IX.
Aussi incroyable que ça puisse paraître, les jours qui ont suivis, les semaines je n'ai rien fait du tout. J'ai été sage comme une image. J'ai fait mes livraisons de manière consciencieuse. Je me couchais tôt, je me levais de bonne heure. J'étais presque de bonne compagnie, d'humeur égale. Autour de moi, mon entourage était étonnement surpris, heureux que je me prenne en main. Lucian m'a félicité d'une tape dans le dos, et d'un sourire encourageant. Il n'y avait que mes colocataires qui me lorgnaient d'un œil étonné comme s'ils s'attendaient à ce que j'ai un faux pas, et que je retourne à mon humeur maussade. Mais non, ça a continué, le jour d'après, la semaine d'après, le mois d'après.
Ce qui me mettait de si bonne humeur c'est que j'avais repris mon entraînement. Chaque soir, avant d'aller me coucher, je recommençais à tuer des animaux. Les chats avaient fait leur temps, je passais aux animaux plus bruyant et gênant comme les chiens. Après tout, nombre de famille dans Little Italy avait des chiens de garde. Si je voulais vraiment devenir un tueur pour la mafia j'allais devoir apprendre à me débarrasser du chien de garde avant même que celui-ci ne me repère et n'aboie. Et c'était parfait pour m'occuper l'esprit.
Parce que la ville continuait à parler que du meurtre du vieil épicier. Ils avaient dépêché des policiers qui sillonnaient le quartier. Je savais qu'ils finiraient par laisser tomber. Principalement parce que tout le monde mettait ça sur le compte de la mafia, d'une nouvelle famille, d'un futur capo, d'un lieutenant trop zélé. Mais aussi parce que la police n'avait pas du tout envie de se retrouver avec une affaire de lynchage, ce qui risquait de se produire s'ils accusaient une nouvelle fois les mafieux d'un crime.
La Nouvelle-Orléans était à l'époque un baril de poudre. Toutes les communautés étaient chauffées à blanc, entre les bouseux qui s'échauffaient de plus en plus, les Italiens qui n'avaient rien oublié du lynchage d'il y a vingt ans, et les blacks indiens qui s'agitaient depuis la fin du carnaval. Chaque année, le carnaval ravivait les problèmes sociaux, pas à son début, mais plutôt à sa fin. Toute la communauté se retrouvait unie alors, au moment de la fête. Mais quand celle-ci était finie, chacun prenait alors conscience de sa solitude.
Je le comprenais pleinement, ayant ressenti la même chose. Mais j'avais tué pour expurger ce sentiment de vacuité en moi. Et à présent, la culpabilité, l'anxiété et la terreur avaient rempli le vide. Je ne sais ce qui allait l'emporter. Mais je n'avais pas l'intention de laisser aucune de ces émotions gagner. J'avais largement de quoi m'occuper entre mes livraisons que je fisse rubis sur l'ongle et mes entraînements le soir venu. Entre les deux, je laissais traîner des oreilles pour rester au courant de ce qu'il se passait dehors. Il aurait pas fallu que je manque une info cruciale concernant mon petit souci.
Vous savez, le meurtre. J'avais lavé mon visage sur place, et pensais avoir évacué toute trace de mon passage, personne n'avait noté quoi que ce soit de suspicieux à mon propos ou le cachait bien. Mais j'étais pas totalement tranquille, vous savez. On ne l'est jamais vraiment, pas la première fois.
Peut-être qu'il y a des tueurs qui savent garder leur sang-froid dès la première fois, qui ne ressentent rien d'autre que l'allégresse et la plénitude, mais ce n'était pas mon cas. J'ai même tremblé à l'idée de ne pas être un tueur. Vous imaginez un peu ? J'avais espéré toute mon enfance, tellement attendu d'être adulte, pour tuer enfin. Persuadé que le monde ne méritait rien d'autre que ma haine. Les années ont passées, mais au lieu d'oublier, au contraire, j'y songeais de plus en plus. Et là, face au moment tant attendu, je foirais et ressentais de la trouille à l'idée qu'on me choppe, de la terreur à l'idée que Lucian perde confiance en moi, que tout s'effondre. J'aurais dû me sentir apaisé, et c'était tout le contraire.
Pourtant, ce fut sans doute la période la plus excitante de ma vie.
Parce que je faisais enfin quelque chose, parce que je me préparais à tuer encore, parce que j'avais tué par deux fois, parce que toute la ville ne parlait plus que de ça, et que pour une fois dans mon existence, je me sentais enfin à ma place. J'espérais tellement fort que ce soit bien mon rôle, mais au fond, je le sentais. C'était mon moment.
Un tueur ne fait jamais long feu. Il y a toujours une vendetta, un gamin à qui on a tué le père qui viendra vous tuer plus tard, un client à occire qui vous fera finalement la peau, une justice qui vous collera au bout d'une corde. Je savais au fond que mon temps était compté. Oh, je n'éprouvais pas de regret ni d'injustice à cette idée. Tout le monde a un temps imparti. Les vieux sont rares, et des victimes si faciles. Ça pour sûr, que je voulais pas finir comme le vieux que j'avais tué. Partir dans la fleur de l'âge, voilà qui me paraissait excitant. Tentant.
Mais le plus excitant en réalité, c'était la trouille. Ressentir la peur vous fait vous sentir vivant. Il n'y a rien de plus vivifiant que cette sensation de sentir ses organes se compresser en vous. J'envie presque mes victimes. Elles ont ressenti le frisson extrême, celui dont on ne revient pas. Moi, je ne gouttais qu'à une infime partie.
Évidemment, cela devait prendre fin.
Cet entraînement me permit de tenir, un peu. Mais chassez le naturel, il finit tôt ou tard par revenir au galop. J'avais soif de sang, et j'avais envie de tuer plus que des gros chiens au pelage doux. C'était presque cruel de les éliminer eux plutôt que ceux que je voulais vraiment tuer, leurs maîtres. Je m'imaginais les rendre libres.
En vérité, c'est moi qui tournais comme un animal en cage.
Je m'extasiais de voir à quel point tout tournait parfaitement, à quel point mes affaires au sein de la mafia prospéraient, à quel point Lucian me faisait confiance, à quel point mes colocataires me fichaient la paix, à quel point le quartier m'appréciait, soudainement. Était-ce parce que j'avais du sang sur les mains. Le sang de leurs toutous, de leur vieil épicier ? J'étais quasi certain que cela me donnait un ascendant sur eux.
Ce sentiment de supériorité qui vous gagne quand vous savez quelque chose que les autres ne savent pas, que vous avez fait quelque chose que les autres n'ont fait. Et bien je l'avais sans cesse en moi. Mais j'étais conscient qu'il pourrait me conduire à ma perte si je n'y prenais garde.
Pourtant, ce sentiment me grisait. Plus le temps passait sans que personne ne trouve le tueur, plus j'étais porté par ce sentiment. J'avais l'impression de devenir intouchable. C'était à la fois merveilleux et terrifiant à la fois. L'excitation était à son comble, je crois.
Cela ne pouvait que retomber.
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