VII. Le chat et les pigeons

Le lieutenant parut décontenancé un instant face à la si belle réplique de Philiberte. Il esquissa une moue boudeuse des plus charmantes et toisa l'assemblée en relevant le menton.

– Mademoiselle Valette peut m'accompagner même si elle n'est pas majeure, décida-t-il soudain. Son cher papa n'aura qu'à me coller un procès au cul s'il n'est pas content. Moi, j'ai une enquête pour meurtre à résoudre. Vous vous rappelez toutes de votre copain Valmont qu'on a trouvé mort dans la bibliothèque ce matin même, n'est-ce pas Mesdemoiselles ? Je parie même que vous vous êtes bien rincé l'œil. Alors Domitille Valette va venir avec moi, et vous allez très bien réfléchir à ce que vous me direz quand je reviendrai ici demain matin, sans quoi vous pourriez bien être les prochaines à visiter nos superbes cellules première classe – les toilettes sont incluses. Je ne suis pas idiot : je sais que l'une d'entre vous au moins est impliquée dans le meurtre de Valmont Desmiers. Je ne vous traite pas encore de meurtrières, mais de complices potentielles. Il ne tient qu'à vous de rester potentielles ou de vous voir impliquer pour de bon et traîner dans la boue. Suis-je clair ?

Il acheva sa tirade avec un panache à toute épreuve, fusillé du regard par dix jeunes filles aux boucles sages, qui venaient de décider à l'unanimité que ce policier arrogant ne leur plaisait plus du tout, malgré son adorable petit fessier si bien moulé dans son joli uniforme.

– Vous n'avez pas le droit... murmura encore Philiberte, mais elle abandonna rapidement la partie.

Très étrangement, ce fut cette petite simplette de Muguette qui sauva la situation : elle darda ses grands yeux verts, rendus globuleux par ses énormes lunettes, sur Calixte puis sur Domitille, puis, à voix haute et sur un ton particulièrement languissant, demanda :

– Mais, pourquoi est-ce que vous emmenez Calixte alors, si c'est Domitille que vous voulez ?

Encadrée par deux policiers à la mine patibulaire, Calixte leva les yeux au ciel et soupira en voyant son stratagème dévoilé de la sorte. Domitille la vit formuler des menaces de mort sur ses lèvres, sans les prononcer à voix haute, fort heureusement – être accusée de meurtre n'était pas le meilleur moment pour se mettre à évoquer ses envies de torturer ses petites camarades. Domitille toutefois, en ce qui la concernait, vit dans la révélation de Muguette une chance de tourner la situation à leur avantage, une fois encore.

– Effectivement ! lança-t-elle. Je suis Domitille. Laissez partir ma sœur.

Le lieutenant Fondement la regarda d'un air très franchement désabusé.

– Vous vous moquez de moi ?

– Pas du tout, décréta humblement la concernée. Je suis Domitille.

– Non, c'est moi.

Et voilà que Calixte s'y mettait. Les jumelles échangèrent un sourire goguenard, prenant bien soin d'arborer exactement les mêmes expressions. Elles voulaient être en tout point semblables ; il faudrait bien ça pour embrouiller le policier.

– Mes petites, ce petit jeu ne m'amuse pas beaucoup. Arrêtez ça, et que la vraie Domitille s'avance avec moi, si elle ne veut pas aggraver son cas.

Comme un seul être, les deux sœurs firent un pas en direction du policier.

– Sérieusement ? grommela celui-ci.

Elles haussèrent les épaules, indifférentes.

– Très bien, décréta-t-il, vous avez gagné ! Emmenez-les-moi toutes les deux, Messieurs ; on sera au moins certain d'avoir la vraie Domitille avec nous. Je vais vous coller dans deux cellules bien distantes l'une de l'autre et ne plus vous en sortir pendant un moment, espèce de sales gosses ! Vos parents vont être fiers, ah ça oui...

Domitille ne lui précisa pas qu'elle n'avait plus de parents depuis bien longtemps, et elle vit Calixte s'abstenir également. Le moment n'était plus à la provocation, et de toute manière, les jumelles n'aimaient pas plaisanter avec leur statut d'orphelines. Elles se laissèrent emmener sans plus dire un mot, espérant toutes deux que Louis-Gustave aurait bel et bien reçu leur missive, qu'il saurait venir les trouver rapidement, et, qui sait, peut-être les sortir de ce traquenard.

