XXII. Le couteau sur la Nuque

Isabeau nota la disparition de son livret avec une angoisse aussi soudaine que paralysante.

– Tu as rangé quelque chose ? demanda-t-elle à Nazaire, qui lisait sa correspondance de la semaine, affalée sur son lit.

La belle métisse se contenta de hocher vaguement la tête de gauche à droite, affichant une moue dédaigneuse.

– Moi, ranger ? s'indigna-t-elle presque. Quelle idée ! Ces tâches-là sont pour les domestiques.

Isabeau soupira, mais ne répliqua pas. Elle aimait bien Nazaire, mais devait bien reconnaître que celle-ci avait tendance à compenser le peu de crédit qu'on lui accordait, vu sa peau foncée révélant ses origines exotiques, en s'efforçant de se comporter en parfaite petite princesse. Gentille, mais terriblement hautaine.

– Les domestiques passent le mardi et le vendredi. Nous sommes jeudi, insista néanmoins Isabeau, tremblant toujours sur ses jambes. Tu es vraiment certaine que tu n'as rien touché dans la chambre ? Dans la cachette ? Rien déplacé ?

– J'ai poussé l'une de tes chaussettes qui traînait dans le coin là-bas, consentit enfin à reconnaître Nazaire, un peu agacée.

Isabeau tendit le cou pour observer l'objet du délit, mais cela n'arrangea pas ses affaires pour autant : son précieux livret, dans lequel elle conservait tant d'informations importantes, tant d'informations susceptibles de la mettre en danger, avait disparu. Et comme de coutume, le cercle des coupables potentielles était plutôt restreint : il s'agissait forcément de l'une des filles de l'internat. Restait à découvrir qui...

Les jambes sciées, l'esprit en proie à une migraine sans nulle autre pareille, Isabeau se laissa tomber sur son lit et enfouit sa tête entre ses bras pour dissimuler les larmes d'angoisse qui lui brûlaient les yeux.

***

De leur côté, Philiberte et les jumelles Valette se trouvèrent fort embarrassées lorsqu'elles découvrirent la bévue de Georgianna. La rouquine, d'ordinaire plus bruyante, l'avoua d'une toute petite voix pour cette fois-là.

– En fait, j'ai une bonne et une mauvaise nouvelle, chuchota-t-elle lorsqu'elles se retrouvèrent toutes les quatre dans les tréfonds de la bibliothèque.

– J'ai peur, grommela Calixte, dubitative.

Philiberte et Domitille, ne soupçonnant rien du tout, la pressèrent de révéler ce qu'elle avait bien pu découvrir dans les affaires d'Isabeau.

– Bon, donc vous voulez commencer par la bonne nouvelle, en conclut Georgianna. Alors sachez que dans un premier temps, j'ai surtout découvert des chaussettes dépareillées. Mais ensuite, je me suis souvenue de la cache à cigarettes de Nazaire et j'ai trouvé un livret. Forcément, ça m'a intrigué, je l'ai feuilleté, et dedans, jackpot !

Elle gesticula un peu pour donner plus d'envergure à sa révélation.

– Isabeau a découpé tout plein d'articles de vieux journaux concernant la prise d'otage de l'opéra, et elle les a épinglés sur les pages. Mais ce n'est pas le plus intéressant : sur la fin, elle avait fait pareil pour le meurtre de Valmont. Tout !

Ses trois camarades s'extasièrent, soudain confortées dans leur pressentiment selon lequel Isabeau Lignières était peut-être bien la responsable de tous les malheurs qui avaient frappé l'internat de Mademoiselle de Touchet depuis de début de la semaine.

– Et la mauvaise nouvelle ? interrogea néanmoins Calixte, qui ne perdait pas le fil.

Elle s'interrompit assez net, le regard soudain fixé sur le livre que Georgianna serrait entre ses doigts, et qu'elle agitait depuis un moment sous le nez de ses auditrices.

– Attends une seconde, réagit aussitôt la blondinette. Ne me dis pas que...

Georgianna s'interrompit pour regarder le livret.

– Ah oui, la mauvaise nouvelle, reprit-elle. Eh bien il se pourrait qu'Isabeau se doute qu'on a fouillé sa chambre et qu'elle cherche à détruire les preuves, à disparaître, à tuer tout le monde, tout ça.

