XI.
La prison n'a pas été une étape facile, surtout pour un type comme moi. J'étais un gringalet, même si mes exercices m'avaient un peu fait prendre du muscle. Sans la mafia, j'aurais été la pute de la prison. Mes frères me protégeaient. Je voyais à leur regard un certain mépris. Sans eux j'aurais jamais survécu. Et ils le savaient. Tout le monde le savait.
Ça a fini par me rendre dingue, qu'ils considèrent tous que j'étais un raté, que j'aurais jamais pu rejoindre la mafia, que je valais pas trois copecs. Alors un jour, j'ai déraillé. J'ai planté mon voisin de chambrée, l'autre avec qui je partageais ma cellule. J'avais attrapé un vieux clou dans la cour, et puis je l'avais patiemment taillé. Toute la nuit, je suis resté allongé, les yeux grands ouverts. Je réfléchissais, vous comprenez. Et puis au matin, j'ai bondi tel un diable, et je l'ai planté dans sa gorge, plusieurs fois, puis dans les yeux, dans la langue, partout sur sa sale gueule.
Il était juif, je crois. Je m'en fichais. Il aurait pu être de la famille. J'aurais voulu qu'il soit l'un de ceux qui me méprisaient. C'était pas le plus mauvais bougre, mais il avait ri à leurs moqueries, il avait soutenu leur regard, et surtout, il était une proie facile.
J'ai fini au fond du trou, mais au moins, j'aurais la paix désormais.
Si le regard des autres détenus avait changé, celui des gardiens aussi. Ils ont voulu se débarrasser de moi, et la guerre a juste été l'occasion en or pour eux.
Quand ils m'ont proposé une sortie plus rapide si je participais à l'effort de guerre, j'ai pas lambiné. J'ai dit oui, évidemment. Je voulais sortir de là à tout prix. Et puis, être payé pour tuer des gens, ça me bottait pas mal.
Je pensais que ça allait être facile. Surtout parce que j'avais déjà tué, vous comprenez. Mais une fois sur le terrain y'a eu comme qui dirait un décalage entre ce que j'imaginais et la réalité. Une fois dans les tranchées, avec les bombes qui explosaient, le gaz, la puanteur, la boue, la panique qui enflait, et refluait comme la mer, j'ai vite déraillé. Comme n'importe qui en fait.
Moi qui pensais être paré, je me retrouvais à la première explosion tremblant, à la seconde pleurant comme un bébé. Les asseaux me terrorisaient plus encore que le gaz et ses terribles effets. Bien sûr, j'étais fasciné en voyant la mort frapper les autres au lieu de moi. Par je ne sais quel miracle, j'ai survécu. Les autres tombaient, comme des mouches, et les balles fusaient comme si elles refusaient de se planter dans ma chair. J'ai survolé les combats dans un état de choc permanent.
Tout ce dont je me souviens c'est de ces corps qu'il fallait enjamber, et du son assourdissant des explosions. Au bout d'une semaine de cet enfer, la seule chose qui pouvait me calmer c'était de tuer des rats, de les embrocher sur ma baïonnette. Je les regardais pendouiller au bout, le sang s'écoulant et s'écrasant sur mon uniforme qui avait pris la couleur de la boue m'entourant.
L'idée de tuer de l'allemand, de tuer n'importe qui, ne me paraissait pas assez forte pour me pousser à traverser l'enfer qui était là-haut. Il m'a fallu voir les effets du gaz sur les camarades pour que je m'enfuie de là à toute jambe comme je l'avais fait face aux flics. Je me suis retrouvé dans une autre tranchée, face à l'ennemi ou les alliés, je sais plus. Avec la boue et les masques, c'était difficile de savoir. J'avais le sang qui pulsait dans mes veines, le cœur battant, la terreur de finir comme les autres ou l'idée obsédante que tout cela ne finirait jamais, que j'avais mérité tout ça, cet enfer, m'avait rendu à moitié fou. J'ai foncé sur les pauvres types me faisant face, la baïonnette tournée vers eux en hurlant. Je crois qu'ils ont tiré. Les balles m'ont effleurée comme si la mort refusait de me prendre.