***

Louis-Gustave Valette se trouvait être un fort charmant jeune homme qui atteindrait prochainement la trentaine, même s'il se refusait absolument à le reconnaître et dissimulait ses tempes dégarnies sous d'astucieuses coiffures dont l'élaboration tutoyait la complexité du Code de procédure pénale. Il exerçait la brillante profession d'avocat depuis quelques années maintenant, même s'il fallait reconnaître que dans les faits, il servait plus souvent de faire-valoir et de garçon de café à sa terrible patronne que de véritable homme de loi. Mais Louis-Gustave s'en souciait peu – de toute façon, il aspirait à devenir une licorne.

Depuis la veille – non, les avocats de son faible rang n'établissaient plus de distinction entre jour et nuit, c'était si superficiel de dormir – le jeune homme travaillait sur un cas de divorce plutôt houleux, d'autant plus que la future divorcée, cinquième épouse du futur divorcé et nièce de sa deuxième femme, entendait se remarier très prochainement avec le petit-fils par alliance du neveu de son époux actuel, et souhaitait évidemment profiter de son passage en la présence d'un avocat pour modifier son testament de manière subséquente. Louis-Gustave s'efforçait donc d'établir son arbre généalogique et de calculer les parts légales de chacun, enfermé dans la bibliothèque depuis trois ou quatre jours, si sa barbe naissante ne mentait pas – les attributs pileux masculins, quoique très disgracieux selon l'idée que Louis-Gustave se faisait du physique d'un apollon, s'avéraient de formidables alliés dans la mesure du temps qui passait.

Trois ou quatre jours... Ah, il faudrait bientôt qu'il sorte faire un tour, histoire de vérifier que le cabinet n'était pas parti en faillite depuis la dernière fois – les affaires n'allaient pas si bien que ça en ce moment, en témoignait la mauvaise humeur constante de la divine maîtresse de l'Étude en question.

– Je vais aussi m'accorder une douche – et du savon à la lavande, soupira Louis-Gustave en se relevant tant bien que mal, les jambes ankylosées après ses heures de recherches.

Il quitta la bibliothèque de l'étude – un placard à balais reconverti en fait, à peine assez grand pour contenir un semblant de bureau et des bouquins poussiéreux sur tous les murs. Un bon paquet de feuilles volantes tapissaient également le sol. Dehors, la luminosité l'éblouit telle un millier de soleils, avant qu'il ne se rende compte que quelqu'un – vraisemblablement sa très oublieuse patronne – avait oublié d'éteindre la lumière du couloir, qu'il n'émergeait pas du tout en plein milieu de l'après-midi comme il avait pu le penser en quittant son repaire, mais qu'il devait déjà être une heure avancée de la soirée, vu le crépuscule qui déroulait son voile à l'extérieur, tel un tapis de ténèbres piqueté d'étoiles.

– Louis-Gustave ! Vous vivez encore ?

La voix autoritaire de Maître Perséphone D'Emphaire – sérieusement, un nom comme ça, ça ne s'inventait pas – résonna à travers le couloir. Louis-Gustave prit une très profonde inspiration. Adieu, douche chaude ; adieu, savon à la lavande ! Il avait espéré ne croiser personne, ou du moins s'éclipser discrètement, mais ses heures supplémentaires étaient de toutes évidences encore parties pour grimper en flèche. Résigné, il gagna le bureau de Maître d'Emphaire – elle exigeait qu'il la nomme Maîtresse, mais Louis-Gustave s'y refusait encore, pour le moment.

– Je peux vous être utile ? psalmodia-t-il à la place sur un ton très franchement obséquieux.

Perséphone d'Emphaire hocha vigoureusement la tête de haut en bas, ce qui eut pour effet de faire valser sa chevelure mi-blanche mi-noire, qui rendait son âge impossible à estimer. Si elle s'avérait une avocate brillante et sans merci – la plupart de ses collègues la comparaient à un pitbull, quand elle-même préférait se considérer comme un très racé dalmatien – Maître d'Emphaire, avocate-notaire de son état, ne possédait pas vraiment le physique type d'une femme de loi. Grande et squelettique, ses pommettes trop saillantes lui donnaient constamment un air de méchante de conte de fées, un air de sorcière. Elle flottait dans ses fourrures et portait des décolletés qui n'étaient plus de son âge depuis longtemps – quand bien même l'âge en question demeurait un mystère. Bref, Maître d'Emphaire sortait tout droit d'un cauchemar, et elle peuplait ceux de Louis-Gustave depuis plusieurs années déjà. Quand il était bien réveillé, toutefois, il la trouvait toujours brillante. Terriblement effrayante, mais brillante.

– J'ai une excellente nouvelle ! lâcha-t-elle en esquissant un sourire carnassier. Une affaire vient de vous tomber dessus, et elle va nous valoir un tel lot de publicité que l'Étude sera remise à flot en moins de temps qu'il n'en faut pour dire anticonstitutionnellement !

