Le bruit de la râpe à fromage

Rentrée chez moi, la chaleur pèse autant sur mes épaules que mon sac, mais lui, je peux m'en débarrasser : jeté dans un coin, oublié jusqu'à demain. Je me jette à mon tour sur mon lit, yeux immédiatement happés par le plafond et sa constellation de tâches ; ma préférée est juste au-dessus de ma tête : le cygne, ailes déployées, il vole, lui. Je voudrais prendre mes ailes à mon cou aussi, sauter par la fenêtre et me brûler les yeux et les rêves au soleil, comme Icare. Mon corps reste là, écrasé par cette foutue chaleur –cygne, je pourrais migrer au loin, en Suède avec les oies de Nils Olgersonn, où il fait frais– incapable de bouger, à peine si je peux respirer, mais que des blocs d'air –l'air d'été est solide et celui d'hiver est tranchant– qui se dissolvent lentement dans mes poumons.

J'entends ma famille beugler –je ris à l'intérieur en me disant qu'on a des vaches à la maison– sans doute que c'est pour les devoirs ou le repas : je suis paumée en été, la journée dure trop longtemps : ya pas cette lumière chaude, orangée des fins de journée, celle qui te dit « c'est dix-huit heures, pense à rentrer chez toi ! », c'est ma lumière préférée ; le jour tombe trop vite en été, comme si le soleil avait plus la force de descendre tranquillement de son perchoir et se laissait juste glisser sur le toboggan du ciel, comme ça, d'un coup, sans prévenir. Comme moi, en fait, exténuée, qui m'écrase sur mon lit après toutes les obligations quotidiennes remplis –mon frère pleure et je pense à la pluie qui me rafraîchirait et me ferait revivre : je suis un tournepluie en fait– pour ensuite me reposer, un repos bien mérité. Soleil, si tu m'entends, je t'en veux pas de laisser ta place si vite à la lune –faire des heures supp', c'est crevant– alors rentre bien vite chez toi, de l'autre côté de la Terre, où ta femme t'attend avec une ratatouille –elle y a passé son après-midi alors fais-lui honneur.

Je lis un livre, les mots défilent dans ma tête : La Route de McCarthy ; les phrases défilent sous les phares de mes yeux, goudron poisseux de l'autoroute. J'ai les yeux fermés mais je lis ? Ah c'est pas banal. Ah non tiens, je m'endormais juste. Tant pis, c'était un bon bouquin.

Ma mère hurle pour appeler à table, mon père hurle parce qu'on a marqué, mon frère hurle parce qu'il est chiant, ma sœur hurle parce qu'elle fout autre chose, je hurle pour qu'ils la ferment –en dedans, avec les mots qui défilent comme dans mon hallucination, mon rêve fiévreux. J'ai pas envie de manger : il faut chaud, à l'odeur, c'est du rôti et j'en ai déjà ingurgité ce midi, j'ai pas envie de voir les braillards, je suis bien, allongée sur mon lit comme une couverture trouée. Nouvel appel de cris, pour être sûr ou juste parce qu'on aime ça, crier : je mettrai bien mon oreiller sur mes oreilles –serré comme quand il y a de l'orage– mais je meurs déjà de chaud –franchement, mourir de chaud, c'est assez nul– alors je me contente de fermes mes écoutilles du mieux que je le peux.

Bruits de couverts qui s'entrechoquent : soit j'ai une demi-heure tranquille, soit j'ai une demi-heure de cris à supporter ; cinquante-cinquante, pile ou face, faites vos jeux, rien ne va plus, la roulette touuurne –rouge noir rouge noir rouge noir rouge noir blanc quand ça va trop vite et tous les numéros qui s'additionnent ou alors qui s'annulent ? J'en sais rien, je suis pas matheuse– c'est le calme qui l'emporte, je vais pouvoir être emportée un peu plus loin par les vagues de mes pensées.

