XIX. Les Indiscrétions de Patrick Fondement
Le lieutenant Fondement trouva le temps d'aller sonner à la porte du manoir des Valette en fin d'après-midi seulement. Il avait passé son temps à donner ses instructions à l'agent Lande d'Aussac et à éviter les suggestions intempestives de sa médecin légiste, s'évertuant de retrouver la trace de cette fameuse chaussure à talon qui avait – allez savoir comment – réussi à transpercer la poitrine de son cadavre. Toutefois, le cœur n'y était pas. Patrick Fondement sentait son instinct de détective lui titiller les narines et lui hurler que le reste de son enquête se trouvait auprès de Louis-Gustave Valette. Sa réaction devant la chaussure n'avait échappé à personne, au matin. Que savait-il ? C'était auprès de lui que le lieutenant Fondement comptait enquêter – ou à défaut, passer une soirée agréable.
Aussi sonna-t-il à la porte close armé de quelques bouteilles de bière et d'un reste de gigot qu'il comptait ronger affalé sur le canapé, ou quelque chose dans ce goût-là. Il n'obtint toutefois pas de réponse, dut insister et s'acharner sur cette malheureuse sonnette pour qu'on daigne enfin lui ouvrir.
L'individu qui se profila dans l'entrebâillement de la porte tenait plus du zombie informe que du bel avocat fringant, mais Patrick parvint néanmoins – non sans un étonnement grandissant – à reconnaître Louis-Gustave.
– Ça n'a pas l'air d'aller fort... commenta-t-il, mettant l'entier de ses talents de détective au service de cette affirmation.
– J'ai bu, déclama simplement Louis-Gustave. Entre, et ferme la porte derrière toi.
Patrick s'exécuta, non sans peine. Ayant déjà les mains occupées par ses provisions, il se trouva contraint de fermer la porte d'un coup du charmant postérieur qui avait tant contribué à l'avancement de sa carrière.
– Je vais devoir te remettre dans cette fichue cellule de dégrisement si tu continues comme ça, tu sais ! lança-t-il à l'avocat, qui déambulait vaguement devant lui pour rejoindre le salon, le tout plongé dans une semi-obscurité aux allures dépressives.
– Tu peux pas, répliqua crânement Louis-Gustave, dans un sursaut de lucidité. Je connais le Code pénal par cœur, je suis tout à fait apte à me défendre.
Le lieutenant Fondement se garda bien de remettre cette affirmation en cause, préférant s'installer au creux de l'un des fauteuils cossus – quoiqu'un peu vieillots– du salon. La maison semblait à l'abandon. Bien que meublée et décorée avec goût, elle émergeait d'une autre décennie.
Une décennie perdue, celle où les parents des trois enfants Valette vivaient encore. Patrick n'avait pas trouvé d'explication à l'absence des parents dans ses dossiers, alors il avait interrogé l'agent Lande d'Aussac, sa dealeuse habituelle de rumeurs diverses et variées. La jeune femme lui avait rappelé la prise d'otage de l'opéra et ses morts.
– Tu veux une bière ? lâcha le lieutenant à défaut de trouver une meilleure manière de débuter la conversation.
– Je mélange pas, s'offusqua Louis-Gustave en réponse, désignant son verre de whisky encore à moitié plein.
– D'accord.
En silence, Patrick déboucha l'une de ses bouteilles et porta le goulot à ses lèvres. Après sa dure journée de labeur, la boisson fraîche le détendit aussitôt. Il n'arrêta toutefois pas sa descente, avalant goulée après goulée, jusqu'à en avoir terminé. Dans la foulée, il déboucha une deuxième bière, qu'il dégusta plus sagement toutefois.
– Pied d'égalité, expliqua-t-il à son interlocuteur, qui le fixait sans trop le voir. Comme ça, on est tous les deux bourrés et tu pourras me raconter ce que tu meures d'envie de me dire. Parce que tu sais un truc, là. Je me trompe ?
– Nope.
Dans un haussement d'épaules nonchalant, Louis-Gustave observa son vis-à-vis à travers le verre de son breuvage. Patrick ne sut s'il devait interpréter son refus comme une réponse à sa question rhétorique ou un refus de coopérer.
À défaut, il se contenta de siroter sa deuxième bière, laissant le silence s'installer, prendre possession des lieux. Louis-Gustave semblait toujours agité en face de lui, incapable de reprendre le contrôle de sa personne. Il fallait reconnaître que le whisky n'aidait sans doute pas.
