X. La Maison du Péril

Muguette allait et venait dans les couloirs, à la recherche de SATAN. Elle avait juré à Mademoiselle de Touchet qu'elle donnerait un coup de brosse à la bête, et s'efforçait donc de l'attraper depuis une bonne demi-heure au moins. Muguette la lente, Muguette la maladroite. Comment aurait-elle pu triompher de monstre touffu qu'incarnait SATAN ?

Comme le lui avait posément expliqué Anne-Lucienne, ses intentions étaient pleines de pureté et sa bonté irradiait autour d'elle telle une auréole divine, mais sa quête devrait sans doute se solder par un échec. Elle était gentille, Anne-Lucienne. Elle prenait toujours le temps d'expliquer les choses à Muguette, même quand elle comprenait un peu lentement. Et puis après elle la bénissait, et elle bénissait tout le monde, et son joli carré blond tressautait sur ses épaules.

SATAN avait profité des rêveries de Muguette pour lui glisser entre les jambes et filer une fois de plus. La jeune fille pivota sur ses talons à sa recherche. Avec un soupir, elle réalisa qu'il s'était réfugié dans la chambre d'Isabeau et de Nazaire.

– Oh Mumu s'il te plaît viens nous en débarrasser, il va encore manger mes chaussettes, je n'en ai plus qu'une paire, mon père va me tuer ! Oh mon Dieu ! Oh mon Dieu ! Je déteste les chats !

Isabeau s'était précipitée sur Muguette en hurlant, comme souvent quand elle se retrouvait confrontée à SATAN. Les autres filles disaient toutes qu'elle faisait semblant d'avoir peur parce qu'elle voulait échapper aux corvées concernant le chat démoniaque – il fallait avouer que de brosser une boule de poil qui n'appréciait que moyennement la chose tenait très souvent du suicide et gâtait irrémédiablement les jolies mains blanches et manucurées de ces demoiselles. Mais Muguette aidait volontiers ; elle savait bien qu'elle s'en ressortirait avec de cuisantes griffures, et ne s'en plaignait pas.

Muguette de Vauchaussade faisait partie des plus jeunes pensionnaires de l'institution de Mademoiselle de Touchet. À quinze ans seulement, elle se laissait facilement influencer par les filles plus âgées et répondait aux demandes gentiment formulées comme à celles qui l'étaient un peu moins, toujours soucieuse d'être appréciée par ses aînées. Rose-Céleste, quinze ans également et qui partageait sa chambre, faisait montre d'un caractère un peu plus indépendant, même si au final elle finissait également par s'effacer devant les supplications récurrentes d'Isabeau. Et puis bon, Isabeau fumait en cachette, aussi ; c'était tellement cool et risqué qu'elle méritait bien qu'on s'aplatisse un peu, même si ça lui valait des réprimandes plus que récurrentes de la part d'Anne-Lucienne, qui demandait régulièrement à Muguette de venir prier pour son âme avec elle.

Et par conséquent, la jeune fille influençable s'enfonça dans la chambre d'Isabeau et de Nazaire sans la moindre arrière-pensée, décidée à s'occuper du monstre pour répondre aux suppliques de son aînée. Maîtriser SATAN pour Isabeau ; partager les prières d'Anne-Lucienne ; jouer les chœurs pour Domitille et servir de partenaire de tennis pour Calixte quand Philiberte manquait à l'appel ; aider cette même Philiberte à classifier les traités scientifiques de la bibliothèque ; repriser les boutons des chemises de Gee Gee ; participer au club de lectures romantiques d'Edmondine et vénérer Le Kilt du Destin avec elle ; faire passer des petits billets aux garçons de l'internat d'en face pour Nazaire ; et finalement, écouter Rose-Céleste quand l'envie lui prenait de se plaindre de la tyrannie des grandes. Non, Muguette ne vivait pas vraiment pour elle-même ; elle s'épanouissait toujours dans l'ombre des autres.

Isabeau la mit d'ailleurs gentiment à la porte aussitôt qu'elle fut parvenue à enfermer SATAN au creux de ses bras, arguant que la bête avait besoin de calme et qu'il valait mieux que Muguette l'emmène ailleurs.

– Le pauvre petit chéri poilu, il a besoin de silence, tu comprends ? Et qui mieux que toi peut l'aider à recouvrer sa sérénité ? Non vraiment Muguette, je t'assure qu'il vaut mieux que tu t'en ailles. Je fais ça pour toi, tu sais ; Mademoiselle de Touchet sera si heureuse d'apprendre que tu t'occupes bien de SATAN. Je le lui dirai moi-même demain matin ! D'ici là, c'est très gentil à toi d'être venu le récupérer, bonne nuit !

