XXI. Cinq heures vingt-cinq
Les jours passaient, et Edmondine et Isabeau se regardaient toujours en chiens de faïence. La situation d'Edmondine s'était empirée, à vrai dire ; elle se sentait vraiment isolée à l'internat, au point qu'elle recherche désormais la compagnie d'Anne-Lucienne à défaut de mieux. Elle ne pouvait plus compter sur Muguette pour le club de lecture, et même Calixte, qui se joignait à elles occasionnellement, n'était plus de la partie. À vrai dire, les jumelles semblaient s'être prises d'amitié pour Isabeau ces derniers jours ; elles passaient la majeure partie de leur temps dans son sillage, quand ce n'était pas avec Georgianna et Philiberte. Edmondine n'avait jamais trop apprécié Philiberte. La jeune fille se moquait d'elle trop ouvertement, dépréciait ses livres tant aimés avec trop d'indifférence pour les sentiments d'autrui. Oui, Edmondine se sentait définitivement de plus en plus seule. Elle aurait aimé pouvoir se confier à Domitille, qu'elle avait tant admirée. Ou plutôt, elle aurait aimé que Domitille, touchée en plein cœur par un drame si affreux que la perte de l'homme de sa vie, de son âme sœur, fasse preuve d'une humeur plus sombre. Comment Edmondine pouvait-elle s'autoriser à se montrer morose si son modèle, sa magnifique Domitille elle-même faisait bonne figure au milieu des drames ?
À défaut de parvenir à se réjouir de son isolement nouveau, Edmondine lisait. Le Kilt du Destin ne la quittait plus ; elle passait ses journées, chaque instant de temps libre, à relire jalousement chaque ligne, chaque page de son livre favori. C'était toujours une présence ; ça comptait quand même.
***
Il était cinq heures vingt-cinq, l'heure du thé pour tout individu civilisé, mais pas pour Georgianna. C'était elle que l'on avait chargée d'aller fouiller la chambre d'Isabeau. Pourquoi, la plantureuse rouquine se le demandait bien, car elle-même était capable de reconnaître qu'elle était loin d'être une créature discrète ; elle incarnait même l'opposé de toute espèce de discrétion. Calixte aurait largement mieux fait l'affaire, elle qui présentait le physique maigre et l'esprit retors des espions de romans. Mais non. Philiberte et les jumelles, en dépit du bon sens, avaient tranché : ce serait Georgianna.
Cela expliquait qu'elle se trouvât alors à l'étage, alors même qu'un événement du plus grand intérêt avait lieu en bas, à savoir une énième dispute théologique entre Anne-Lucienne et Philiberte. Cette dernière ne portait évidemment qu'un intérêt limité aux mystères et à la doctrine, mais sa logique à toute épreuve lui permettait néanmoins de faire face à Anne-Lucienne. Ce jour-là, le sujet concernait la disparition de dinosaures, dont Anne-Lucienne niait l'existence même, au grand dam de Philiberte. L'une parlait de déluge, l'autre de météorite. En temps normal, Georgianna trouvait tout cela passionnant. Pas ce qui se disait, évidemment, mais l'âpreté avec laquelle se congénères pouvaient se déchirer pour de bêtes tyrannosaures. Qui s'intéressait à ces bêtes-là, de toute manière ? Elles avaient de petits bras ridicules.
Assise sur les marches de l'escalier, Domitille servait de guetteuse. Elle s'était assise de manière à bien bloquer le passage et avait pour mission d'entamer la conversation avec quiconque tenterait de monter, avertissant Georgianna du danger. Dans un grand soupir, la rouquine se décida enfin à passer à l'action.
Concrètement, cela signifiait qu'elle devait faire deux pas pour franchir le seuil de la chambre qu'Isabeau partageait avec Nazaire. Rien de trop complexe ; la porte n'était même pas fermée. Elle ne savait pas vraiment ce qu'elle était censée chercher une fois à l'intérieur. La police avait déjà fouillé les chambres, et Georgianna doutait qu'elle y ait trouvé quoi que ce fût.
Cela dit, à la lumière du fait que le meurtre de Valmont était peut-être lié à l'attentat de l'opéra, on pouvait peut-être voir les choses sous un angle différent et deviner un indice là où la police n'avait rien vu de particulier. C'était du moins ce que supposait Georgianna, quand bien même elle n'en était pas convaincue du tout.
– Seigneur, ses culottes sont hideuses ! commenta-t-elle en apercevant une horreur dépourvue de toute dentelle qui dépassait d'un tiroir.
Georgianna dut se faire violence pour ouvrir le tiroir en question, ne souhaitant pas vraiment poser ses yeux sensibles plus longuement que nécessaire sur de la lingerie de mauvaise qualité. Elle s'y trouva toutefois bien forcée. Cela entrait dans les attributions de sa mission d'espionnage.