Sur les courgettes, on met toujours du fromage râpé, c'est une tradition antédiluvienne ; le fromage, on le coupe d'abord en morceaux assez petits pour qu'ils tiennent dans le compartiment de la râpe –cinq centimètres de long, deux centimètres pour les autres côtés du pavé– et on enlève la croûte, ensuite on oriente l'ouverture de la râpe au-dessus des courgettes, on serre fort la partie qui maintient le fromage et là, on tourne la manivelle et le fromage tombe en petits filaments sur les courgettes. Sauf que râper, ça fait un petit bruit, un vrrr-vrrr que je ne supporte pas, mais alors pas du tout : j'arrive pas à ne pas me dire que râper la peau, ça doit faire le même bruit alors, quand je l'entends, d'abord ça me crispe, puis je commence à trembler, je regarde la personne qui, innocemment, se râpe du fromage en ma compagnie, j'hésite entre l'étrangler ou lui faire avaler mes mots hurlés par les esgourdes, finis par ne plus supporter, sors de table, membres tendus comme un mannequin de vitrine, vais dans ma chambre en faisant crier la porte et mets de la musique, violente si possible et fort c'est encore mieux.
Il y a des courgettes avec le rôti.
J'entends le bruit de la râpe à fromage d'ici.
J'ai comme un sursaut d'épileptique, je bondis sur mon téléphone et lance une track au hasard : « Devonian : Nascent » par The Ocean, parfait, tout à fait adapté ; les décibels rebondissent sur mes tympans, trampolines minuscules, et m'apaisent –c'est comme un « abracadabra ! » mais en plus long et qui te prendrait aux tripes, puis remonterait jusqu'à ton cerveau pour couvrir tes pensées, leur mettre une couverture, bien border, bisou sur le front puis « bonne nuit, à demain ! » et tu sais que tu es tranquille jusqu'à la fin de la musique– et j'entends presque plus le bruit des couverts qui se battent dans la cuisine, la râpe brûlée.

Le temps passe, matérialisé par les musiques : « Devonian : Nascent », c'est onze minutes et cinq secondes, « And Who's the God Now ?!... », dix minutes vingt-cinq, « Undercurrent », dix minutes tout pile –pile comme la pièce jetée avant le repas qui continue dans un silence qui veut dire « on s'aime, je crois, mais on a rien à se dire »– « Contaminate Me », onze minutes douze, et tout ça sans s'arrêter, comme un défilé de mode, avec ses rythmes, ses riffs, ses solos : escarpins, robe, pièce maîtresse.

Je laisse le temps défiler comme une bobine de laine jetée de la Burj Khalifa jusqu'à ce que mon corps me réclame de bouger –j'ai jamais compris ce qu'il voulait, ses désirs ne sont pas les miens : pourquoi il veut des gosses ? Il me connaît pas pour avoir cette envie, les marmots, ils vont pas être bien avec une mère déglinguée qui risque d'oublier de les nourrir ; sauf quand il réclame un joint, là on se comprend– alors bon, ayant rien de mieux à faire, je me redresse. La Terre tourne, tout comme on me l'a appris à l'école, fantastique ; j'attends qu'elle se calme et me lève pour aller sur mon balcon –ya qu'un seul balcon dans cet appart' et c'est moi qui l'ai : lorsqu'on a décidé de l'attribution des chambres, les parents le voulaient, mais j'ai dit « les pigeons vont chier dessus, ça va puer et faudra racler leur merde » alors ils me l'ont refilé, et de bonne grâce ! Moi ça m'arrange, je peux fumer tranquille– et là, je m'assois sur le rebord, une jambe sur la rambarde et l'autre à l'intérieur –déglinguée mais pas tarée– et je sors ma pochette à clopes.

Le soleil s'est cassé voir sa donzelle, il fait enfin nuit, et donc calme –tout du moins jusqu'à la sortie des soûlards– je vais pouvoir fumer tranquillement et profiter –après tout, je l'ai mérité, non ? Une journée de plus survécue, ça se fête !– et avec un peu de chance, ça fera chier les voisins du dessus qui niquent à trois heures du matin. Comme à chaque fois que je me prépare un joint, je suis fébrile, mes mains tremblent je crève d'envie de décoller, de rejoindre le cygne là-haut, quitter la réalité et surtout, enfin être détendue, du type yogi mentale –c'est uniquement pour ça que je fume : ne plus sentir ma douleur d'exister– je dépose le cannabis pur –je le paie cher, mais il le vaut– sur une feuille, place un filtre, tasse le cannabis, roule la feuille, la colle en la faisant glisser sur mes lèvres, façon joueuse de flûte traversière, admire le résultat : ça dépasse un peu au bout, mais ça fera l'affaire, et puis ça donne un côté corne d'abondance ; je sors mon briquet. Flamme. Brins incandescents. Le joint entre mes lèvres.
Inspiration.
Délivrance.
Mon esprit s'envole, laisse mon corps pourrir sur le balcon, s'élève vers le cygne, dévoré par la pollution lumineuse.
Le temps n'existe plus.
Il n'y a que la quiétude.
Je perçois que je m'allonge sur le balcon, comme un éclair en périphérie de ma vision.
Le ciel au-dessus de moi, plafond si bas et si inaccessible.
À ce moment, j'aurais fermé les yeux.
Je me serais endormie.

