VI.

Entendons-nous bien, je n'avais pas la moindre joie à ôter la vie des enfants pas plus que celle des chats d'ailleurs, mais il fallait que je m'entraîne. Tuer un humain n'est pas aussi facile que ça en l'air. C'est même terriblement difficile. Je revivais en rêve la scène de mon combat avec la prostituée, et à chaque fois, elle gagnait, elle me tuait à la dernière minute. Je m'éveillais en rage, réprimant un frisson glacé.

J'aurais voulu la tuer elle plutôt qu'un enfant, et soyons honnête, elle n'était pas loin d'en être une, j'étais pas très loin de n'en être plus un. Je voyais ce premier meurtre comme un rituel. Après cela, je ne serais plus un enfant. Après cela, je serais un homme. J'étais fébrile, nerveux comme un amoureux au premier rencard. Ironique de ma part de dire cela étant donné que je n'ai jamais eu de rencard amoureux. Mais je voyais les autres en avoir, je savais comment ils étaient avant, et après. J'étais fiévreux rien qu'en m'imaginant après, couvert du sang de ma victime dont j'allais me parer comme d'une peinture de guerre.

Tuer un enfant peut paraître monstrueux, et cela l'est sans doute, aux yeux des bourgeois qui n'en ont qu'un ou deux, aller, trois grands maxis. Mais quand on vient d'une famille nombreuse comme moi, qu'on a grandi dans un quartier populaire pour ne pas dire miséreux où chaque famille avait au minimum 6 gosses, vous ne voyez plus les enfants comme quelque chose de précieux. Il y en avait tellement, ça pullulait dans les rues. Et la plupart ne survivaient pas de toute façon.

Les maladies régnaient sur le quartier où j'ai grandi. La fièvre jaune revenait chaque année, emportant son lot de cadavres. La grippe l'hiver embarquait les enfants et les vieillards. Il y avait aussi la pneumonie, le choléra, et la syphilis pour ne nommer que les plus meurtrières. Certaines avaient disparu, mais ne tarderaient pas à réapparaître, j'en étais quasi certain.

Si je m'attaquais à un gamin malade dans un hôpital personne ne m'en voudra, mais il serait plus discret de s'attaquer à un vaurien, un de ces orphelins qui faisaient les poches des passants, et survivaient de leur larcin. J'étudiais les possibilités en regardant les enfants dans la rue, passant probablement pour un pervers. Je n'y songeais pas sur le moment, c'est au bout d'un moment, voyant le regard sombre d'une nourrice que j'en conclus qu'il me fallait changer de tactique si je ne voulais éveiller les soupçons.

À la fin de ma journée d'observation, je n'étais pas plus avancé. Je savais qu'un meurtre d'enfant pouvait agiter pas mal l'opinion publique, si j'étais pris, évidemment. Et c'était la peur qui me tenaillait le ventre alors que j'y songeais. J'en venais à me demander si je n'étais pas trop ambitieux, et si tuer un vieillard ne serait pas plus facile, moins risqué.

J'étais en train de reculer.

Que ferais-je si j'étais figé incapable de tuer, comme avec elle, avec la prostituée ? Si je me retrouvais bêtement coincé dans une position inquiétante qui pourrait me valoir la potence ? Avec un vieillard, il y avait peu de chance que qui que ce soit intervienne. Mais tuer un vieillard n'avait rien d'excitant. Encore, tuer un enfant était assez challengeant...

Et soudainement une pensée s'imposa, devant toutes les autres.

La tuer elle.

Je reculais pour mieux sauter. C'était elle que je devais tuer, c'était elle qui me faisait peur, c'était elle qui me faisait douter. Tant que je ne l'aurais pas tuée, je ne serais pas délivré, je ne pourrais pas me prétendre tueur. Il fallait que je la tue avant toute autre chose. Elle méritait ma lame. Plus qu'un enfant inconnu ou qu'un vieillard.

Le premier meurtre est toujours personnel.

Toujours.

J'avais tant appréhendé le mien, tant imaginer comment il serait. Petit, je me repassais dans la tête des images sanglantes, celle qui ressortait du lot était la gorge de ma sœur ouverte comme un immense sourire obscène, le sang me couvrant comme un voile mortuaire, et j'entendais au loin les hurlements, ceux de mon père essentiellement.

Adulte, comme je l'étais maintenant, je devais sortir de la rêverie, et affronter la réalité. Je devais grandir en un mot. Pour beaucoup, le rituel de passage de la vie adulte c'est perdre sa virginité, c'est choisir son épouse, acheter sa maison, choisir le travail qu'on fera toute sa vie, pour quelques-uns chanceux, c'est trouver sa voie, affronter ses démons, les confronter et finalement, décider de les embrasser, de les épouser. De ne faire plus qu'un avec eux.

C'est ce que j'allais faire. En la tuant, elle. J'allais enfin accepter ma nature profonde, affronter ma dernière réticence, ma première et dernière peur. Je savais qu'en me baignant dans son sang, en exécutant sa misérable existence, je traverserais enfin le voile, je deviendrais l'être que j'étais destiné à devenir. Dieu a un plan pour chacun de nous. C'est le cas pour moi. Je suis l'un de ses démons, venu au monde pour répandre la peur, pour semer la mort, pour rappeler aux agneaux innocents que le mal existe.

C'est ce que je me répétais en longeant la rangée d'immeubles, en sentant l'odeur du bougainvillier m'envahir, l'air humide se plaquait contre mon visage, et me donnait l'impression de baigner dans ma propre sueur ce qui devait être probablement le cas, car il faisait déjà chaud même si nous étions à la fin de l'été.