Force fut toutefois de constater qu'il n'y avait rien à découvrir au sein des petites culottes et chaussettes en laine de Mademoiselle Isabeau Lignières. Georgianna jeta un coup d'œil autour d'elle, cherchant à déterminer s'il demeurait quelque chose d'éventuellement intéressant à inspecter. Elle estima bien vite que si Isabeau avait eu quelque chose à cacher, elle l'aurait laissé sous la fameuse latte de plancher amovible qui branlait au coin de sa chambre – Georgianna en connaissait l'existence par le biais de Nazaire, qui y dissimulait les cigarettes que les deux filles fumaient parfois ensemble.
Mue par son instinct, Georgianna souleva le morceau de plancher. Sous un paquet de cigarettes entamé, elle découvrit ce qu'elle était venue chercher : un petit carnet à la couverture de cuir, à l'allure ancienne. Ne manquaient que les taches de sang pour que Georgianna se persuade d'avoir découvert le journal intime de la meurtrière. Elle le feuilleta hâtivement.
Sur chacune de ses pages étaient épinglés des articles. De vieux articles de journaux soigneusement découpés, comme pour une étrange enquête. Tous ne parlaient que d'une chose : la prise d'otage de l'opéra. Et ils ne se focalisaient que sur la famille Lignières. Que fallait-il comprendre ? Qu'Isabeau conservait un genre de mémorial en l'honneur de sa mère et de son frère disparus ? Ou qu'elle menait une enquête qui lui était propre, de son côté ? Georgianna ne se risqua pas à tirer de conclusions hâtives. Elle mémorisa simplement le dessin au stylo qu'Isabeau avait exécuté sur la page de garde : trois têtes d'aigles coupées, disposées en triangle. On aurait dit un genre de blason médiéval.
La voix mélodieuse de Domitille résonna soudain dans l'escalier, assez fort pour atteindre les oreilles de Georgianna, dont les récentes découvertes avaient quelque peu atténué la méfiance.
– Oh, Nazaire ! Que tes chaussons d'intérieurs sont charmants ! s'écria la blonde jeune femme. Est-ce un achat récent ? Ils sont absolument adorables, tu dois absolument me donner le nom de ton cordonnier.
Le sang de Georgianna ne fit qu'un tour : Nazaire partageait la chambre d'Isabeau, et elle soulèverait indéniablement de désagréables questions si elle trouvait sa voisine sur les lieux – elle supposerait que celle-ci voulait lui voler ses cigarettes. Elle n'attendit pas la réponse ni ne soupira sur l'absurdité de la question de Domitille et fila sans demander son reste, juste à temps pour gagner le refuge de sa propre chambre et apercevoir les divins chaussons d'intérieur de la divine Nazaire tandis que celle-ci regagnait ses quartiers.
Ce ne fut qu'alors que Georgianna réalisa quelle terrible erreur elle venait de commettre : entre ses doigts crispés, elle serrait toujours le petit livre trouvé sous la latte de plancher.
– Holy shit...
Les autres n'allaient sans doute pas être très heureux.
***
Louis-Gustave avait passé deux jours à jouer les loqueteux sans sortir de la maison – si l'on exceptait les quelques heures passées à jouer avec les bijoux de famille de Patrick Fondement – et il estima donc qu'il était grand temps de se reprendre en main. Oui, l'arme du crime avait appartenu à sa défunte mère. Oui, cela les impliquait d'autant plus, lui et les jumelles. Mais non, il n'allait pas laisser tomber la partie et baisser les bras si facilement. Parce que sous ses airs de dandy, Louis-Gustave Valette était un battant ; il avait élevé presque tout seul deux gamines indisciplinées tout en poursuivant des études complexes, desquelles il était sorti avec les honneurs. Ce n'était pas une chaussure à talon rouge et un lieutenant de police, aussi charmant soit son postérieur, qui viendraient à bout de lui. (Et puis aussi, il commençait à sentir une barbe rugueuse lui recouvrir les joues, et cela le révulsait tant qu'il préférait s'activer pour se refaire une beauté.)
Il lui fallut toutefois batailler une bonne demi-heure avant de recouvrer forme humaine, affichant enfin un visage glabre au-dessus de sa cravate en soie à nœud Windsor. Il avait sorti son costume trois-pièces de bataille, celui dans lequel il avait gagné son tout premier procès – une sombre histoire de vaches folles. Son client, paysan de son état, avait découvert des plants de cannabis dans son champ et les avait brûlés sans trop se rendre compte de l'effet que cela aurait sur les bêtes qui paissaient à proximité ; ç'avait été un procès plutôt improbable. Puis, remonté à bloc, Louis-Gustave commanda un taxi et prit la route du poste de police. À cinq heures vingt-cinq, ses souliers vernis passaient le perron.
Il y retrouva le lieutenant Fondement comme prévu. Chose inhabituelle, le jeune homme au charmant fessier était penché sur toute une série de dossiers en compagnie de son équipe, à savoir Stéphane Lande d'Aussac et Ariane Montaigne. Ce que la légiste faisait là, Louis-Gustave ne le savait pas et avait cessé de chercher à le comprendre ; elle avait visiblement raté sa vocation.
