. J'ignore qui sont Claudio et Amarante. Je ne connais personne de ce nom. Rappelle-toi que je ne suis qu'une petite pièce qui se soumet à des pièces plus grandes.

Lyreai inspira profondément et poursuivit :

- Pourquoi teniez-vous tant à ce que votre fils me rencontre ?

- pour qu'il répande sa semence en toi, tu as atteint ta seizième lune, tu es désormais une femme, tu as saigné pour la première fois il y d'ici quelques mois. Tu devais donc offrir une fille au clan, une fille de mon sang.

Lyreai vacilla complètement. Elle se remémora la brutalité de Marcus, les marques de ses mains sur ses hanches encore présentes, ses nombreuses pénétrations, sa semence éjaculée en elle sans le moindre scrupule en une nuit.

Lyreai s'effondra au sol. Elle n'avait pas anticipé cela, ni ce que cela signifiait. Elle se demandait si elle portait déjà le fruit de cette nuit maudite. Elle pria de tout son être que, si c'était le cas, ce soit un garçon, un garçon dont elle nourrirait la terre de sa tribu de son sang, un sang qu'elle déverserait devant Séléné qui avait miraculeusement retrouvé la vue.

Marcus, cet homme sinistre, dont le regard l'avait légèrement émue la première fois, dont l'armure l'avait fascinée dès le premier regard. Marcus, un homme d'un peu plus de quarante ans, qui l'avait abusée. Était-ce vraiment parce que Séléné l'avait voulu, pour perpétuer son sang ? Tout cela avait-il un sens ?

Elle voulait lui dire qu'en elle, il n'y avait pas seulement la semence de son fils, mais aussi celle de Claudio. Elle voulait lui assurer que quoi qu'il arrive, rien ne sortirait de ses entrailles. Cependant, Lyreai se tut.

Elle avait bien compris que Séléné ne révélait pas tout, et cela la perturbait profondément.

Célicole : adorateur du ciel


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