XX. La Plume empoisonnée
Anne-Lucienne s'était dévouée pour brosser le poil soyeux de SATAN, en l'absence (définitive) de Muguette. Aux yeux de ses congénères, cela confirmait définitivement son caractère divin, d'autant plus qu'elle se tira de l'aventure sans la moindre griffure.
– Je suis sûre qu'elle est déçue, persifla Calixte en regardant la Sainte Emmerdeuse papouiller affectueusement SATAN. Ça lui aurait fait des stigmates. Charles-Conrad aurait été vert de jalousie.
Domitille la fit taire d'un claquement de langue, sans pour autant relever les yeux de la compilation de vieux journaux qu'elle avait empruntés aux archives de la bibliothèque municipale. Il s'agissait des éditions de la gazette locale durant l'intégralité du mois qui avait suivi la prise d'otage de l'opéra, document des plus évocateurs de l'ambiance paniquée, à la limite de la folie collective, qui avait régné quinze ans plus tôt.
– Tu trouves quelque chose d'intéressant ? lui demanda Calixte.
Elle avait abandonné sa lecture depuis une bonne demi-heure, prétextant que ses yeux fatiguaient – pour ce qui était d'espionner Anne-Lucienne, en revanche, ils tenaient la forme.
– Juste le déroulement de l'affaire, ce qui est sans doute quelque chose en soi, pour autant que l'on sache quoi chercher. Écoutez un peu ça :
« Ils ont débarqué durant le troisième acte, nous apprend Monsieur Pascalin Lignières, malheureux témoin de la scène. Ils étaient armés, et ils ont menacé et hurlé. Mais évidemment, face au bruit de l'orchestre et au coffre des chanteurs, ils n'avaient aucune chance de se faire entendre. Alors ils ont paré au plus simple : ils ont tiré sur la soprano. Cette pauvre Louise Valette s'est effondrée sur scène. On n'a pas compris tout de suite qu'elle était morte. Ce n'est que lorsque Gustave Valette a surgi des coulisses pour se jeter au secours de son épouse et que les agresseurs l'ont massacré à son tour que nous avons compris. »
Georgianna et Philiberte, qui tenaient conseil avec les jumelles, interrompirent également leur lecture pour écouter Domitille.
– Dear, je suis tellement tellement désolée, soupira la rouquine en entourant les deux sœurs de ses bras pour les serrer contre l'opulence de son corset. Elle claqua un baiser mouillé sur la joue de Calixte, qui se débattait gentiment pour lui échapper, puis laissa filer ses victimes.
– Le témoin... fit remarquer Philiberte, plus pragmatique. Il s'appelle Lignières, c'est ça ?
Domitille approuva d'un hochement de tête.
– Pascalin Lignières, relut-elle.
– J'imagine que le fait qu'Isabeau se nomme également Lignières n'est qu'un hasard malencontreux, étant donné que la moitié de la ville devait se trouver à cette représentation de théâtre ?
La question laissa les jeunes filles perplexes. Croire au hasard était effectivement logique, mais d'un autre côté... Le mystère qui entourait la mort de Valmont était tellement étrange et illogique qu'il était difficile de passer outre un indice de cet acabit.
Les enquêtrices en herbe poursuivirent ainsi leur lecture, Calixte daignant même abandonner son étude exhaustive d'Anne-Lucienne pour se joindre aux recherches. Elle se montra d'un enthousiasme fou en commençant à éplucher la rubrique mortuaire des vieux journaux déjà passés entre les mains de Domitille.
– Mon Dieu, Papa portait une moustache affreuse sur la photo qu'ils ont choisie pour son avis de décès, grommela-t-elle. Maman était plutôt jolie, en revanche. Louis-Gustave a hérité de son sourire un peu tordu. Je trouve ça charmant.
Elle poursuivit plus ou moins en silence, agrémentant le tout de commentaires dont ses camarades – plus sérieuses – se seraient sans doute volontiers passées. Sauf Georgianna, évidemment, qui ne tarda pas à rejoindre Calixte dans ses fouilles archéologiques, s'étonnant avec elle des coiffures fort démodées de ces cadavres de l'époque. Et puis tout à coup, une poignée de jurons, à la fois en anglais et en français.
– Holy shit ! fit Georgianna.