La porte se referma sur ces entrefaites. Muguette et son otage poilu se réfugièrent au salon, où ne demeurait plus personne ; les autres filles étaient toutes allées dormir, comme si leur jolie unité se retrouvait un peu abîmée avec l'absence de Domitille et Calixte. Muguette ferma les yeux un instant, le chat ronronnant tout en lui lacérant les genoux avec les griffes de ses pattes avant. Elle avait hâte que les jumelles reviennent et que toute cette histoire se termine, afin de pouvoir regagner son petit quotidien, sa tranquillité paisible. Les autres filles se trouvaient toutes bien trop surexcitées pour lui prêter attention, avec toute l'agitation qui avait suivi la mort de Valmont. Quand tout serait oublié, elles autoriseraient à nouveau Muguette à œuvrer dans leur ombre, comme elle l'avait toujours fait. Ce serait rassurant.

Muguette ne devait bien évidemment jamais le savoir, mais pour une fois, c'était elle qui serait le centre de l'attention.

***

Louis-Gustave fit appeler un taxi pour reconduire ses sœurs à l'internat de Touchet le lendemain, estimant qu'il n'y avait rien d'autre qu'il puisse faire pour elles pour le moment – ou du moins rien qui ne nécessite leur présence immédiate dans ses pieds. Mieux valait qu'elles reprennent leur vie normale, qu'elles suivent leurs cours, avait-il expliqué à Domitille. Calixte aurait préféré s'arroger un peu plus de vacances, mais leur frère aîné s'était montré intraitable : elles retournaient à l'internat. En son for intérieur, Domitille avait jugé sa décision plutôt sage, même si elle craignait de retourner sur les lieux du drame. Valmont se trouvait à chaque tournant, derrière chaque porte, comme un fantôme de souvenir qui la hantait sans réfléchir. Parfois, elle aurait voulu l'oublier, ou fuir tout du moins. Mais c'était trop dur ; elle ne pouvait pas. Elle avait toujours fait face aux difficultés et ne changerait pas de comportement maintenant. Non.

Elle prit donc le chemin du retour, et regarda défiler les arbres à travers la vitre du taxi, observant ces paysages familiers, ces collines calmes entourées d'un linceul de brume grise et fine, décharnée. Elle s'efforça de ne pas pleurer en se laissant envahir par les souvenirs de Valmont, parce que Calixte se trouvait à côté d'elle et qu'elle aurait sans doute désapprouvé.

– Arrête de faire semblant, viens dans mes bras !

Domitille sentit soudain la main de sa jumelle se poser sur son épaule pour l'attirer contre elle. Elle continua à retenir ses larmes, mais apprécia malgré tout le geste de Calixte. Malgré leur dispute de la veille, malgré les cachotteries et les mensonges, elles demeuraient sœurs, unies par le sang et par les traits de leurs deux visages si semblables. Même si Domitille n'avait pas encore pardonné à sa sœur d'avoir rencontré Valmont à sa place, elles se soutiendraient quoi qu'il advienne.

La haute grille de fer forgé du domaine de Touchet se dessina bientôt au bout de la route. Domitille et Calixte s'éloignèrent pudiquement l'une de l'autre, s'efforçant chacune à leur manière de se préparer à ce qui suivrait. Il était encore tôt, et avec un peu de chance, elles ne seraient pas confrontées immédiatement aux autres pensionnaires. Il n'en demeurait pas moins que la confrontation arriverait tôt ou tard, et que celles qui jusque-là les avaient traitées en amies risquaient fort de ne plus voir que des meurtrières potentielles sous leurs traits. Après tout, Calixte avait effectivement menti et triché en rencontrant Valmont, et Domitille avait été accusée par Anne-Lucienne. Les jumelles s'étaient retrouvées en prison ; cela voulait bien dire quelque chose, n'est-ce pas, même si ce n'était que pour quelques heures, pour quelques mots échangés presque poliment avec un policier trop – ou pas assez – zélé ?

– Comment crois-tu qu'elles nous accueilleront ? murmura Domitille, incertaine.

– Comme si de rien n'était, répliqua aussitôt Calixte. Elles préféreront murmurer dans notre dos plutôt que de chercher la confrontation. Mais ne t'inquiète pas : je vais t'innocenter aussitôt que possible ; j'expliquerai que c'est moi qu'Anne-Lucienne a vu parler à Valmont.

Domitille leva un regard ahuri vers sa sœur.

