Chapitre 2 : Du temps à l'usure

Les premiers rayons de lumière percèrent le ciel à l'horizon, tandis que la routine reprit simplement la cadence dans la vie de chacun à l'accoutumée.

Chez les Bwood, la bonne odeur du café frais venait entièrement embaumer la petite maison ce matin-là, la passion se faisant ressentir depuis le pas de la porte d'entrée. Elle cheminait de la cuisine à la chambre située au fond du couloir, déployant sur son passage ses nombreuses vertus avant de venir chatouiller délicatement les narines du jeune homme endormi. Le réveil se fit en douceur et dans une humeur beaucoup moins maussade contre toutes estimations. Alexy appréciait depuis fort longtemps cet arôme à chaque levé du soleil, c'était son quotidien. En effet, l'une des rares choses qu'il aimait véritablement en ce monde et sans restrictions. Il prit ainsi plaisir à humer pleinement le parfum de la caféine dans l'air, gémissant, puis soupirant le souffle inspiré lors de l'étirement de son corps le long du lit.

Ses os craquèrent presque tous simultanément sous sa pâle peau, sa nuit ne s'étant certes point déroulée à merveille comme il l'aurait si souhaité. Mais une fois détendu, sa pensée s'orienta immédiatement vers un endroit précis de la maison. Il était question de la salle à manger à savoir. L'idée de son aîné faisant le petit déjeuner était la plus probable et même la plus étrange et étonnante vision qu'il puisse avoir à l'esprit. Il n'était que deux à partager ce petit cocon familial, et bien qu'il soit le plus jeune, il était toujours celui qui prenait les choses en main. En toute franchise, son frère n'était sûrement pas aussi entreprenant et encore moins matinal que lui. Si ce dernier se trouvait déjà debout à faire quelque chose, Alexy déduisit alors qu'il se réveilla bien plus tard qu'à son habitude.

Il était finalement temps de se lever ! de se débarbouiller et d'aller enfin à la rencontre de la fameuse personne qui improvisa le repas de ce matin. Le jeune homme se retrouva en un rien de temps dans la cuisine, habillé d'un short et d'un débardeur noir pour seul habit. Le plus âgé se trouvait juste assis sur une chaise autour de la table, tenant une tasse fumante en sa main droite pendant qu'il lisait paisiblement les nouvelles sur sa tablette. Le blond se contenta de faire un signe de la tête comme unique salutation à l'autre, ce dernier lui rendant à son tour un bonjour  à haute voix, puis se tut. Se remettant immédiatement à sa lecture, il ne se soucia guère de son cadet désormais.

 Que regardes-tu ? demanda Alexy, faussement intéressé afin de briser le silence de la pièce. Il demeurait dans l'encadrement de la porte, le visage impassible comme toujours mais qui, intérieurement, détaillait tout ce qui tombait sous son regard calculateur.

 La météo, répondit l'aîné en détachant ses yeux de l'appareil, puis les plongea à nouveau sur son contenu. J'aimerai bien prendre un bain de mer samedi. Cela fait trop longtemps que nous ne sommes pas allés à la plage, je voudrai que rien ne gâche ce moment ! 

Il se réjouissait déjà à cette idée. Il est vrai qu'il pleuvait souvent ces temps-ci, phénomène plutôt anormal en temps d'été auquel personne ne portait réellement attention. Toutefois, leur comportement n'avait rien de bizarre à en juger les circonstances. Les changements climatiques devenaient de plus en plus communs et fréquents, considérés alors comme chose habituelle. Aucun ne semblait se poser de questions à ce sujet.

Non, personne.

 Et j'imagine que tu souhaites absolument que je vienne avec toi, même si je ne le conçois pas, supposa Alexy. 

Son regard rétrécissait au fur et à mesure qu'il percevait les intentions cachées de son frère. Ne demeurant pas indéfiniment figé telle une pierre tombale, le jeune se déplaça rapidement afin de s'asseoir en face du plus âgé. Pourquoi cette soudaine sortie ? Il miserait tout sur une seule option : Lenny savait sûrement quelque chose à propos de ses dernières nuits mouvementées, et si c'était le cas, il ne lâcherait pas de sitôt l'affaire. Devait-il lui confesser ses démons pour obtenir la paix ?

" Que faire ? "

 Tu sembles très pensif ce matin, interpella le plus grand d'une voix étrangement posée. 