Elle semblait si heureuse que Louis-Gustave ne put réprimer un frisson. De quoi allait-il hériter cette fois ? Un groupe de mafieux narcotrafiquants pour qui il faudrait trouver un moyen légal d'importer des tonnes d'ours en peluche pas suspect du tout mais pas du tout voyons dans le pays, de préférence en contournant allègrement les douanes ? Encore un comité d'agriculteurs en colère qui militait pour que l'on modifie l'amendement numéro soixante-neuf de la loi sur l'abattage des porcelets ? Ou deux vieilles familles ruinées qui souhaitaient vérifier que leurs enfants se trouvaient généalogiquement assez éloignés pour qu'on les marie ?

– Bon, je ne fais pas durer le suspens, exulta Maître d'Emphaire. Voilà la nouvelle : on a trouvé le cadavre du fils Desmiers dans l'internat où logent vos deux petites sœurs !

Estomaqué, Louis-Gustave recula d'un pas, se sentant pâlir à vue d'œil. Valmont, l'ex-petit ami de Domitille ? Ouh, ça ne sentait pas bon ; la pauvre chérie devait être démontée, et avec Calixte – et son habileté à mettre les pieds dans le plat – à ses côtés pour seule épaule sur laquelle pleurer, on était en droit de craindre le pire.

– Seigneur, il faut que j'aille les voir immédiatement ! décréta Louis-Gustave, paniqué. Vous croyez que je peux prendre un de ces jours de congé que vous me devez depuis l'année dernière ?

– Pas la peine, mon cher, pas la peine ! s'exclama Maître d'Emphaire, faisant montre de toute son emphase. Je ne vous ai pas encore raconté la meilleure partie de l'histoire : je viens d'apprendre, par la petite nièce de mon cousin Lucien, qui se trouve avoir choisi la très dégradante profession d'agent de police, que vos deux sœurs venaient d'être arrêtées pour le meurtre ! C'est formidable ! Nous allons pouvoir les défendre ; imaginez un peu la renommée que gagnera l'Étude dans toute cette sombre histoire !

Louis-Gustave se laissa tomber sur une chaise en tremblant, faisant par là même basculer la pile de dossiers à classer qui l'habitait jusque alors. De la renommée ? Ça pour sûr... Il y avait des jours où son statut de chef de famille autoproclamé ne lui plaisait plus tant que ça. Domitille et Calixte en prison ; leurs parents devaient se retourner dans leurs urnes funéraires.

***

L'internat paniquait un petit peu, mais Muguette n'était pas certaine de comprendre pourquoi. Enfin, elle aussi s'inquiétait pour Calixte et Domitille, évidemment, mais elles avaient seulement été arrêtées pour meurtre, ce n'était pas si grave, non ?

Si les romans d'Edmondine disaient vrai, elles allaient rencontrer de beaux policiers musclés au poste, et tomber amoureuses, et vivre de merveilleuses aventures tout en déchirements intérieurs et en non-dits, jusqu'à ce que la situation devienne vraiment désespérée. Leurs amoureux potentiels arracheraient alors leurs fausses moustaches et dévoileraient qu'ils étaient des princes charmants du pays voisin tout en dégainant l'indice ultime qui permettrait d'innocenter les jumelles : une lettre écrite par Valmont pour expliquer qu'il s'était suicidé. Elle avait été volée par un ennemi diabolique venant du passé, mais après ça, les princes policiers pourraient épouser Domitille et Calixte et elles feraient de la couture jusqu'à la fin de leurs vies ! Elles en avaient de la chance, quand même !

– Muguette, reviens sur terre. Ton thé est en train de refroidir.

Anne-Lucienne s'était installée à côté de la jeune fille, un peu en retrait. Elle ne semblait pas vouloir se mêler à ses condisciples, pas depuis sa prétendue trahison qui avait conduit à l'arrestation des jumelles. La preuve : elle n'avait encore béni personne ce soir-là. Muguette se sentit un devoir de lui remonter le moral.

– Sois bénie, Anne-Lucienne ; je déteste boire le thé tiède, ce n'est vraiment pas bon !

Elle avala une petite gorgée en s'étouffant à moitié, puis, se sentant d'humeur à se laisser aller aux confidences, chuchota :

– Moi je te crois quand tu dis que tu as vu Domitille rejoindre Valmont dans la bibliothèque, tu sais. Quand je suis montée me coucher, hier soir... je les ai entendus qui parlaient. Une voix de femme, et une voix d'homme, c'était étrange. Enfin, hier j'ai cru qu'il s'agissait d'Isabeau, elle parle tellement bas parfois, mais en fait, ça devait être un homme...

Assise un peu plus loin, Isabeau s'étrangla très innocemment avec son thé.

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