– Nom de Dieu ! agrémenta Calixte.
Leur coup d'éclat attira évidemment Anne-Lucienne, qui délaissa SATAN pour venir faire la morale à ses cadettes.
– Enfin, on ne jure pas par le nom du Seigneur ! les morigéna-t-elle. Vous devriez avoir honte.
Si Domitille et Philiberte parvinrent tout à fait bien à prendre l'air coupable de rigueur, quand bien même elles n'avaient rien fait de mal, Georgianna et Calixte s'en montrèrent malheureusement largement plus incapables. Elles soutinrent le terrifiant regard d'Anne-Lucienne durant quelques secondes qui parurent une éternité, un véritable combat à mort entre anges et démons, l'Apocalypse.
– Pardon Anne-Lucienne, déclamèrent-elles finalement d'une même voix, baissant la tête d'un air penaud.
– Ce n'est pas envers moi que vous devez vous excuser, répliqua l'angélique jeune femme. C'est envers le Seigneur.
– Pardon Seigneur, répétèrent piteusement les deux coupables.
Anne-Lucienne hocha la tête d'un air satisfait et les laissa enfin pour monter à l'étage, non sans les avoir bénies toutes deux.
– Holy shit, répéta Georgianna tout bas dès qu'elle eût tourné le dos.
– Tu l'as dit, confirma Calixte.
Domitille et Philiberte les interrogèrent du regard, curieuses de savoir ce qui avait bien pu déclencher un tel déchaînement.
– Là ! Là ! s'excita Calixte en mettant le journal sous les yeux de sa sœur. C'est une édition du journal spécial faire-part mortuaire des victimes de la prise d'otage. Tu vois là ?
Domitille écarquilla les yeux, surprise. En effet, là se trouvaient les faire-part annonçant deux décès : ceux de Feodora et Vladimir Lignières. Couplé au fait qu'Isabeau n'avait jamais ne serait-ce que mentionné avoir perdu des membres de sa famille dans des circonstances tragiques – quand bien même il était vrai qu'elle se dévoilait peu – la chose devenait cette fois hautement suspecte.
– Qui seraient-ils par rapport à Isabeau ? souffla Philiberte, baissant la voix pour éviter d'être entendue par Anne-Lucienne, non loin. Nous venons plus ou moins d'établir que son père se prénommait très certainement Pascalin...
– Vu la date de naissance, la femme pourrait très bien être sa mère. Elle lui ressemble un peu, si on observe bien la photo du faire-part, n'est-ce pas ?
Les filles confirmèrent à voix basse, avant de s'intéresser au dénommé Vladimir.
– C'était encore un bébé, murmura Domitille, toute triste. Regardez, il n'avait que trois ans.
– Environ une année de plus qu'Isabeau, nota Calixte. Ça pourrait être son frère.
Elle fut arrêtée par Georgianna, qui avait mis plus de temps que les autres à se remettre de leur découverte.
– Come on, grommela-t-elle. Isabeau en aurait forcément parlé ! On vit quasiment ensemble, vous vous rendez compte ? Moi, je vous ai tout raconté de la vie palpitante de ma grand-tante écossaise. Et si j'avais eu un frère, fut-il décédé en bas âge, je vous en aurais parlé aussi.
Personne ne fut en mesure de lui fournir de réponse satisfaisante. Calixte, en revanche, avait repris son exploration des rubriques mortuaires, revenant en arrière, dans l'édition du jour qui avait suivi l'attaque. On y évoquait vingt-trois victimes, et les noms étaient donnés. Vladimir Lignières ne figurait toutefois pas sur la liste.
– Encore plus étrange, commenta-t-elle.
– Pas forcément, la reprit Philiberte, plus réfléchie. Le bébé a peut-être été seulement blessé durant la prise d'otage, et il serait décédé plus tard.
– Il n'y a qu'une seule manière de le savoir ! décréta Domitille, plus déterminée que jamais maintenant qu'elles mettaient enfin la main sur des informations potentiellement intéressantes. Demander à Isabeau.
Calixte, Georgianna et Philiberte affichèrent toutes trois des expressions pour le moins dubitatives, et il était certain qu'Adélaïd en aurait fait de même, eût-il été présent.
