III. Pension de Touchet
Si Jehanne de Touchet manqua les premiers évènements de cette fatidique matinée, elle reprit son monde en main avec la terrible efficacité qui lui était coutumière, qui ne laissait soupçonner en rien la réaction désarçonnée qui avait été la sienne lorsque Anne-Lucienne l'avait tirée de son pavillon résidentiel pour lui annoncer la terrifiante nouvelle.
– Racontez-moi encore une fois, ma douceur, crachota la vieille dame tout en s'agrippant au bras de sa pensionnaire, qui l'entraînait vers le bâtiment réservé aux filles – celui des garçons se trouvait de l'autre côté du parc, à distance suffisamment respectueuse pour que morale et vertu soient sauves.
Un sourire contrit se dessina sur les lèvres fines d'Anne-Lucienne, sans s'étendre au reste de son visage, cependant. Telle une madone sculptée dans la pierre, la douce jeune fille s'avérait particulièrement inexpressive. Ses yeux seuls s'exaltaient souvent, brillants d'une ferveur légèrement inquiétante. Jehanne de Touchet avait néanmoins eu le temps d'apprendre à l'apprécier, depuis quatre ans qu'elle l'avait prise sous son aile. Elle avait les pieds sur terre, contrairement à la majorité des autres donzelles de l'internat – oh, Jehanne les aimait aussi, celles-là, mais elle ne se confiait pas comme elle osait le faire avec sa petite protégée.
Anne-Lucienne de la Jarretière provenait d'une famille noble et désargentée des landes. Très pieux, ses parents avaient récemment converti le manoir familial en monastère, où vivaient encore les trois sœurs et cinq frères de la jeune femme, au son des cantiques et des vêpres. En lui permettant d'intégrer sa prestigieuse école, Jehanne de Touchet s'était érigée en bienfaitrice pour cette jeune demoiselle discrète et efficace. Anne-Lucienne le lui rendait par une loyauté farouche et à toute épreuve, aussi la vieille demoiselle savait-elle pertinemment pouvoir se fier à son témoignage lorsqu'elle lui demanda de répéter l'histoire abracadabrante encore une fois, histoire d'être bien sûr que ce n'était pas la démence sénile qui refermait déjà les griffes sur son cerveau.
– Seigneur, c'est vraiment une histoire très gênante, débita Anne-Lucienne. Valmont Desmiers se trouve actuellement dans la bibliothèque du bâtiment des filles, ce qui en soi est un scandale à part entière, parce que ça signifie que quelqu'un a dû le laisser entrer, ce qui va à l'encontre du règlement interne de l'internat, qui prohibe très clairement toute présence masculine dans le bâtiment, celle de Stanislas exceptée, bien sûr.
– Ce bon vieux Stanislas n'est plus vraiment un mâle au sens propre du terme, je m'en suis assuré personnellement, ma douceur, répliqua fermement Jehanne de Touchet.
Les sourcils d'Anne-Lucienne s'arquèrent en une courbe parfaite tandis qu'une fois encore, le reste de son visage demeurait de marbre.
– Doux Jésus, marmonna-t-elle.
Et sans se laisser désarçonner par d'impures pensées, elle reprit, le plus sérieusement du monde.
– Eh bien ce n'était pas le cas de Valmont. Il était nu, et tout le monde a pu voir. Dieu miséricordieux, quel scandale ! J'ai évidemment fait sortir les filles le plus rapidement possible, et je crois bien être parvenue à protéger les yeux impressionnables de la jeune Rose-Céleste de ces images décadentes !
– S'il est aussi mort que vous dites, ma douceur, il n'aura pas pu dévergonder nos pensionnaires, fit laconiquement remarquer Jehanne de Touchet.
Anne-Lucienne leva les yeux au ciel mais s'abstint d'en invoquer à nouveau la protection. La vieille demoiselle de Touchet, unique survivante de sa puissante famille, profita du silence pour apprécier le calme irréel qui régnait encore dans le parc de son domaine. Elle avait comme l'impression que celui-ci risquait de partir en fumée pour un bon moment, une fois que la police et ses scandales poseraient le pied sur ses terres. Un mort dans la bibliothèque, vraiment ? C'était la deuxième fois que le domaine de Touchet voyait le sang ternir ses terres.
La première, ç'avait été bien des années plus tôt. Jehanne de Touchet se doutait bien que personne ne devait plus guère s'en souvenir, à part elle. Il fallait dire qu'on oublie difficilement la mort de son propre père – un duel qui avait mal fini, à l'époque. Et à l'épée, s'il vous plaît, dans la juste tradition des parfaits gentilshommes ! Jehanne ne parvenait plus à se souvenir quelle en avait été la raison. Une sombre histoire de braconnage de canard colvert, peut-être ? Ou une jalousie ancestrale suite à une infidélité conjugale ? Elle ne savait plus ; elle était si jeune à l'époque. Sa mère avait alors parlé de gâteries que son père aurait offertes à une autre dame du voisinage, ce qui avait mécontenté l'époux de cette dernière, mais la petite Jehanne du passé ne voyait point la malveillance qui pouvait résulter de l'acte d'offrir des sucreries à un voisin.