Elle marqua une pause pour hausser les épaules d'un air contrit, avant de tout avouer de but en blanc :

– Il se pourrait que, dans ma précipitation, j'aie légèrement omis de reposer le carnet là où je l'ai trouvé, vous voyez.

Il n'en demeurait pas moins que les enquêtrices amateurs détenaient là une preuve solide à l'encontre d'Isabeau. Rien d'assez grave pour l'incriminer de manière certaine, mais en fouillant encore un peu, elles y parviendraient sans le moindre doute. Il fut dès lors décidé que de se séparer, histoire de ne pas attirer la suspicion d'Isabeau en jouant les conspiratrices de manière trop ostentatoire. Le carnet fut laissé à Philiberte, qui s'isola dans la bibliothèque pour le feuilleter en paix, tandis que Georgianna, Calixte et Domitille quittaient la pièce, la première prétextant qu'elle allait se coucher de bonne heure – même sans sa dose de véronal favorite – et les deux autres jouant les innocentes en se joignant aux autres occupantes de l'internat, dans le grand salon.

***

Philiberte avait pensé lire le carnet dans son intégralité avant de seulement songer à se lancer dans quelque recherche ou supposition que ce soit, mais elle abandonna bien vite sa sage résolution : le blason dessiné à la plume sur la première page l'intrigua tant qu'elle y consacra sa soirée, dissimulant soigneusement le carnet d'Isabeau parmi des traités de physique quantique que personne ne consultait jamais pour aller se procurer un vieux livre d'héraldique – la bibliothèque de Mademoiselle de Touchet en comportait à foison, détaillant les nombreux blasons des tout aussi nombreuses familles nobles des environs.

Les recherches de Philiberte se révélèrent toutefois infructueuses dans un premier temps ; elle ne voyait que les licornes fauves sur champ gueule, des épées par centaine et quelques outils anciens préfigurant les noms des familles illustres. Elle reconnut d'ailleurs le blason de sa propre famille, les d'Hennezel, ainsi que ceux de nombreux de ses condisciples de l'internat. La seule famille de Charles-Conrad se voyait décerner une page tout entière – notamment afin de différencier ses deux illustres branches, les Paillard de la Harmonnaye Sainte-Mimérande de Villezay en Begogniand et les Paillard de la Harmonnaye Sainte-Mimérande de Malefousse près de Chimontant-les-Fellationnels.

– Toujours rien ; ça devient définitivement étrange.

Philiberte ne se laissa toutefois pas décourager. Elle rangea derrière son oreille les mèches sombres qui s'échappaient sans cesse, fronça ses fins sourcils noirs et poursuivit ses recherches. Elle fut finalement récompensée au bout de deux heures, lorsqu'elle lâcha enfin les livres consacrés aux nobles pour s'intéresser à la bourgeoisie. Par mimétisme, ces derniers avaient également adopté des blasons.

– Je la tiens... murmura-t-elle.

En effet, les trois têtes d'aigle coupées se devinaient sur la page, malgré l'encre un peu effacée. Il s'agissait de l'emblème de la famille Lignerin, dont le nom avait sans doute évolué en Lignières au fil des siècles. Selon le bref historique de la famille, le duc de la région s'était épris de la fille unique de Monsieur Lignerin, artiste de son état, et en échange de sa main, avait fait don d'un lopin de terre à la famille.

Le mystère du blason à tête d'aigles se résolut ainsi, sans apporter guère de satisfaction à Philiberte. Elle rangea les livres sur leurs étagères mais laissa le carnet d'Isabeau dans sa cachette, certaine qu'il serait plus en sûreté ici que dans sa propre chambre, où tout le monde pouvait entrer pour fouiller ses affaires, exactement de la même manière que Georgianna dans la chambre d'Isabeau.

Dans son lit, Philiberte ne parvint toutefois pas à trouver le sommeil. Quelque chose la travaillait encore dans cette histoire. Elle repensait au lopin de terre historique des Lignières. Isabeau semblait attacher une certaine importance à son histoire de famille, sans quoi elle n'aurait pas dessiné le blason. Et pourtant... Et pourtant elle n'en avait jamais parlé à quiconque. Il devait y avoir autre chose.

***

Le jour perça les persiennes des volets, et un cri strident arracha les pensionnaires à leur sommeil – pour changer. Domitille se redressa en sursaut, prise d'un frisson. Un autre cadavre ? Non, ça ne pouvait être cela, ça ne devait pas ! Quoi alors ? Comme Calixte, elle se leva en quatrième vitesse et dévala les escaliers, imitée presque aussitôt par les autres pensionnaires.