– Dear, quand on commence enfin à cerner les motivations de l'assassin, on le traque jusqu'à obtenir une preuve irréfutable de sa culpabilité, la morigéna Georgianna. On ne l'invite pas à boire le thé pour lui demander ce qu'il pense de ses mauvaises actions.
Il fut dès lors décidé d'observer Isabeau de loin et de poursuivre l'enquête sans son concours. Elle avait un lien avec la chaussure qui avait servi à tuer Valmont et s'était rendue au chevet de Muguette avant son décès. Elle venait de devenir le suspect numéro un.
***
Anne-Lucienne avait été chargée par Mademoiselle de Touchet de ranger les affaires de Muguette afin que ses parents puissent venir les récupérer. Pour ce faire, elle avait enrôlé Rose-Céleste, en sa qualité de camarade de chambre de la disparue. La jeune fille s'employait toutefois à l'aider avec toute la mauvaise grâce dont elle était capable, soupirant tant et si bien qu'il était étonnant qu'elle n'hyperventile pas encore.
– Tu es adorable, ma chérie, l'encouragea Anne-Lucienne. Bénie sois-tu. Pose ce carton là-bas, veux-tu ?
Nouveau soupir. Rose-Céleste s'exécuta, agissant avec la plus extrême précaution.
– Et si le poison qui a tué Muguette se trouvait dans ses affaires ? protesta-t-elle. On risquerait de mourir nous aussi !
– Le Seigneur nous protège, répliqua son aînée, intraitable et souriante.
– Oui mais...
SATAN déboula à cet instant-là dans la chambre, faisant s'écrouler une pile de bouquins que Rose-Céleste avait soigneusement entassés dans un coin. Elle soupira de plus belle tout en évitant de se retrouver trop proche du fauve.
– Oh, ce sont mes livres ! fit une voix dans le couloir.
Anne-Lucienne, qui se tenait à plat ventre sur le sol pour contrôler que rien n'avait roulé sous le lit de la défunte Muguette, tourna son regard bleu vers l'arrivante. Reconnaissant les anglaises ratées d'Edmondine, elle hocha la tête en signe d'assentiment.
– La police a rendu les affaires de Muguette ce matin, expliqua-t-elle. Ils étaient dedans, si je ne m'abuse. Tu peux les récupérer.
Edmondine exprima sa joie par un grand sourire un peu niais, et exhiba un des précieux ouvrages sous le nez d'Anne-Lucienne en clamant combien il était susceptible de lui plaire. Anne-Lucienne, qui venait de terminer Pour une poignée de dollars dans ma culotte montante avec difficulté – il lui avait fallu réciter un chapelet entre chaque chapitre pour tenir le choc – s'efforça de ne pas montrer d'embarras. Suspicieuse, elle laissa courir son regard sur la page de garde. Passion dans l'arrière-chapelle. Elle devait passer son tour.
– Et si tu venais plutôt nous aider à ranger les affaires de Muguette ? intervint Rose-Céleste, les bras pleins de fanfreluches, de peluches et d'une bouteille de sirop pour la toux.
Anne-Lucienne se sentit emplie d'une honte légitime, mais dut avouer que l'initiative fort malpolie de sa cadette l'arrangeait pour le moins. Qu'à cela ne tienne, un chapelet récité pour sa mauvaise pensée passagère lui en épargnerait cent pour la lecture avortée de Passion dans l'arrière-chapelle.
***
En ce qui le concernait, le lieutenant Fondement ne se trouvait pas sur la piste d'Isabeau Lignières – ou du moins pas encore. Ce qui l'intéressait présentement, c'était plutôt le soudain enrichissement de Monsieur Desmiers père, géniteur de ce pauvre Valmont, qui jusque-là brillait plutôt par son absence au sein de l'enquête du lieutenant. Il s'était attendu à devoir supporter les parents et se les traîner dans les pattes, mais avait dû vite se faire une raison : Monsieur et Madame Desmiers semblaient plus intéressés par leurs parties de golf que par le récent trépas de leur fils unique. Chacun sa manière de gérer le deuil.