Enfin, qu'importait ! La mort touchait Touchet d'une tout autre manière cette fois-ci, s'en prenant à l'un de ses anciens pensionnaires : Valmont Desmiers, ce fils d'industriel arrogant, mais néanmoins charmeur. Mademoiselle de Touchet éprouvait un pincement au cœur à l'idée qu'il ait pu trouver la mort. Malgré les troubles qu'il avait causés durant les mois passés, elle s'attristait toujours de voir mourir les jeunes gens. Domitille Valette devait être effondrée. Anne-Lucienne ne l'avait pas évoquée, mais c'était justement sa retenue qui avait mis la puce à l'oreille de la vieille dame. Sa protégée savait-elle quelque chose qu'elle se refusait à dévoiler ? Jehanne fronça les sourcils. Quelle idée idiote ; elle n'avait jamais eu à se plaindre d'Anne-Lucienne et doutait de devoir le faire un jour.
À défaut, elle tâcha de se rasséréner en savourant l'ambiance douce du parc, le matin. Une petite bise faisait trembler les ormes, là-bas près de l'étang. Le bâtiment principal, un imposant manoir construit dans le style du seizième siècle – mais en plein dix-huitième siècle, ce qui le rendait démodé avant l'heure pour l'époque – se dressait en arc de cercle un peu plus au Nord. D'un côté se dressait la bâtisse destinée à accueillir les dix garçons triés sur le volet que Mademoiselle de Touchet acceptait dans son école – plus que neuf en réalité, depuis le départ de Valmont un mois plus tôt. Et tout à l'opposé, à proximité du petit pavillon de chasse qu'elle-même occupait, l'internat des jeunes filles – dix également, âgées de quinze à dix-huit ans. Un âge difficile, mais Mademoiselle de Touchet vouait malgré tout une affection sincère à ses jeunes pensionnaires.
Anne-Lucienne la pieuse ; Edmondine la romantique ; l'anglaise et scandaleuse Georgianna ; Isabeau la râleuse ; Muguette, qui brodait de si charmants canards. Et encore Nazaire, exotique avec sa peau brune de métisse ; Philiberte l'intellectuelle ; la jeune Rose-Céleste. Et les jumelles, bien sûr – Domitille si douée et Calixte si franche. Toutes de charmantes créatures, qu'il fallait encore guider mais qui deviendraient des femmes de tête, de caractère. Concernant les garçons hébergés en face, Mademoiselle de Touchet émettait des doutes plus prononcés quant à l'opportunité éventuelle d'en faire des personnes respectables. Surtout Adélaïd ; depuis le départ de Valmont, il s'avérait pénible pour deux.
Lorsque la vieille demoiselle passa enfin la porte de la longue bâtisse carrée qui abritait l'internat des filles, elle se tira de ses pensées pour baisser un regard ennuyé sur la serrure, bien en place. Elle s'était efforcée de ne pas trop y songer, mais la réalité l'angoissait. Les mots d'Anne-Lucienne lui revinrent : il était scandaleux d'avoir trouvé Valmont à l'intérieur de l'internat, car cela signifiait que quelqu'un avait dû lui ouvrir. Le vieux visage ridé de Jehanne se plissa un peu plus tandis que l'angoisse la saisissait. L'internat était bien sécurisé, les portes solides et les serrures régulièrement contrôlées. La vieille dame en possédait la clé, et s'assurait toujours que toutes les entrées étaient bien verrouillées à la nuit tombée. On pouvait certes ouvrir les portes depuis l'intérieur... mais pas depuis l'extérieur.
– Qui a fait entrer Valmont ? marmonna-t-elle, pensive.
Un peu plus loin, Anne-Lucienne tourna un regard candide vers sa bienfaitrice.
– Vous disiez ? demanda-t-elle poliment, son auréole de cheveux flavescents parfaitement rangés sous le sage serre-tête lui donnant plus que jamais l'innocence d'un ange.
– Rien, rien, ma douceur, décréta précipitamment Jehanne.
Mais le regard qu'elle échangea avec Anne-Lucienne avant de pénétrer enfin sur les lieux du crime signifiait clairement que pas une d'entre elles n'était dupe. La pensionnaire modèle et la vieille dame s'étaient faites exactement la même réflexion, même si elles se refusaient pour l'instant à exprimer leur soupçon tout haut : on se retrouvait face à un meurtre en huis clos, et les policiers qui viendraient ne tarderaient pas à se rendre compte que l'une des jeunes filles logées ici devait tout du moins être impliquée dans l'affaire. Restait à savoir qui, et pourquoi. Jehanne de Touchet craignait d'héberger une meurtrière.