C'est là, au fin fond de la tranchée, devant les corps agonisants de ces pauvres types qui auraient pu être moi, que j'ai réalisé que j'étais bel et bien en enfer. N'étais-je pas un démon ? Démon ou âme damnée, qu'importait. J'étais condamné à rester là. Au milieu de la boue et des fantômes. Car ils n'étaient plus que cela, des morts marchants, des morts en suspend, des fantômes en devenir. Je l'ai pleinement réalisé, là, assis dans la boue, les jambes écartées avec un cadavre logé entre elles. J'étais essoufflé et gangrené par l'idée d'être morcelé.
Si j'avais un jour possédé une âme, je l'avais perdue depuis belle lurette. Avais-je seulement envie d'en posséder une, encore ? Après tout ce qui s'était passé ? Je pensais avoir épousé mon destin cette nuit-là, glorieuse et fantastique, où j'éprouvais la mort, où je l'offrais en cadeau. Les corps que je lui donnais étaient une offrande sacrée à laquelle je devais céder. Périr et recommencer. Tailler ces âmes pour que l'enfer les accueille ou le paradis, que sais-je, c'était là mon destin. Je ne pouvais pas envoyer tout balader maintenant, et rester là, prostré.
Alors je me suis relevé, ivre et choqué, tremblant et inquiet. Je ne savais plus trop qui j'étais et ce que je faisais là, tout ce qui comptait c'était ces corps reposant autour de moi, c'était ce silence qui s'imposait. Un silence assourdissant bien assez tôt interrompu. Les bombes explosaient, à nouveau. Mais cette fois-ci je n'y prêtais plus attention. Je me souvenais de ce que c'était, d'être un assassin, un tueur. Je suis sorti de là, baïonnette à la main, plein d'assurance et de certitudes qui auraient tôt fait d'être brisées à leur tour.
J'ai beau me convaincre d'avoir été la hauteur, d'avoir trouvé ma voie au fond d'une tranchée, la vérité c'est que cet enfer perdura jusqu'à la fin de la guerre, et que si on m'en avait donné l'occasion, j'aurais tout donné pour revenir à la Nouvelle Orléans. Jamais la musique ne m'avait tant manqué, jamais les couleurs et les odeurs de mon foyer ne m'avaient tant manqué, et le goût de la nourriture italienne si délicieuse en comparaison des rations. Tout paraissait avoir la couleur et le goût de la boue. À la fin, ça avait même le goût des cadavres en décomposition. Assassin ou pas, démon ou pas, j'ai rêvé que tout cela se finisse et quand ça a réellement pris fin, et que j'ai pu rentrer chez moi, j'ai compris que cet enfer ne me quitterait jamais.
L'année d'après, je terrorisais la Nouvelle Orléans, j'étais célébré comme le redoutable tueur à la hache et je faisais trembler les foyers avec ma lettre envoyée à la presse. Je suis devenu une légende, mais pourtant, je n'ai pu en profiter pleinement. Si je restais éveillé, c'était pour ne plus voir ces fantômes, pour ne plus les entendre. Je prenais de la cocaïne pour rester éveillé, mais à la fin, ça ne suffisait plus. La poudre blanche me donnait des ailes, et fit de moi un véritable boucher. Tuer encore et encore, c'est tout ce qui me calmait, tout ce qui me permettait d'avoir l'impression de garder le contrôle.
Mais au fond, rien n'a apaisé réellement les fantômes. Je les sentais toujours auprès de moi. Il n'y avait qu'une seule manière de les calmer, tuer ou me droguer, parfois les deux ensembles. J'ai réussi à tenir un instant ainsi, pendant une année, une glorieuse année. Et puis la mort est venue me trouver, mettre fin à cette mascarade. Je pensais trouver la mort par la justice, venue du peuple, et quelque part, c'est ce qu'il s'est passé.
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