IV.

Je suis allé à la maison. Il y régnait un étrange silence. Personne ne s'y trouvait, même pas maman, ni aucune de mes sœurs. J'appelais, mais personne ne répondait. Quand je suis sorti, un voisin et ami de la famille m'avertit que quelque chose était arrivé, et qu'ils étaient tous à l'hôpital.

Ce matin là, alors que l'aube se levait, j'ai perdu ma mère. La seule femme qui me n'ait jamais compris. Je suis arrivé trop tard. Tout ce que j'ai fait c'est m'effondré sur son corps déjà froid et rigide, l'enlaçant, pleurant comme une madeleine. Personne n'a rien dit, mais mon père me jeta un regard rempli de honte. Il continuait à penser que je n'étais pas un homme. Le terme pédéraste n'était jamais sorti de sa bouche, mais c'est ce qu'il pensait. Il y a longtemps déjà qu'il avait renoncé à faire de moi un homme.

Quand ils ont emporté son corps, on est resté seul lui et moi. Il ne me regardait pas. Cela faisait aussi longtemps qu'il avait cessé de croiser mon regard, qu'il le fuyait. J'aurais voulu pouvoir faire pareil. Mais comme tout garçon, j'avais besoin de l'approbation de mon père et je le haïssais pour me refuser cela.

Ce dernier était là, m'observant d'un regard sombre. J'avais les épaules voûtées, la tête basse. Seul cet homme produisait un tel effet sur moi. Je le détestais pour ce qu'il m'infligeait, son silence, son mépris, c'était pire que les coups, pire que les insultes. J'avais envie qu'il hurle, qu'il me frappe, mais il n'en ferait rien. Je me suis demandé si moi j'aurais pu le frapper, jusqu'à ce qu'il cesse de me regarder comme ça. Je me suis imaginé lui crevant les yeux tel un animal sauvage.

Il y avait toujours en moi cette sauvagerie barbare qui s'était emparée de moi la nuit dernière. Je repensais à la fille, à tout ce sang, à son visage tuméfié, qui n'était plus qu'une boule de chair. J'avais presque une bosse dans mon pantalon en y repensant. L'idée de bander en présence de mon paternel me fit une douche froide salutaire. Je sortis précipitamment.

Dehors, il pleuvait. Le cimetière était sous la pluie. On a enterré ma mère rapidement, sans grande cérémonie, sans trompette ni longs discours. Elle avait été emportée par la maladie, et les médecins soupçonnaient la fièvre jaune. Par égard pour ma famille, la mafia s'était débrouillée pour que les autorités ne nous mettent pas en quarantaine, ce qui aurait empêché ma mère d'être enterrée. Comme il n'y eut d'autres cas par la suite, personne n'alla essayer de déterrer le corps.

J'avais le cœur lourd, conscient que je perdais ma seule amie, la seule personne qui me comprenne, et après cette nuit effroyable, j'étais totalement détruit intérieurement. J'aurais pu m'effondrer totalement si ma nouvelle famille n'avait été là.

Lucian, le parrain dirigeant la famille à laquelle j'obéissais, j'appartenais, était là. Il était venu avec une grande partie de la famille, tous élégamment vêtus, tous magnifiques et dignes, me serrant la main avec fermeté et soutien. Lucian me prit dans les bras, tapotant mon épaule. Signe que j'étais définitivement des leurs. Il me chuchota au creux de l'oreille que désormais, ils étaient ma famille. Chose que j'approuvais mille fois. J'ai étouffé un sanglot, de joie.

Les voir tous au cimetière, là pour me soutenir, ça m'a fait un effet bœuf. J'étais fier comme un paon. Mes frères me jalousaient, mes sœurs me regardaient différemment, et mon père, mon père me regarda d'un œil médusé, étonné. Je suis persuadé qu'il avait le plus grand mal à croire ce qu'il voyait. Il ne devait pas être le seul. Les cousins, les tantes et les oncles, les amis, les voisins, tous là pour maman, me regardait d'un œil nouveau. J'avais envie de leur jeter quelque chose de mesquin au visage, mais je n'en avais pas besoin. J'étais ivre de joie à l'idée que je n'aurais plus besoin de les voir, aucun d'entre eux.

J'avais une nouvelle famille.

Mon seul regret, c'était de l'abandonner elle. Après qu'ils soient tous partis, je suis resté au cimetière. Le sol boueux s'enfonçait sous mes pas. Je suis tombé à genoux, j'ai enfoncé mes mains dans la boue, je la creusais comme si je voulais m'enfoncer en elle, la rejoindre. L'idée était tentante. M'allonger dans la terre et la laisser m'absorber. Être avec elle à tout jamais.

Allongé face contre terre, dans la boue chaude et humide, j'ai pensé à la fille, j'ai pensé à mon oncle avec ses mains baladeuses, j'ai pensé à maman me disant de me trouver une gentille fille, j'ai pensé à papa qui me regardait comme un bon à rien, j'ai pensé à ma nouvelle famille, tout se bousculait dans ma tête. Je ressassais les dernières 24h que j'avais vécues.

Et je décidais là, dans la boue, sur la tombe de ma mère, que tout cela était du passé. Qu'avec maman, était morte ma vie d'avant. Je ne voulais pas être cet homme violent qui s'en prenait à une putain, je ne voulais pas être ce sauvage ressemblant trop à mes frères. Maman avait vu quelque chose en moi, Lucian attendait quelque chose d'autre de moi. Je voulais les rendre fiers tous les deux.

Me couvrant de boue, j'accomplis un rite de passage. Comme quand j'étais enfant, et que je m'enterrais. Sous le perron aux planches craquantes, il y avait assez d'espace pour qu'un enfant rachitique comme moi puisse s'y glisser. Quand l'oncle était là ou quand papa était furax, j'avais l'habitude de m'y glisser. En dessous, je disparaissais totalement. Maman finissait par sortir dehors, en pleurant, c'est ce qui me faisait sortir. Avec les années, elle a fini par comprendre où j'allais. Elle me lavait le visage en souriant, avec cet air à la fois triste et soulagé inimitable.

C'était parmi les moments les plus heureux de ma jeunesse. Quand j'étais là, enfoui dans la terre, chaude, et que je m'imaginais mort. J'imaginais mon enterrement, les mots du prêtre, et puis les larmes de maman. Dans mon fantasme d'enfant, papa regrettait, il tombait à genoux en pleurant, il levait les mains au ciel en demandant à dieu de lui pardonner. Même mes frères me pleuraient.

Là dans le cimetière, couvert de boue, dans la terre, j'avais l'impression de revenir des années en arrière, d'être à nouveau cet enfant. Cela me faisait tellement de bien. J'en avais le souffle court. Et le membre dur.

Avec mes mains boueuses, je dessinais des peintures de guerre sur mon visage. Puis je me redressais sous le regard horrifié des fossoyeurs, et j'élevais mes bras au ciel. Je me mis à rire alors, d'un rire de joie, et de libération. Pour la première fois depuis longtemps, je savais qui j'étais, je savais où j'allais.

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