Prologue


Dong !

Alors que le premier son de cloche retentissait, une ombre pressa le pas sur les dalles en pierres. Emmitouflée dans une cape noire à capuche, elle bifurqua dans une ruelle sombre dissimulée par un enchevêtrement de déchets. Elle s’arrêta devant un mur de vieilles pierres humides et sortit une dague finement affûtée, dont le manche noir remontait en spirales dans sa main blafarde.

Dong !

D’un geste assuré, l’étranger fit glisser la lame entre les pierres, y dessinant un chemin invisible et connu de lui seul. Une fois terminé, il recula et retint son souffle. Durant plusieurs secondes, rien ne se passa.

Dong !

Puis, dans un grondement sourd, les pierres s’écartèrent les unes des autres, dévoilant un espace à peine plus large qu’un homme. D’une main fébrile, il passa son bras à l’intérieur et en tâtonna les murs poudreux jusqu’à rencontrer une fine brèche peu profonde. Poussant un soupir de soulagement, il s’empressa de sortir de son sac un linge grossièrement plié qu’il fit glisser difficilement dans la faille.

Dong !

Des sabots martelèrent le sol au pas de course avant de se stopper subitement. L’homme se retourna subitement pour faire face aux nouveaux venus. Sa capuche glissa dans son dos, dévoilant un visage à la mâchoire carrée, entouré de boucles brunes qui descendaient en cascade sur sa nuque. Ses yeux topazes rencontrèrent ceux du chevalier en armure dont la voix enjôleuse et féminine contrastait avec son imposante apparence.

Dong !

— C’est terminé, Erwan ! Donne-la moi ! exigea la femme.
— Trop tard ! ricana son interlocuteur avec démence, bientôt ce sera ta fin Alyna, que tu le veuilles ou non.

Le souffle d’une lame résonna quelques secondes, le temps que le corps d’Erwan s’écrase au sol.

Dong !

Alyna fit signe à un de ses sbires de fouiller l’homme qui agonisait à ses pieds.

— Il ne l’a pas, ma reine, annonça-t-il en se reculant hors de portée, de crainte de subir la foudre de sa souveraine.

La reine descendit d’un pas vif de sa monture, repoussant les bras serviables de ses sujets. Elle se précipita sur le mur qu’elle tâtonna avec empressement. Sans succès. L’espace d’un instant, son sang se glaça dans ses veines et Alyna sentit  les larmes lui monter aux yeux tandis que son cœur se serrait douloureusement dans sa poitrine.

Dong !

Non ! Ce n’était pas le moment de flancher. Elle ne pouvait se permettre d’être faible ! Pas maintenant ! Pas devant eux ! Jamais. Dos à ses sujets, elle se mordit furieusement la langue afin de faire disparaître de son visage toute trace d’émotions. Puis, après une grande inspiration, elle réclama d’un ton glacial :

— Ton épée, Sir Gauvain.
— Ma...ma reine ?

Craintif, le chevalier s’approcha doucement d’elle. Il lui avait annoncé la mauvaise nouvelle. Il savait ce qui allait se passait. Il en avait été mainte fois témoin. Pourtant, l’espace d’une seconde, ses yeux luisant de peur s’éclairèrent de la lueur de l’espoir.

La reine tendit la main et le chuintement d’une épée se fit entendre. Elle sentit les tremblements de son sujet lorsqu’il posa son arme dans sa paume. Leurs regards se croisèrent l’espace d’un instant et elle sentit son ventre se serrer de douleur. Pourquoi fallait-il que ce soit lui ? N’aurait-il pas pu envoyer un de ses hommes à la place ? Peut-être pourrait-elle faire une exception pour lui ? Alyna pinça ses lèvres, prête à changer d’avis. Mais que penserait-on d’elle si elle se montrait clémente aujourd’hui ? On la traiterait de faible et ses détracteurs auraient tôt fait de se faufiler dans la brèche afin de la détruire de l’intérieur. Elle avait déjà tant perdu et il était hors de question qu’on lui prenne le reste. Son royaume était tout ce qui lui restait. Alors, ravalant ses émotions, la reine se retourna. Elle récupéra l’épée, la soupesa, en éprouva la lame du bout des doigts puis elle adressa à Gauvain un sourire empli de tristesse.