– Domitille et Calixte n'ont pas commis le meurtre.
Ce fut sa première affirmation un peu sensée depuis que le lieutenant Fondement s'était invité chez lui.
– Elles peuvent être difficiles, capricieuses, mais ce ne sont en aucun cas des tueuses, reprit Louis-Gustave.
– Aucune des gosses de l'internat n'en est une, a priori, se moqua gentiment Patrick. Ça n'a pas empêché que l'on retrouve un cadavre à poil dans leur bibliothèque.
Louis-Gustave le fixa un moment à travers son verre, fuyant la confrontation directe.
– Je sais, grommela-t-il à contrecœur. Mais je tenais quand même à te répéter mon sentiment avant de m'enfoncer pour de bon dans cette fichue histoire. Alors juste pour un moment, juste maintenant, chez moi, j'apprécierais que tu fasses au moins semblant de me croire, lieutenant Fondement. Domitille et Calixte sont innocentes.
Son interlocuteur hocha pensivement la tête et bafouilla son assentiment. C'était un genre de politesse un peu futile, mais il voulait bien jouer le jeu. Après tout, il s'était introduit ici comme un malpropre avec un reste de gigot. La demande de son hôte forcé ne dépassait pas les limites des convenances, loin de là.
– Domitille et Calixte sont innocentes, répéta-t-il d'une voix monocorde, histoire de satisfaire Louis-Gustave pour de bon.
En réaction, celui-ci termina son verre d'une lampée, le déposa à même le sol et se releva en titubant. Il parvint jusqu'au lieutenant Fondement, qui se trouvait toujours affalé dans l'épais fauteuil de cuir qu'il s'était octroyé en entrant. Peu assuré, il regarda l'avocat loqueteux se pencher au-dessus de lui, les mains sur les accoudoirs, jusqu'à ce que leurs deux visages se trouvent tous proches. Les yeux de Louis-Gustave ne le fuirent plus, cette fois ; ils se plantèrent dans ceux de Patrick comme un escarpin à talon dans le cœur d'un jeune homme.
– La chaussure appartenait à ma mère.
Les quelques mots que lâcha son hôte, Patrick ne les saisit pas sur-le-champ. Il se trouvait très franchement déconcentré par l'haleine aux effluves de whisky qui s'échappait des lèvres pleines de son vis-à-vis pour frapper son visage. Et puis bon, l'affirmation était aussi franchement ridicule.
– Tu n'as pas compris ? s'exclama Louis-Gustave, voyant qu'il n'obtenait pas de réaction. La chaussure appartenait à ma mère. L'arme du crime ! Elle la portait quand elle est morte.
Fidèle à sa promesse, Patrick Fondement se garda bien de dire tout haut ce qu'il pensait tout bas, à savoir que cela rendait les jumelles Valette plutôt coupables, voire même complètement. À la place, il lâcha donc un de ces mots qu'il s'entraînait chaque jour à répéter sur des tons divers devant son miroir, histoire d'avoir l'air sérieux et mystérieux si jamais un gros indice lui tombait sous le nez :
– Intéressant.
Puis, il décida qu'il avait assez joué les flics que rien n'effraie pour la soirée, et se jeta vers l'avant pour embrasser furieusement les lèvres alcoolisées de son vis-à-vis.
***
Lors que le lieutenant Patrick Fondement se jeta sur lui – visiblement sans intentions belliqueuses –, le premier réflexe de Louis-Gustave fut bien évidemment de lui rendre son baiser. Il était poli, après tout, et un baiser pareil ne se refusait pas. Il dut toutefois bientôt interrompre la chose, non par acquit de conscience soudain mais parce qu'il avait trop bu et qu'il était sérieusement en train de perdre l'équilibre.
– Mes sœurs sont innocentes ! répéta-t-il toutefois pour la forme en lissant sa redingote froissée par une journée de galère et d'alcoolisme.
– Intéressant, répéta le lieutenant Fondement, un éclat prédateur dans les yeux.
– Je suis sérieux ! protesta Louis-Gustave en levant un index presque autoritaire.
