le café-concert
La lumière orangée des spots est devenue habituelle, comme les clappements de mains et la fumée des cigarettes, qui se consument rapidement entre les doigts avides ou dans les cendriers en verre. Les chaussures de Moonbyul claquent sur le parquet, au rythme du piano, emportées par la frénésie de son corps. Dans un mouvement fluide, elle retire sa veste, sous les approbations de ses admiratrices, et la lance sur la scène.
Le Maus est devenu comme une famille, pour Moonbyul. Ce café-concert attire toutes les lesbiennes de Séoul, dépravées ou embourgeoisées, laides ou rosées. Ces femmes ici sont elles, se languissant sur les divans de velours noir, lascives dans le désir ou la contemplation. La patronne, une grosse Japonaise à l'accent zézayant, mène son affaire d'une main de maître. La salle aux influences rétros, aux appliques tamisées, offre le décor idéal aux excentricités, aux boas de plumes et aux bérets masculins. Moonbyul est l'une de celles, toujours en pantalon, la chemise boutonnée jusqu'au col, qui viennent ici en spectatrices, s'imprégnant de la chaleur des autres. Puis, rapidement, elle s'enhardit, au centre de la piste de danse, dans un quadrille affriolant, ses cheveux noirs fendant l'air épaissi par l'excès comme une épée. Les femmes la remarquent, dans son costume carrelé ou de velours rouge et ses richelieus vernis. Elles l'acclament, et Moonbyul va toujours plus vite, toujours plus haut, tout en souplesse et féminité. La tenancière la remarque, elle l'engage comme danseuse. Moonbyul devient Moonstar. Elle connait rapidement toutes les artistes, les serveuses, et les habituées. Tous les soirs, elle gagne sa vie par passion. Moonbyul connait tout le monde, sauf elle.
La pianiste plaque la dernière note, accompagnée par une révérence gracieuse de Moonbyul, qui lance un dernier regard aguicheur à l'assemblée avant de rejoindre les coulisses, essoufflée et heureuse. C'est à son tour d'entrer en scène. Elle est déjà prête, les ongles vernis, les lèvres rouges. Elle, c'est Solar, la chanteuse du café-concert. Dès ses premiers pas ici, Moonbyul l'a remarquée. Elle n'a jamais osé sympathiser avec elle, elle l'intimide trop. Ce n'est pourtant pas le genre de la danseuse, que de baisser les yeux devant quelqu'un d'autre. Mais Solar est tellement... tellement tout. Physiquement, premièrement, elle est divine. Moonbyul connait ses traits par cœur, tant elle les a admirés, cachée dans l'ombre de la grosse Pissenlit, une vieille dame jaune amatrice de vin et de jeunesse. Elle aime ses sourcils, mélancoliques avec leur grain de beauté, ses yeux en amande, dorés de fard, son nez taquin, son sourire qui creuse ses joues rondes de fossettes. Solar a de longues ondulations décolorées, qui l'enveloppent dans une caresse trop innocente, et qu'elle remonte parfois dans une longue tresse, haute et affirmée. Mais, réduite à son physique, Solar n'est rien. Son apparence est celle d'une femme fragile, toute pastel, avec son corps frêle vêtu de robes au tissu fin et ample, angélique, perchée sur des talons trop hauts. Le genre d'apparence que Moonbyul déteste. Mais Solar transforme ce physique en celui d'une femme forte, assurée. Ses escarpins ne sont pas une contrainte, ils sont un piédestal. Ses robes ne sont pas les ailes d'un ange, mais la cape d'une reine. Solar se tient droite, sur scène, le menton relevé, les gestes vifs et puissants, apparition éblouissante dans ce café sombre. Sa voix... sa voix est comme Zéphyr soufflant sur un lac. Sa voix ride l'eau, doucement, imperceptiblement, elle agite légèrement les feuilles des arbres. Son action est subtile et délicate, mais c'est elle qui donne sa vie au paysage, c'est elle qui illumine le café-concert. Mais, parfois, Zéphyr enfle et s'énerve, il devient Euros, frère des tempêtes d'automne, au camaïeu d'oranges tourbillonnants. Dans le café, les notes s'envolent et tapent aux carreaux, les émotions s'éveillent, les clientes se laissent porter par la douce violence de cette voix si chaude. Et les chansons de Solar laissent Moonbyul pantelante, abasourdie sur sa chaise inconfortable.
Mais Solar est trop grande, pour la petite Moonbyul, simple danseuse, aux tenues d'homme, aux cheveux trop banals, au visage trop long. Jamais Moonbyul ne sera assez belle pour oser approcher la majesté de Solar, elle s'effondrerait devant l'indifférence de la chanteuse. Le soleil l'éblouit trop, comment pourrait-elle même le regarder en face ? Peut-être, peut-être que Moonbyul aime Solar. Mais certaines amours doivent restées cachées, sous une veste à carreaux, bouillonnantes dans un cœur trop étroit. Chaque soir, Moonbyul contient son amour, dans son cœur trop étroit. Elle le compresse, elle tente de le réduire, mais ses forces s'épuisent. Et la danseuse redoute le moment où il deviendra impossible de le garder, seul, dans sa poitrine. Oh, Solar, sois douce, ce jour-là.
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