– Tu ne dois pas, décida-t-elle. Nous ne leur devons rien, pas la moindre explication. Après tout, nous ne sommes pas coupables.

– Peut-être. Mais ça elles ne le savent pas, et on ne peut rien prouver. Alors si l'une d'entre nous au moins peut s'en tirer avec une réputation plus ou moins intacte, je veux que ce soit toi. Tu le mérites bien plus que moi !

Le taxi s'arrêta à cet instant-là dans la petite cour recouverte de gravier qui s'étendait devant l'honorable bâtiment hébergeant les dix jeunes filles. Calixte et Domitille s'extirpèrent de l'habitacle sans creuser le sujet plus avant, un peu sonnées à l'idée de voir bientôt les regards mi-accusateurs mi-inquiets de leurs camarades se poser sur elles. Évidemment, la porte était fermée et elles n'avaient pas la clé, raison pour laquelle elles partirent sonner chez Mademoiselle de Touchet afin que cette dernière leur ouvre. La vieille demoiselle, déjà debout depuis deux ou trois heures, les reçut avec plaisir.

– Emmener ainsi des jeunes filles de bonne famille, quel scandale, quelle vilaine bande de malotrus ! pesta-t-elle tandis qu'elle raccompagnait les jumelles vers l'internat de son petit pas saccadé.

Le gros trousseau de clé qui permettait d'ouvrir à peu près toutes les portes du domaine se balançait entre ses doigts malingres, presque des griffes. Les jumelles observaient son va et viens régulier, hypnotisées. Domitille se rappelait évidemment que le mystère demeurait sur la manière dont Valmont avait pénétré dans le bâtiment, avec ses portes fermées que l'on ne pouvait déverrouiller que de l'intérieur. Aurait-il été possible qu'il mette la main sur une clé ? Ça paraissait peu probable, mais il faudrait peut-être enquêter.

– Je sais à quoi vous pensez, ma chère, la reprit presque aussitôt Mademoiselle de Touchet, comme si elle lisait dans ses pensées. Je ne crois pas que ce pauvre garçon ait pu s'emparer de mon trousseau, vous savez. Il est bien trop bien caché ! Et non, il n'existe pas de double. L'une des occupantes de l'internat a forcément dû lui ouvrir. C'est une conclusion qui me désole, mais c'est malheureusement la seule qui tienne la route.

– Non, ça ne tient pas la route ! protesta Domitille, sous l'œil sceptique de Calixte. Qui ? Qui aurait voulu tuer Valmont ? Je vis avec ces filles depuis deux ans maintenant, je les connais toutes par cœur ! Et je ne parviens pas à en soupçonner une seule ! Ça doit forcément être autre chose.

Mademoiselle de Touchet adressa un triste sourire à sa pensionnaire.

– Vous avez toujours été trop gentille, Domitille. Vous voyez le bon en chacune de vos consœurs. Je le vois aussi, et c'est pourquoi la vérité m'attriste tant. Il y a aussi du mal en ces jeunes filles. Ou du moins, des contradictions. Elles peuvent mentir, vous savez ; toutes, même Anne-Lucienne. Ses lèvres ne profèrent peut-être que la vérité, mais il existe d'autres manières de mentir...

Elle jeta alors un regard en coin à Calixte, qui baissa les yeux. Domitille hocha pensivement la tête, refusant toujours de la croire. Elle devait enquêter sur le mois durant lequel Valmont avait disparu ; la clé du mystère – la clé de sa mort – y résidait peut-être.

Elles passèrent ainsi la porte de l'internat, dûment déverrouillée par la maîtresse des lieux. L'intérieur était silencieux, calme. Les filles dormaient toujours. Seuls les miaulements stridents de SATAN perçaient le silence, mais cela était devenu si habituel que Domitille ne les entendait plus qu'à moitié, sans réagir.

Elle laissa Mademoiselle de Touchet à son chat – ce pauvre pauvre Stanislas qui devait mourir de faim – et tandis que Calixte escaladait les escaliers pour aller retrouver leur chambre douillette, Domitille décida qu'elle n'avait rien contre un petit thé pour se mettre d'aplomb pour la journée. Elle gagna la cuisine, mais une silhouette affalée sur un fauteuil attira son attention, au cœur du grand salon. SATAN, qui venait d'échapper à son honorable maîtresse, fila d'ailleurs entre les jambes de Domitille pour aller croquer un orteil de la personne installée sur le fauteuil. Laquelle ne réagit pas. Domitille sentit son sang se glacer dans ses veines.

Muguette... Muguette était morte.

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