– Regardez cette transaction, notait pensivement Stéphane lorsque Louis-Gustave fit son entrée. Encore un bon coup effectué par le couple Desmiers après la mort opportune d'un de ses concurrents. Ces foutues rumeurs sont en train de se confirmer à vitesse grand V.
Au lieu de hocher fidèlement la tête, le lieutenant Fondement concentra son attention sur Louis-Gustave, sur lequel il darda un regard très franchement lubrique. Le jeune avocat l'ignora de son mieux, gardant sa superbe. Il s'assit avec eux sur la dernière chaise libre, à côté d'Ariane Montaigne et en en face de Patrick Fondement.
– Sur quoi travaillez-vous ? osa-t-il demander.
– La prise d'otages de l'opéra et comment elle a potentiellement permis à la famille Desmiers de s'enrichir drastiquement durant les années qui ont suivi, lui expliqua posément Stéphane, avant d'être interrompue par une Ariane surexcitée.
– La chaussure appartenait vraiment à votre mère ? exulta-t-elle, faisant preuve d'assez peu de délicatesse. Elle la portait le soir de sa mort ? Tout cela est tellement romanesque, j'en ai des frissons !
Louis-Gustave ne put que hocher la tête, ne sachant trop qu'ajouter. Il n'avait pas franchement envie qu'on l'interroge sur ce fameux soir où il avait perdu les parents. Malgré les années, ses souvenirs demeuraient vivaces et ne manquaient jamais de lui causer des cauchemars quand il s'y intéressait de trop près.
Il y fut malheureusement forcé. Alors que le lieutenant Fondement s'efforçait de lui faire du pied plus ou moins discrètement sous la table, à l'insu relatif de leurs deux consœurs, Stéphane releva la tête pour lancer le pavé dans la mare.
– Louis... Je suis navrée de mettre cela sur la table, mais nous avons acquis la conviction que les parents de Valmont Desmiers ont été impliqués d'une manière ou d'une autre dans la prise d'otage de l'opéra, il y a quinze ans, et que celle-ci visait peut-être bien à dissimuler toute autre chose qu'un bête brigandage. Il nous reste à identifier les auteurs, si tant est que cela soit possible après toutes ces années. Est-ce que tu peux nous parler des criminels qui ont débarqué ce soir-là ? Y'a-t-il quelque chose qui t'ait frappé les concernant ? Un détail, n'importe quoi...
Louis-Gustave se trouva aussitôt désarçonné ; il s'attendait certes à un interrogatoire en bonne et due forme, vu sa qualité de témoin direct de la scène, mais ne pensait pas que l'attaque viendrait de son amie d'enfance.
– Je... hésita-t-il, cherchant de l'aide dans la pièce pour n'en trouver que dans les yeux compatissants – mais toujours lubriques – du lieutenant Fondement.
– Comment se sont-ils échappés, par exemple ? Les rapports de police sont plutôt évasifs à ce sujet, nota Ariane d'un ton expert. Comme si... on avait voulu cacher une terrible conspiration !
Le lieutenant Fondement ne put laisser passer cette atteinte à l'honneur de son bien aimé corps de police sans réagir. Il cessa de caresser le mollet de Louis-Gustave du bout de sa chaussette trouée pour hausser la voix.
– Une légère bavure, peut-être, grommela-t-il, mais il ne faut pas commencer à voir des conspirations partout ! Notre affaire est déjà bien assez improbable sans qu'on y ajoute des templiers, des francs-maçons ou je ne sais quel autre ordre de satanistes égorgeurs de poussins.
Ariane hocha la tête de mauvaise grâce, mais reformula néanmoins sa question :
– Alors, comment ont-ils réussi à s'enfuir ?
– Je ne sais plus, grommela Louis-Gustave, mal à l'aise. Ils ont pris un enfant en otage.
Il grimaça et chassa les images pénibles qui s'étaient imposées à lui. Les autres eurent le bon goût de ne pas insister, se replongeant dans leurs papiers.
– Je vais tenter d'obtenir un mandat pour interroger le couple Desmiers et fouiller dans leurs affaires, grommela le lieutenant Fondement en guise de conclusion à leur petite discussion.
– Ce sera complexe, nota Stéphane, pessimiste. En plus de jouer au golf avec le maire, ils ont également tendance à fréquenter les mêmes parties mondaines que le procureur et le juge de commune.
***
Salut les gens ! En ce cinq novembre, je suis en train de galérer avec mon NaNoWriMo de cette année. (Si c'est également le cas de certains d'entre vous, mon soutien moral vous est acquis.) Bref, le projet de cette année est une plus-ou-moins séquelle à CMOB, laquelle s'intitule fièrement « Les vacances mouvementées mais néanmoins sympathiques de Patrick et Louis-Gustave ». Comme chacun de mes NaNos, c'est très mauvais, mais je ne perd pas espoir d'en faire quelque chose de lisible avec un peu de travail. ^_^
Merci à tous pour vos lectures assidues et votre soutien ! Plus que quatre chapitres... et un épilogue. :p
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