Il se leva donc, sans aucune demande de la part d'Alexy ne soit faite, et saisit une autre tasse bien plus grande que la sienne qu'il remplit d'un café brûlant à ras bord. Ainsi fait, il la tendit aussitôt vers le blond qui la tint instinctivement entre ses mains fermes, et ce, sans manifester grande reconnaissance à ce geste attentionné. Lenny s'y était accommodé avec les années. 

Ce dernier prit d'abord le temps de s'asseoir à nouveau sur son siège, puis, le soin de plonger à présent son regard dans celui d'Alexy en toute franchise. Car, à vrai dire, l'aîné n'avait pas cette fois-ci pour habitude de voir son jeune frère aussi songeur qu'aujourd'hui. Il comprenait qu'une inquiétude s'était enfouie et avait pris racine en lui, car il avait tout simplement appris à le connaître depuis que ce dernier n'était qu'un petit nourrisson. Depuis, il ne l'avait pas lâché d'une semelle tel un ange gardien. Il était inutile de mentir sur le sujet.

 Tu as vu juste, Lenny, affirma Alexy calmement. 

Toutefois, en son âme, il réfléchissait longuement à sa dernière nuit passée, à tous ses sentiments ressentis durant son cauchemar. Il en gardait même des frissons, à y repenser, qu'il essayait de cacher tant bien que mal devant les pupilles de son grand frère. Comment ce dernier réagirait-il s'il lui dévoilait tout ? Le verrait-il autrement, voire le jugerait-il ? Alexy accepterait tout venant de son frère.

" Tout, sauf l'idée d'un monstre "  frémit-il de tout son être.

 Pleins de choses me taraudent l'esprit en ce moment, je ne sais pas vraiment par où commencer.

 Dis-moi juste la chose qui te vient le plus spontanément à l'esprit ! proposa un Lenny décidé à en savoir plus sur le problème. Il déposa vivement sa tasse et sa tablette sur le côté, appuyant par la suite ses coudes sur la table. Il posa alors son menton sur ses mains croisées, et dit :

 Vas-y, je suis tout ouïe !

Il était temps de passer aux aveux. Alexy soupira longuement. Il but une puis deux énormes gorgées de café, avant d'énoncer ceci dans cette même franchise adressée plus tôt :

— Sommes-nous réellement frères ?

En l'espace d'un instant, sa voix fut dénuée de toute émotion à glacer le sang à son écoute, mais celui qui l'entendit bouillonna de l'intérieur au quart de tour. L'ambiance se jouait à présent aux bords d'une frontière où les limites entre la colère et l'amour étaient assez poreuses. La réaction fut ainsi violente chez l'un, tandis que l'autre resta impassible devant un poing furieux qui s'abattit brutalement sur le mobilier. 

 Ne me dis pas que tu remets ça sur le tapis ! Tu sais exactement ce que j'en pense, et nous en avons déjà en discuté, s'indigna l'aîné. C'est tout à fait absurde d'en reparler, tu as toujours été mon frère depuis le ventre de notre mère et cela ne changera jamais !

 Pourquoi se voiler la face ? contesta sur-le-champ le blond, le ton montant rapidement d'un cran. Regarde-toi ! hurla-t-il presque. Maintenant, regarde-moi... cette fois-ci, sa voix se brisant dans une émotion soudaine, celle de la frustration. 

Un temps mort marqua l'embarras qui s'imprégnait dans la pièce, une envie de nausée, de dégueuler les maux qui brouillaient en son estomac depuis fort longtemps. Il hoqueta malgré lui, comme pour évacuer cet excès d'écœurement, de chagrin dissimulé. Il ne pouvait plus refouler, il devait reprendre force ! car fuir le problème ne pouvait être une solution à long terme. Il ne désirait plus jouer de rôle, et continua de la sorte ce discours qui faisait autant de mal à eux deux.

— Tu es grand, brun, la peau bronzée. Tu ressembles à notre père, tu as hérité des yeux de notre mère. Lewis et John ont tenu des traits de nos parents de même. Et moi, à qui je ressemble finalement ? À personne. Je ne suis qu'une page blanche, et je me suis toujours senti... à part dans cette famille. Je ne signifie nullement que nous n'avons passé de bons moments, tous ensembles. Au contraire, ça a été le cas, mais malgré moi, je me sentais toujours au fond de mon être exclu, avoua-t-il, amenant sa main vers sa poitrine afin de toucher à maintes reprises l'emplacement de son cœur. Les paroles s'échappaient en bousculade d'entre ses lèvres, il ne pouvait désormais plus garder son secret maintenant. Il allait le dévoiler contre lui.