Malheureusement, le lieutenant Fondement s'était montré jusque-là trop obstiné par les donzelles de l'internat pour jeunes filles de bonne famille et ne leur avait guère prêté attention. C'était l'agent Lande d'Aussac, accompagné de la bruyante Ariane, qui s'étaient les premières intéressées à l'anomalie. Le lendemain des quelques bêtises alcoolisées que Patrick Fondement et son rival et désormais amant Louis-Gustave Valette avaient effectuées sur le canapé du salon, Stéphane Lande d'Aussac vint déposer un dossier plutôt épais sur le bureau de son supérieur, non sans avoir dû précédemment lutter pour se faufiler dans la pièce toujours aussi minuscule. Derrière la porte, Ariane Montaigne trépignait d'impatience.
– Ce sont eux les coupables, vous allez voir ! Ils ont tué leur propre fils ! déclama-t-elle avec toute la grandiloquence de celle qui lit un peu trop de romans policiers de mauvaise facture.
– Le couple Desmiers se trouvait en Italie le jour du meurtre de Valmont, répliqua le lieutenant. Et ils profitaient d'un apéro dînatoire au golf avec le maire de la ville le soir de la mort de la petite Muguette. Retournez à vos autopsies, Ariane !
Il la congédia à ces mots, et laissa à l'agent Lande d'Aussac le soin de lui expliquer ses récentes découvertes.
– Il ne s'agit pas vraiment de découvertes, plutôt que rumeurs et de connaissances d'ordre public. Ma mère fut une remarquable source d'information – du moins pour les allégations que j'ai pu croiser avec d'autres témoignages ; elle est sujette à l'exagération.
– Et donc, sur quoi avez-vous décidé de rédiger un rapport connu de tous ?
– Eh bien, simplement l'histoire de la famille Desmiers. Vous n'êtes pas sans savoir que le couple s'est fortement enrichi après la prise d'otage de l'opéra, qui coûta la vie à une bonne partie de la vieille noblesse de la ville.
– Moui, lâcha le lieutenant Fondement, nonchalamment appuyé – voire même affalé sur ses avant-bras.
Stéphane Lande d'Aussac ne sembla pas se formaliser de cet évident manque d'intérêt.
– La chaussure pourrait dater de cette époque, nota-t-elle.
Son supérieur songea enfin à le lui confirmer, lui faisant part des révélations que lui avait confiées Louis-Gustave la veille. Stéphane Lande d'Aussac demeura impassible durant la quasi-totalité du discours de son supérieur, après quoi elle hocha vivement la tête et sembla soudain surexcitée.
– Ça remet les jumelles Valette au centre de l'enquête ! s'écria-t-elle.
– Oh, elles ne l'ont jamais vraiment quitté.
Le lieutenant Fondement fronça le nez et s'efforça d'oublier la promesse que lui avait arraché son nouvel amant, à savoir qu'il devait s'efforcer de croire en l'innocence de Domitille et Calixte ; cela demeurait extrêmement difficile.
– Et donc, l'arme du crime et la chaussure portée par Louise Valette le soir de sa mort ne font qu'un, murmura l'agent Lande d'Aussac. Eh bien... Ma mère avait peut-être raison, finalement. Depuis des années, elle clame à qui veut l'entendre que c'est Desmiers qui avait orchestré l'attaque de l'opéra, qu'il a fait dissimuler en prise d'otage pour masquer son but premier : assassiner les nobles dont il souhaitait s'approprier les terres.
– Votre fameuse rumeur de notoriété publique ? la questionna le lieutenant Fondement.
– En effet.
Les deux policiers marquèrent une pause, se fixant sans se voir.
– Ça n'expliquerait toujours pas pourquoi le fils Desmiers a été assassiné. Vengeance ?
– Ce serait une solution. Monsieur, il faut impérativement que nous trouvions l'autre chaussure. Elle seule peut nous mener au meurtrier.
L'agent Fondement hocha pensivement la tête et se releva. Il aurait aimé pouvoir déambuler dans son bureau en fronçant les sourcils, une cigarette entre les doigts, comme les grands enquêteurs des romans-feuilletons à la mode, mais le bureau en question n'était malheureusement pas assez grand pour permettre une activité autre que se tenir debout et laisser un regard pensif et ténébreux couler à travers la minuscule fenêtre. Les activités de déambulations étaient fort injustement réservées aux inspecteurs disposant de plus grands bureaux. Cela n'empêcha toutefois pas Patrick Fondement de lâcher sa réplique d'une voix profonde :
– Oui, agent Lande d'Aussac ; il faut retrouver cet escarpin !
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