Tous mes yeux sont soudain grain ouvert. Ça racle mon balcon crcrcrcrcr comme un chat qui ferait ses griffes. Je me redresse et le monde fait un looping –et peut-être un triple axel– mais je n'en tiens pas compte et me relève : le bateau tangue toujours un peu, mais j'ai le pied marin. C'est là que je remarque les crochets sut le rebord du balcon, alors je me penche et vois une échelle. Si on était au Moyen-Âge, je l'aurais faite valdinguer pour défendre mon château fort, ou alors j'aurais attendu qu'un prince très charmant y monte pour m'emporter au loin et on aurait monté son cheval –je l'aurais probablement foutu à terre et je me serais barrée avec le canasson : on m'enlève pas, moi, oh ! Et le consentement ? Mais là, rien. Juste une échelle et moi qui enjambe le rebord comme dans mes envies de suicides pour la descendre. En bas, dans la rue, le goudron est moelleux et très fondu, type raclette bien épaisse : je marche comme si j'étais dans un des bayous de Louisiane, en levant bien la jambe comme les danses du French cancan, et ça fait flotch-flotch. J'arrive à la boulangerie du coin et ça sent le croissant –sans doute un diffuseur d'odeur– et je décide de m'acheter une baguette bien blanche, genre couverte de coke. Un monsieur devant moi me regarde, puis la vitrine qui déborde de croissants dorés, puis moi à nouveau, et encore la vitrine. Il croasse « le kroassan » avec un fort accent anglais. Je lui souris, il ouvre grand la bouche –et je vois ses dents rectangulaires comme des tombes– et engloutit le croissant. Foutu barbare. Dégoûtée, je vais plus loin : à un croisement, un petit vieux en roller me coupe la priorité en beuglant « bien des gens seraient capables de tuer un homme pour prendre la graisse du mort et en frotter leurs bottes ! » Je m'exclame « quelqu'un pourrait me dire qui est ce nazi ? » et là, un enfant apparaît en disant « me voilà. C'est le Schopenhauer à roulettes. » Je réponds mécaniquement « Ah oui » avant de lui demander « d'où tu viens, gamin ? » Il répond du tac-au-tac « du néant. » Je l'observe, il a du chocolat ou de la confiture de myrtille autour de la bouche « ex nihilo, nihil fit, non ? » que je l'interroge. « Non. » « Je l'ignorais. Tu t'appelles comment ? » « Petit Miroir. » « Pourquoi ? C'est un nom bizarre. » « Réfléchis. » Et il disparaît. À nouveau seule dans la rue –ce qui arrive pas souvent– au milieu des traces invisibles de tous les morts qui ont un jour foulé cette terre des pieds, de la sandale, de la botte, de la pantoufle, de la tong, je tourne en rond et revois l'anglais. « Le kroassan. » Il en insère un à nouveau dans sa bouche et se met à pleurer comme un bébé et c'est là que mon instinct maternel décide de faciliter le boulot aux archéologues et surgit de la couche de sédiments sous laquelle je l'avais enfoui. Je m'approche et le prends dans un bras : « qu'est-ce que t'as ? Ouate doux you ave ? » Il me regarde -il a le regard triste des vaches folles ou de celles qui vont à l'abattoir, fleur à la bouche– et me dit « I know only one word in French : ''kroassan'', so I must eat that and only that, but it's so gross ! » C'est là que je comprends dans un éclair de génie que c'est un nain, ce qui explique la barbe et les dents tombales ; je suis donc dans un conte de fée, mais dans ce cas, où est le Prince Charmant ? S'il est pas là, alors c'est que je suis pas une princesse ? C'est là que je sombre dans les ténèbres et que le monde devient un tourbillon abyssal d'habitudes et de répétitions, insurmontable, jusqu'à ce qu'une reine enceinte s'approche de moi –je sais qu'elle est enceinte grâce à son ventre qui ressemble à un soufflé qu'on aurait sorti du four, d'ailleurs il s'aplatira aussi bientôt– et me dise, pendant que je mate, éberluée, la couronne qui orne son ballon de montgolfière. « Pensez à des cookies. » « Quoi ? » « Pour sourire. » « Feur ? » « Je délabyrinthe, attendez. » Elle se concentre et deux plis, comme l'onde d'une pierre jetée dans un lac déforment son front altier –au loin, le soleil brûle à nouveau, et ses rayons font scintiller l'eau du lac. « Ma pensée est compacte comme le béton. Vous êtes triste. Des cookies vous donneront le sourire. » Elle sort une boîte de cookies de son sac et me la tend tandis que des larmes de joie coulent sur mes joues, et scintillent aussi dans le matin enflammé –c'est une vraie reine, et c'est pour ça qu'elle porte une couronne sur sa verrue : pour le prince qu'elle porte ! Donc j'ai enfin rencontré mon prince charmant et je suis donc bien une princesse ! –je prends un cookie, le mange et tout disparaît comme une goutte de peinture dans un verre : diluée, avalée par le solvant solaire et j'ouvre les yeux.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top