— Pendant longtemps, j'ai supporté ce sentiment. Mais depuis que je fais... soupirant une énième fois, très souvent ce même cauchemar, 

Je n'en peux plus.

Voilà, il en avait déjà dit beaucoup. Le rideau de la tension retomba sur la scène, tandis que le silence revêtit une apparence symbolique. C'était l'habit de la méditation. Lenny ne disait rien, il était ni fâché, ni réellement en colère pour tout dire. Il écouta simplement avec grande attention ce que son frère lui confessait au fur et à mesure que les secondes défilaient dans le temps. Si bien qu'il put à présent entendre l'affolement des battements du cœur d'Alexy. Il savait. Il avait bien pris conscience que quelque chose préoccupait ce dernier il y a bien longtemps. La tourmente s'en était pris de lui chaque nuit, et l'aîné l'entendait depuis peu parler ou quasiment crier dans son sommeil.

Cependant, si cela entretenait un lien avec cette idée saugrenue, l'inquiétude n'avait pas sa place ici selon lui. Il avait été frappé d'étonnement et de stupeur à constater que son cadet apportait toujours de l'importance au doute de leur lien de parenté. Lenny s'était nûment emporté, son geste soudain s'étant abattu dans la surprise la plus inattendue. Mais à présent, il ne pouvait se taire éternellement, il lui fallait dire son mot là-dessus. Réconforter son frère était la chose la plus primordiale en ce moment, mais sa parole fut coupée sec dans son élan.

 Je me sens complexé, par-dessus tout, ajouta finalement Alexy.

Lenny leva le sourcil gauche d'incompréhension, la bouche légèrement entrouverte. Comment quelqu'un qui n'accordait aucun prix au physique mais tout à la logique pouvait se sentir lui-même complexé ? C'était donc quelque chose de plus spirituelle.

 Je sais que cela paraît absurde au premier abord, mais pas exactement dans le fond, répondit le blond à la question sous-entendue. Je suis complexé parce que je suis votre contraire : blanc comme un cachet d'aspirine, le plus petit de toute la famille mais le plus intelligent, et pleins d'autres détails qui nous séparent de plus en plus. C'est d'une incohérence, cela n'a pas de sens pour moi. Alors oui, je suis génétiquement complexé, car je ne me retrouve pas en vous ni physiquement, ni même moralement depuis un certain temps. Je suis littéralement perdu.

Et aussitôt dit, Alexy baissa sa tête vers sa tasse de café, noyant ses pensées dans le liquide noirâtre sous ses yeux. Se sentait-il honteux de s'être ouvert à l'autre ? De son caractère discret, il n'avait absolument pas l'habitude de faire ce genre de chose entre frères. En tout cas, Lenny également était désorienté. Que devait-il dire en tant que frère ? Que devait-il faire en tant qu'aîné ? La situation le laissait sans voix, sa pensée ne trouvait pas de réponse dans l'immédiat. 

À part une seule.

— Je ne nierai jamais que tu as toujours été quelqu'un de très spécial, et ce depuis ta naissance même. Tu es exceptionnel. Tu es unique. Et je trouve que c'est un privilège d'être ainsi, je t'admire souvent, sache-le ! Mais il serait plutôt mauvais que de rejeter de la sorte sa famille. Tu fais parti des nôtres tout en demeurant différent, car c'est dans ta nature de l'être. Tu es simplement toi-même, c'est tout. À mes yeux tu es quelqu'un de normal, tu es mon frère bien aimé. Voilà tout.

*

" Tu es quelqu'un de normal "

Comment Alexy devait-il comprendre cette parole ? La discussion s'était achevée, chacun ne sachant où donner de la tête lors du petit déjeuner. La situation étant devenue gênante, le blond avait rapidement regagné sa chambre, tandis que le brun partit à l'extérieur de la maison faire on ne sait quoi d'urgent.

À nouveau seul, le doute était toujours présent.

" Mais s'il me voit comme une personne normale, comment pourrais-je lui parler de mes rêves ? C'est impossible, et encore plus s'il s'agit de ces choses invisibles que je n'arrête pas de voir constamment. Peut-être qu'il vaut mieux attendre, peut-être que ce n'est qu'un mal être intérieur que mon esprit matérialise en ce cauchemar incessant, qui sait ? "

Non, personne ne pouvait donner réponse à ses questions. Pas même son frère. Et ce sentiment s'empara une nouvelle fois de lui. Maintenant, il avait peur.

Et il allait se taire.

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