VII.

Les semaines passaient, et rien venait, rien ne troublait ma routine. L'hiver est arrivé, doucement, et puis il a cédé la place au printemps et aux festivités du carnaval qu'ici on prépare de longues semaines. Après tout ce temps, si personne n'était venu me trouver, cela voulait dire que j'étais plutôt tranquille.

L'esprit apaisé, je me laissais enivrer par le carnaval et ses festivités qui bâtaient leur plein dans la ville. La Nouvelle-Orléans a été mon berceau. Et comme tout gamin élevé par cette cité, je pensais que le jazz était la meilleure musique au monde, et qu'il y avait ici les plus belles filles du monde, celles qu'on appelait les créoles.

Leur peau dorée issue du mélange des cultures, entre les Hispaniques, les Français, les anciennes maîtresses filles d'esclaves, toutes abordaient des tenues pleines de couleurs, des masques de velours, et des colliers de perles. Leurs robes étaient de toutes les couleurs, bouffantes, de tissus de coton, simples, mais soignés. Elles passaient de longs mois à coudre elles-mêmes leurs tenues. Pour les plus riches, ce soir, au bal, elles pourraient festoyer, peut-être même s'amuser, loin des regards de leurs chaperons, pour les plus pauvres, elles profiteraient de la fête jusqu'au bout de la nuit, telles des cendrillons.

J'avais toujours regardé de loin les festivités, n'osant y participer, persuader d'être trop laid, trop moche, trop idiot pour plaire à ces filles audacieuses. Il y avait une certaine vulgarité dans ces célébrations qui me frappait. Je me rappelais alors des paroles de ma mère. Ce n'était pas des filles pour moi me disais-je alors, regardant les autres garçons aller avec elles, s'amuser, danser et sans doute, oser même aller plus loin à la fin de la nuit, et je restais frustré, jaloux dans mon coin.

Pas cette fois, me décidais-je. Cette fois, j'allais profiter pleinement de la fête, j'allais enfin devenir un homme maintenant que je m'étais débarrassé d'elle, de celle qui me retenait, de celle qui voulait me réduit à l'état de charpie. C'était elle la bouille de chair maintenant ! J'en riais presque, bouffi d'orgueil.

M'enfonçant dans la foule ivre et gaie, je me persuadais un bref instant d'être capable de faire tout ce que j'ai regardé les autres faire, tout ce que j'estimais pouvoir faire, mais n'y jamais parvenir, ne jamais oser. Cette nuit-là, je me pensais l'élu du diable, je me pensais enfin capable d'accéder à tout ce que je voulais, désirais faire, je pensais avoir passer l'épreuve du feu, avoir tuer le dragon, la fille. C'était la même chose, n'est-ce pas ?

Ce démon tué, j'étais enfin libre.

J'ai bu plus que mon compte, au milieu de la foule, dansant comme un beau diable ou peut-être comme un pauvre diable, j'étais rond comme une queue de pelle. L'ivresse me donnait l'audace qu'en temps normal je n'avais, mais faisait aussi de moi un beau sauvage, un diable hirsute et effrayant, j'imagine. J'ai essayé d'attraper une fille qui passait non loin de moi, belle, toute vêtue de rouge et bleu, apprêtée pour croiser le diable ou le baron samedi. Mais elle a glissé entre mes doigts. J'ai vu son regard effrayé. Dans le reflet de ses pupilles, c'est l'ombre de moi-même que j'ai distinguée, mais j'étais trop ivre pour y prêter attention.

Au final, j'ai erré toute la nuit, essayant d'attraper des demoiselles trop intelligentes pour ne pas s'enfuir à mon approche, j'ai hurlé, chanté, dansé, seul la plupart du temps. Jusqu'à ce que la foule se disperse. Il y avait un bal quelque part où les familles les plus riches de la ville s'y rendaient, et sous le couvert des masques s'adonnaient aux pires vices. Je le savais, tout le monde le savait, ça faisait partie de la tradition du carnaval. Et je ne pouvais pas y aller.

Quelque part, hors de la ville, dans le bayou, les rednecks s'adonnaient à leurs sauvageries. Je les enviais.

Quand la foule se dissipa, je me retrouvais seul. Triste, ivre et seul.

Ne serais-je donc jamais comme eux ? Comme ces beaux diables qui avaient réussi à mettre la main sur une jolie fille ? Ne serais-je donc jamais capable d'être aimé moi aussi ? Adoré par une femme ? Je revoyais la fille brandissant sa casserole, je revoyais son regard plein de pitié et de répugnance à mon égard, et soudain, le reflet sur la pupille de la nénette de tout à l'heure me frappa en plein visage. J'étais affreux, sale, et méchant, mauvais comme un démon. Pourquoi les femmes voudraient-elles de moi ?

Maman disait que seule une femme aimante m'irait, qu'il me faudrait chercher la mère de mes enfants et pas me laisser distraire par les filles de joie que ça m'apporterait que du malheur si je me laissais happer par les jolies filles. Maman n'était pas spécialement jolie.