***
Domitille se sentait planer, comme si soudain le monde n'avait plus été qu'une ronde irréelle de visages tristes et compatissants. Elle les détestait. Les voix lui parvenaient comme troublées, mirages sonores, et ses yeux ne voyaient que des images floues et dansantes. Quelqu'un lui avait administré un calmant – Mademoiselle de Touchet peut-être ? Elle le savait, parce qu'elle sentait encore le goût âcre du médicament qu'on lui avait fait avaler. Elle n'avait cependant pas posé de questions. Ne rien sentir était mieux que de mourir chaque seconde en pensant à Valmont. Ou était-ce du soulagement ? Passé le choc, Domitille ne savait plus.
Leur histoire était si compliquée... et maintenant qu'il n'était plus là, parti à jamais sans qu'elle ne doive plus craindre de le voir ressurgir sur le pas de la porte, avec son visage d'ange et son sourire de démon, elle se sentait libre. Triste et libre, comme un pauvre petit pantin dont on aurait coupé les fils. Heureusement que Calixte demeurait avec elle ! Elle n'aurait pas su que faire, sans sa sœur à ses côtés, sa jumelle, son âme véritable. Les deux filles ne partageaient peut-être pas exactement les mêmes goûts et intérêts, mais elles étaient indéniablement liées. Elles partageraient le même sort sur leurs mêmes traits.
– Dom, ça va ? souffla doucement Calixte, dont l'interpellée put distinguer le joli visage juste en face du sien.
– Ça va, répéta-t-elle dans un souffle.
– La police est arrivée. Un certain lieutenant Patrick Fondement aimerait te parler. Je lui ai fait jurer de ne pas faire trop long. Tu es peut-être la première à avoir découvert le... à avoir pénétré dans la bibliothèque ce matin, mais ce n'est pas une raison pour le laisser t'embêter outre mesure, d'accord ?
Calixte baissa la voix et s'approcha, laissant comprendre à sa sœur qu'elle ne voulait pas être entendue par d'autres.
– Tu devrais refuser ; attendre de voir comment ce lieutenant... Fondement va lancer son enquête, ce qu'il va raconter à la presse, s'il va conclure que Valmont s'est enfoncé une chaussure à talon dans le cœur tout seul et nous laisser tranquilles, je ne sais pas !
– Non, je vais lui parler. Je le dois à Valmont.
Domitille hocha la tête, absente. Elle vit les sourcils de sa sœur se froncer ; sans doute aurait-elle préféré qu'elle refuse l'entrevue, qu'elle clame que sa vie se trouvait entraînée dans un tourbillon trop funeste pour seulement exhaler quelques mots.
Domitille devinait sans peine les multiples rouages qui devaient tourner à plein régime sous le petit crâne blond de Calixte. Des deux jumelles, elle avait toujours été celle qui planifiait tout, qui mettait au point des stratagèmes compliqués pour influencer les autres. Calixte comprenait les gens ; la nature humaine, elle la connaissait. Et pourtant, c'était Domitille qui avait incarné le visage public de leur charmant duo ; les gens aimaient Domitille, l'admiraient et l'appréciaient, sans qu'elle ait à produire le moindre effort pour ce faire. Mis à part quand elle découvrait le cadavre de l'amour de sa vie – potentiellement un gros con, elle n'avait pas encore décidé – assassiné sur une peau d'ours, elle attirait les regards et charmait ses pairs sans avoir à y réfléchir. Calixte la calculatrice faisait bien pâle figure à côté de l'abordable et adorable Domitille. Cette dernière se demandait parfois si sa sœur en souffrait, alors même qu'elle ne produisait aucun effort particulier pour mériter sa fugace popularité. Peut-être, oui. Peut-être que Calixte serrait les poings et fermait les yeux plus souvent qu'elle ne voulait bien l'avouer. Mais que pouvait Domitille ? Ce petit jeu lui semblait si simple et naturel. Tout autant que de jouer à aimer Calixte.
– La police, reprit-elle de sa voix lointaine. Fais-les entrer. Et ne t'inquiète pas, Cal. Tout ira bien.
En parlant, Domitille s'était efforcée de relever son regard sombre pour croiser celui de sa sœur jumelle, qui hocha la tête sans trop y croire. Domitille ne comprenait pas son inquiétude, mais n'y pouvait pas grand-chose au final. Elle parlerait à la police ; elle n'était en rien responsable du sort terrible de Valmont et ne craignait pas la vérité.
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