Les jeunes filles débarquèrent en trombe dans la bibliothèque, d'où provenait le cri. Et le cauchemar recommença.

Si ce n'était qu'en lieu et place de Valmont, nu sur la peau d'ours, Domitille découvrit Isabeau cette fois, et à côté d'elle, paniquée, une Philiberte à bout de nerfs, qui venait de découvrir le corps inconscient de sa camarade.

– Elle... Elle... Je l'ai trouvée comme ça. Appelez une ambulance !

La belle peau d'ours de Mademoiselle de Touchet était définitivement fichue cette fois, teintée d'un rouge noirâtre autour duquel s'éparpillaient des mèches de cheveux d'un châtain terne. À côté d'Isabeau, un couteau ; celui dont elle s'était servie pour se raser le crâne et se taillader les veines. Domitille écarquilla les yeux d'horreur. Avaient-elles provoqué cela, avec Calixte, Philiberte et Georgianna, en envoyant cette dernière voler le livret d'Isabeau ?

Mais ensuite, le regard de Domitille réussit à voir autre chose que les cheveux coupés et le sang en abondance, et elle ne songea plus à sa propre culpabilité, seulement à celle d'Isabeau. Dans le giron de la jeune fille aux poignets sanglants, protégé, on distinguait un bel escarpin brillant, quoiqu'un peu démodé. Sur sa boucle scintillait ce qui ressemblait à un rubis véritable, taillé en cabochon. L'arme du crime de Valmont venait de retrouver sa jumelle.

Anne-Lucienne débarqua bientôt et reprit efficacement le contrôle de la scène, comme à son habitude. Le suicide étant à ses yeux tout aussi moralement répréhensible que les jeunes hommes nus dans les internats de jeunes filles, elle congédia les curieuses, ne retenant que celles qui savaient garder leur sang-froid – Calixte et Nazaire, pour le coup. Domitille l'entendit leur ordonner de bander les poignets d'Isabeau le plus serré possible, affirmant qu'elle s'en sortirait, sans doute pour se rassurer.

– Bien sûr qu'elle va survivre, commenta dédaigneusement Nazaire, que la tentative de mettre fin à ses jours de sa camarade de chambre laissait plutôt de marbre. Elle s'y est prise n'importe comment ; ce n'est pas dans ce sens qu'il faut faire les entailles, voyons !

Domitille disparut sans demander son reste, se rendant vers l'entrée pour guetter l'arrivée de l'ambulance, que la petite Rose-Céleste s'était empressée d'aller appeler – elle adorait se servir du téléphone, alors bon, une occasion en valait une autre.

Edmondine vint se poster auprès de Domitille, comme elle l'avait fait le jour du meurtre de Valmont. Elle se retint de tout commentaire, ce dont son amie lui fut reconnaissante. Autour d'elles, tout n'était qu'effervescence. La chose était tristement certaine désormais : c'était Isabeau qui avait commis les meurtres de Valmont et de Muguette ! Elle avait tenté de mettre fin à ses jours pour expier le poids de sa culpabilité, soudain trop lourd.

– Tu... Dom, est-ce que tu les as vus toi aussi ?

Philiberte, pâle comme la mort, osa s'approcher du couple silencieux que formaient Edmondine et Domitille.

– Vu quoi ? l'interrogea distraitement la jolie blonde, dont l'attention n'était focalisée que sur l'arrivée de cette fichue ambulance, à dire vrai.

Elle voulait qu'Isabeau s'en sorte et puisse expliquer ses crimes. Elle en avait besoin pour mener à bien de deuil de Valmont.

– Les aigles.

La voix de Philiberte s'était faite lointaine, distante. Edmondine, compatissante, lui abandonna sa place sur le fauteuil et lui adressa le même regard gentil dont elle avait déjà gratifié Domitille.

– Ma pauvre, pauvre Philiberte, soupira-t-elle. Tu as vraiment l'air sous le choc, je vais aller te chercher une tasse de thé.

– Oh oui ! s'écria Rose-Céleste. Nous devrions toutes boire du thé, c'est excellent pour les nerfs.