Papa l'avait trompé. Plusieurs fois. Maman ne s'en était jamais plainte ouvertement. Elle était trop fière pour cela. Je me souviens de la manière dont elle me caressait les cheveux en me tenant collé à sa poitrine où je pouvais entendre son cœur battre. J'étais son trésor, j'étais intelligent, j'étais promis à un bel avenir. C'est pour cela qu'elle ne voulait pas que je sois distrait.

Je me souviens d'une cousine qui était plutôt jolie, la petite sœur de ceux qui me martyrisaient. Elle me plaisait bien, et je crois que je ne la répugnais pas. Enfin, je le crus. Je lui ai écrit une lettre passionnée. Maman l'a découverte, et l'a lu devant tout le monde. C'était la pire humiliation que j'ai connue. Puis elle l'a jetée au feu. Selon elle, cette fille n'était pas pour moi. Aucune d'elles ne me valait.

Plus tard, lors que nous nous sommes revus, ma cousine m'a attiré loin de la foule, disant qu'elle voulait me remercier pour ma lettre et comme un idiot j'y suis allé. Mes cousins m'attendaient. Ils m'ont roué de coups en se riant de moi. Ils répétaient les mots de ma lettre en les tournant en dérision. Quand je suis rentré à la maison, cabossé et ensanglanté, maman m'a fait parler. J'avais besoin de vider mon sac. Elle m'a dit alors que cette leçon devait me servir. C'est tout, pas un baiser, pas une caresse cette fois-ci. Je crois qu'elle était déçue au fond, que j'ai pu être assez faible pour me laisser avoir.

Mais je ne serais plus jamais faible, plus jamais aucune fille ne se moquera de moi.

Épuisé, je longeais les murs, en me répétant cela lorsque j'arrivais à l'approche du petit appartement que j'occupais avec d'autres garçons de la mafia. Je les entendais au loin, assis sur le palier de l'escalier de secours, discutant de leurs conquêtes du soir. J'avais pas envie de rentrer et qu'ils me demandent si je me m'étais fait une fille. Je voulais pas en parler avec eux. Pas ce soir, ni jamais.

Alors je suis resté là jusqu'à pendant un bon moment espérant qu'ils soient trop fatigués et qu'ils finissent par se coucher, mais c'était moi qui tombais de fatigue. Finalement, j'ai tourné les talons, et je me suis dirigé vers une épicerie afin de m'acheter une bouteille. Avec de l'alcool dans les veines, je pourrais raconter n'importe quel bobard pour qu'ils me fichent la paix.

J'étais encore un peu éméché, mais plus tant que ça quand je suis entré dans l'épicerie. Je réalisais surtout que j'avais les poches vides. Plus un sou en poche. J'étais persuadé d'avoir encore des pièces tout à l'heure... sans un doute un gamin m'avait fait les poches. Je me persuadais assez rapidement qu'un membre de la mafia comme moi pouvait choper son alcool et repartir tranquillement. L'épicier devait savoir qui j'étais non ?

J'ai tenté de le baratiner, de le menacer, de le convaincre, de lui dire ce qu'il se passerait s'il me donnait pas de la bibine sans ronchonner, mais il faisait de la résistance, ce con. Il comprenait pas. Ou il faisait semblant de pas comprendre. Va savoir. J'ai commencé à m'énerver. J'avais soif, j'étais fatigué, et puis y'avait encore le regard de la fille de tout à l'heure qui me hantait, alors j'ai commencé à m'exciter un peu, à sentir mon sang chauffer dans mes veines, frapper contre ma tempe alors que ce connard continuait à m'exhorter à sortir de sa boutique. Finalement, j'ai sortir le petit couteau à lame rétractable que j'avais toujours sur moi, et je l'ai menacé avec. Le type paraissait même pas effrayé, il a commencé à hurler, pour rameuter je sais qui.

Alors je l'ai frappé. Juste pour qu'il se taise. C'est là que j'ai compris que le couteau c'était pas la meilleure arme à moins de viser très bien, ce dont on est incapable dans un tel état. L'épicier ensanglanté a réussi à m'échapper, il a reculé jusqu'au fond de sa boutique, allant chercher quelque chose. Je l'ai poursuivi. J'étais plein de rage, comme avec la fille que j'avais tuée, la pute que j'avais massacrée. Quand je l'ai retrouvé, il tenait une hache. Il tremblait un peu. Il était vieux. J'ai estimé mes chances et j'ai foncé. La lame a frôlé l'os de mon bras, s'est enfoncée dans le muscle. La douleur m'a comme réveillé. J'ai senti l'adrénaline se déverser en moi. J'ai attrapé le maudit et je l'ai désarmé. Ce fut facile. Presque trop facile. L'instant d'après, la hache s'enfonçait en lui comme dans du beurre. Il y avait tellement de sang. Je repeignis sa boutique en rouge.

Quand je sortis de là, j'avais même pas pris de bouteille ni bu quoi que ce soit. Je me sentais alerte, je me sentais éveillé, je me sentais moi-même pour la première fois depuis longtemps, peut-être comme je l'étais senti après avoir tué la fille. Quelque chose s'était éveillé en moi, quelque chose qui ne voulait plus dormir, quelque chose que j'avais toujours su à l'intérieur, mais ignoré pendant toutes ces années.

Ce soir-là, j'ai dormi comme un loir.

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