S'ensuivit un étrange ballet entre les deux hommes, l'un évitant les meubles à reculons, persistant à clamer l'innocence de ses charmantes cadettes, l'autre continuant son avancée en ponctuant les répliques du premier d'intéressant déclamés sur tous les tons. Et puis de temps à autre, puisque Louis-Gustave n'aimait guère dominer ses semblables, il laissait tout de même Patrick le rattraper pour lui soutirer un autre baiser.
La dispute se déroulant entre adultes consentants, il était évidemment à prévoir qu'elle se termine sur le canapé, dans un entrelacement de membres et de caleçons. À ce propos, Louis-Gustave nota d'ailleurs avec horreur que son vis-à-vis portait des slips kangourous à l'élastique détendu, ce qui n'était pas franchement glamour. À se demander comment le petit cul du lieutenant Fondement pouvait encore apparaître sous son meilleur jour dans de tels oripeaux. Louis-Gustave, pour sa part, se vêtait d'un caleçon de soie impeccablement repassé, ce qui était largement moins risible.
– Ça te met tout à fait en valeur, nota Patrick en découvrant sa délicieuse couleur saumon. Tu as l'air tellement innocent que j'en aurais presque envie de croire que tes sœurs le sont aussi.
Louis-Gustave lui mordit la lèvre en représailles, et le reste de leur passionnant débat sur la prévalence des slips kangourous sur les caleçons en soie se perdit dans un bon nombre de halètements.
***
À peu près au même moment, Edmondine se trouvait assise dans sa chambre, seule. Sans Muguette pour prendre part au club de lecture, et étant donné que Domitille passait sa soirée dans la chambre de Philiberte et Gee Gee avec sa sœur, la jeune femme se retrouvait bien esseulée. Elle en profitait toutefois pour relire les passages les plus scandaleux de Il léchait les cacahuètes avec amour, un roman qu'elle lisait uniquement quand elle était déprimée – il fallait dire que ce n'était sans doute pas le meilleur de sa brillante collection de romances à l'eau de rose, mais il comportait néanmoins des scènes relativement osées, qui ne seraient sans doute pas passées outre la censure bien pensante d'Anne-Lucienne. Oh non.
– Salut Edmondine... hésita bientôt une voix sur le pas de sa porte, la tirant de sa lecture.
L'interpellée dissimula Il léchait les cacahuètes avec amour de son mieux et leva les yeux vers la porte entrebâillée, pour y découvrir le petit visage fouineur d'Isabeau.
– Salut, répéta-t-elle lui adressant un sourire hésitant – quand Isabeau se rendait chez l'une de ses consœurs, c'était généralement pour lui demander un service ; et maintenant que Muguette n'était plus là pour réaliser ses moindres caprices, Edmondine devinait qu'elle serait sans doute la prochaine sur la liste. Elle s'en trouva un peu déçue : elle aurait pensé qu'Isabeau vampiriserait Rose-Céleste.
– En fait, je voulais te demander... murmura Isabeau, en s'autorisant à pénétrer un peu plus avant dans la chambre d'Edmondine. Tu voudrais bien me prêter Le Kilt du Destin ? Je n'arrive de toute façon pas à dormir, depuis que... depuis la mort de Muguette. Je me suis dit que ça me changerait peut-être les idées.
En temps normal, Edmondine se serait révélée enchantée d'initier l'une de ses congénères à sa passion pour les amours impossibles. Cette fois-là, elle hésita cependant.
– Je suis désolée, je ne l'ai pas ici. La police ne m'a pas encore rendu l'exemplaire que j'avais laissé à Muguette.
Isabeau eut un air déçu, mais n'insista pas. Les deux jeunes filles se regardèrent en chiens de faïence un moment, sans trop savoir que se dire. Elles se savaient toutes deux les suspectes les plus potentielles pour le meurtre de Muguette, tout comme elles savaient qu'elles n'échappaient aux accusations officielles que parce que Valmont était mort avant, et qu'on n'avait pu relier clairement aucune d'entre elles à ce meurtre-là. Il n'en demeurait pas moins une rivalité mortelle entre Isabeau Lignières et Edmondine Dampierre. C'était à qui saurait faire accuser l'autre. Edmondine continua à fixer sa collègue, jusqu'à ce que celle-ci se décide à partir. Son esprit romanesque lui jouait peut-être des tours, mais il lui avait semblé qu'Isabeau était prise d'un bien autre sentiment que la tristesse légitime suivant la mort d'une amie. Elle était morte de peur.
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