La benjamine des pensionnaires s'empara aussi sec du bras d'Edmondine et l'entraîna vers la petite cuisine. Domitille, comme ses congénères, se douta bien que Rose-Céleste faisait son possible pour cacher son choc et jouer les grandes, mais elle ne s'en moqua pas. C'était adorable de sa part.

Philiberte, quant à elle, profita du soudain départ d'Edmondine pour se pencher vers l'oreille de Domitille.

– Tatoué sur le crâne d'Isabeau ! chuchota-t-elle. Il y avait le blason du carnet, les trois têtes d'aigles tranchées. Tu ne les as pas remarquées ?

Choquée, Domitille hocha la tête de gauche à droite, tout en écarquillant les yeux. Non, elle n'y avait pas prêté attention, bien trop obnubilée par la scène, et par la présence, en possession d'Isabeau, du second des escarpins. L'ambulance arriva sur ces entrefaites, puis la police – encore. Il n'y eut plus assez de calme au sein de l'internat pour autoriser les jeunes femmes à discuter de la troublante découverte de Philiberte et du geste dramatique d'Isabeau.

***

Le lieutenant Fondement avait sèchement renvoyé Ariane Montaigne à sa morgue après qu'elle lui ait soumis une autre de ses théories farfelues. La légiste tempêtait, expliquant à ses patients – bien étiquetés et rangés dans leurs frigos respectifs – combien sa situation était injuste. Elle finit toutefois par lâcher l'affaire et ouvrit le tiroir qui contenait Valmont Desmiers, sans trop savoir pourquoi.

– Je me demande toujours pourquoi ton assassin s'est donné le mal de te déshabiller, toi, lui expliqua-t-elle en lui parlant les yeux dans les yeux. Pas que ça me dérange, note ; tu étais plutôt beau garçon. Mais bon, moi, si je tuais quelqu'un, ma première idée ne serait pas de le mettre à poil, tu vois. À moins que ce soit Patrick Fondement, auquel cas oui, je le ferai, pour pouvoir admirer son fameux petit cul en vrai une fois, une seule. Mais toi... Pourquoi est-ce qu'on t'a retrouvé tout nu ?

De sa main gantée de latex turquoise – ça lui rappelait ses vacances –, Ariane tapota amicalement le crâne du charmant cadavre. Et puis elle lâcha un énorme juron. Et puis elle s'en alla au pas de course dans les escaliers, sans même prendre le temps de refermer le tiroir.

– Patrick ! Patrick ! Je suis un génie !

Si l'agent Lande d'Aussac et Louis-Gustave, arrivés de bon matin, accueillirent cette assertion avec le sourire, ce ne fut pas du tout le cas du lieutenant Fondement.

– Ariane, vous êtes médecin légiste, je vous l'ai déjà répété au moins deux fois rien qu'aujourd'hui, et il n'est que huit heures et demie du matin.

Il leva les yeux au plafond pour donner plus de poids à son soupir.

– Si vous voulez, répéta la jeune femme. Je suis un médecin légiste de génie, ça va comme ça ?

– À la perfection.

– Et je sais pourquoi le cadavre était nu quand on l'a retrouvé !

– Voilà qui m'étonne légèrement plus, lâcha le lieutenant Fondement avec circonspection.

Ariane ignora son scepticisme pour se concentrer un peu. Il s'agissait de révéler sa récente découverte de telle manière qu'on loue ses mérites, et non qu'on puisse lui reprocher de ne pas avoir noté l'évidence plus tôt.

– Si Valmont Desmiers était nu, expliqua-t-elle, c'était pour détourner notre attention d'un détail étrange sur sa personne. Et ça a très bien marché, puisque je ne remarque la chose que maintenant, et que personne – pas même le légendaire enquêteur que tu es, Patrick – ne l'a noté avant moi.

Un peu interloqué, Patrick Fondement hocha très lentement la tête, pour l'encourager à poursuivre. Louis-Gustave et l'agent Lande d'Aussac, quant à eux, ne pipaient mot. Ils se contentaient de la regarder, fascinés.

– Il y a un tatouage sur le crâne de Valmont. Dissimulé par ses cheveux courts, mais néanmoins visible pour peu qu'on s'y penche. Un tatouage représentant trois têtes d'aigles décapités, comme un blason.

Silence dans la salle. Ariane hocha la tête et se dit que si quelqu'un ici méritait une tasse à son nom pour célébrer sa gloire, c'était bien elle.

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