Quand je suis arrivé devant chez elle, je l'ai observé par la fenêtre. Elle était toujours là, comment aurait-elle pu bouger ? Tout le monde était pauvre, et déménager voulait dire tout abandonner bien souvent. Seuls les plus aisés le pouvaient. Elle était pauvre, elle vendait son corps pour quelques pièces. J'ai failli renoncer en voyant qu'elle n'était pas toute seule. Il y avait un pauvre gus avec elle. Je pensais à Lucifer, je pensais aux démons, je pensais à ma mère sous terre et à ce tueur de la mafia que j'avais vu trancher la gorge de ce type. Alors j'ai pris mon courage à deux mains, serré le couteau et puis j'ai monté la volée de marches à toute vitesse.

J'avais le souffle coupé, le cœur battant quand j'ai frappé à la porte. J'ai entendu des bruits de pas hésitants de l'autre côté de la porte puis elle s'est ouverte, sans plus de méfiance, sans demande particulière sur mon identité. J'avais un sourire de dément aux lèvres, un sourire du type qui sait qu'il va passer une bonne soirée, un sourire qui déformait ma gueule. Je n'étais pas spécialement beau, tout maigrichon, tout pâlot, avec mes cheveux impossibles à coiffer. On m'avait déjà dit que j'étais flippant quand j'étais tout dans le noir. J'aimais cette image de démon effrayant. J'ai levé mon couteau et je l'ai planté dans le crâne du pauvre type.

La grosse s'est mise à hurler comme une truie.

Quand j'ai enlevé le couteau, le sang a giclé partout. J'étais tout barbouillé, mais je m'en fichais. Tout ce qui comptait c'était de la tuer elle. Je me suis précipité vers elle, l'arme en main, prêt à la tuer, à la massacrer lorsqu'elle m'a assommé avec une poêle.

J'étais drôlement sonné, le corps se balançant, vacillant, menaçant de tomber. Elle s'avançait vers moi, baignant dans sa sueur, la grosse vache menaçante. J'ai alors hurlé en me jetant sur elle. Elle a hésité. J'aurais pas hurlé, je pense qu'elle m'aurait eu. Tout est une question d'audace et de volonté. J'ai eu le dessus. J'ai planté ma lame dans ses gros seins qui s'agitaient. Je la regardais avec l'œil fou du type qui veut prendre sa revanche.

Je savais que si j'hésitais, elle en profiterait, tout comme je savais que c'était pas un petit coup de couteau qui allait la mettre hors jeu. Alors j'ai levé ma lame et je l'ai planté encore et encore, je l'ai retirée puis l'ai plantée à nouveau, c'était éprouvant, difficile et éreintant. À chaque coup, je la voyais s'agiter, ses gros bras dodus essayant au début de m'attraper puis d'attraper n'importe quoi, ses jambes gigotaient aussi, sous moi, car à la minute où elle s'était effondrée au sol, face contre terre, je l'ai enjambé et puis je me suis assis dessus afin qu'elle se relève pas. J'hurlais en la frappant, encore et encore.

La bête sauvage revenait. Mais si je la tenais en laisse, si je l'empêchais de s'exprimer, je savais qu'elle m'aurait, alors je suis redevenu quelqu'un d'autre, en dépit de l'entraînement. J'avais pas envie d'y réfléchir, j'avais pas envie d'être moi à cet instant, j'avais besoin de l'autre tordu, du fou furieux que je sens s'agiter en moi, j'avais besoin qu'il prenne le relais.

Parfois, je ferais appel à lui. Maintenant que je savais qu'il était là. Faut savoir profiter des bonnes choses, pas vrai ?

Quand j'en eus terminé, je me suis relevé, j'étais tout ensanglanté, tout essoufflé, mais heureux. Quelque part, j'avais conscience du fait qu'à tout moment, on allait entrer et m'embarquer. En fait, il y avait de grandes chances que j'atteigne jamais le tribunal. À cette époque, le sud avait sa propre notion de la justice. On croyait plus au lynchage, et on laissait Dieu faire le tri ensuite. Combien de pauvres gus ont fini pendus parce qu'ils avaient couché avec la fille qu'il fallait pas, parce qu'ils avaient volé le type qui fallait pas ? Même si je finissais pendu, je serais bien content n'empêche. Parce que j'avais enfin tué la truie, parce que j'avais enfin arraché une âme.

Je me suis essuyé le visage avec un torchon qui traînait. J'étais sale, couvert de sueur et de sang, puant comme un cochon qu'on essaie d'égorger, d'ailleurs je me sentais comme un cochon égorgé avec tout ce sang. Et pourtant, j'ai jamais été aussi heureux de ma vie. Je me sentais tellement en vie. En vie et puissant. J'étais vivant et elle était morte !

Je crois bien qu'un rire m'a échappé à ce moment-là. Faut comprendre. Cette fille voulait me tuer. J'ai bêtement pensé que ça me faisait une belle excuse. C'est vrai quoi, cette truie voulait ma peau. Bon, d'accord, c'est moi qui ai commencé, mais quand même. Elle m'a pas loupé. J'avais peu mal là où elle m'avait cogné.

Malaxant ma tête cabossée, ensanglantée, je suis allé à la porte. Personne n'était venu. Probable qu'ils avaient trop la trouille. J'avais pas réalisé sur le moment. J'avais le look du mafieux, je traînais avec eux, alors on m'avait pris pour l'un d'eux. Personne n'avait envie de faire face à un tueur de la mafia. Probable qu'ils me balanceraient ensuite. Et que les flics viendraient toquer à ma porte plus tard. Sauf que je vivais désormais chez les mafieux. Autrement dit, j'allais plutôt être tranquille.

Du moins, je l'ai imaginé.

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