Il lui avait été d’une aide précieuse, ces dernières années. Plus qu’un soldat, il avait été son ami, son confident quand la reine en avait le plus besoin. Il était la dernière personne vivante qui la connaissait réellement, avec qui elle pouvait laisser tomber le masque pour ne redevenir qu’Alyna. Mais elle n’avait pas le choix. Si elle voulait un jour la récupérer, elle ne pouvait se permettre la moindre clémence.

Alors, elle redressa les épaules et planta son regard dans celui de Gauvain qui, les yeux écarquillés d’effroi, tremblait de tout son être. Avec douceur, la reine passa sa main dans les boucles brunes de son serviteur, non, de son ami, et lui adressa un tendre sourire qu’il lui rendit. Son regard soulagé, ses lèvres retroussées, pleines d’espoir et de promesses d’avenir, se gravèrent dans la mémoire d’Alyna. Elle continua d’enfouir ses doigts dans les boucles soyeuses du chevalier tandis que sa main gauche se resserrait autour de l’épée. Elle n’avait pas le choix.

Derrière lui, les autres chevaliers ne bougeaient pas. Entraînés depuis des années à garder leur sang froid en toutes circonstances, ils ne firent pas un mouvement pour aider leur capitaine. Quelque part au fond de son coeur, alors qu’elle resserrait étroitement sa main autour du pommeau, Alyna espérait qu’un de ses sujets l’arrête, lui donne une bonne excuse pour le sacrifier lui à la place de Gauvain, mais aucun d’eux ne bougea. Quelques murmures outrés lui parvinrent aux oreilles, mais il suffit d’un regard de la reine pour les faire taire. Elle avait obtenu leur respect par la force, tuant toute résistance dans l’oeuf, il était donc logique qu’ils la craignent.

Toutefois, aujourd’hui, Alyna regretta de ne pas avoir gardé quelques têtes brûlées dans ses rangs. Les soldats présents ne bougeraient pas le petit doigt, elle le savait pertinemment. Pourtant, elle prit soin de tirer l’épée avec douceur, de s’approcher de Gauvain d’une démarche féline, lente, calculée. L’un d’eux allait forcément intervenir. L’un d’eux allait forcément avoir peur face à son regard de glace. L’un d’eux allait forcément commettre une faute et éviter ainsi à Gauvain une fin tragique. Mais alors qu’elle arrivait à hauteur de son amant, Alyna se résigna. Elle les avait trop bien dressés.

La reine plongea alors son regard dans celui du chevalier, gravant dans sa mémoire chaque parcelle de ce visage qu’elle aimait tant. Les lèvres de Gauvain remuèrent doucement, formant un ordre que seule elle pût entendre.

— Fais-le !

La reine croisa pour la dernière fois le regard de son amant. Avec lenteur, elle caressa la mâchoire de l’homme face à elle, glissa ses doigts le long de sa tempe, les enfouit dans sa douce chevelure, douloureusement consciente que ces quelques secondes de tendresse étaient les dernières.

De leur côté, les soldats frémirent de peur. Leur reine était d’une cruauté sans nom. Elle jouait avec leur commandant. Tous le savaient condamnés, lui-même avait conscience de son sort, alors pourquoi faisait-elle durer sa souffrance ? Une fois de plus, leur souveraine leur prouvait à quel point elle était sadique et sans pitié et ils ne pouvaient rien faire. Ils avaient des familles, des rêves, et aucun ne voulait prendre le risque de les mettre en danger. Ce n’était que leur capitaine, après tout. Bientôt, ils en auraient un nouveau. Lui ou un autre, c’était du pareil au même, après tout. Obligés de regarder cette scène effroyable, ils essayaient de s’en convaincre de toutes leurs forces.

Avec plus de difficultés qu’elle ne l’aurait cru, la reine resserra sa prise dans la chevelure de son bien-aimé. C’était l’heure. Ils le savaient tous les deux. Le regard plongé dans celui de la reine, Gauvain fit un léger signe de tête. Il était prêt. Il l’avait toujours été. Depuis ce jour où elle s’était écroulée de douleur dans ses bras, le chevalier avait su qu’un jour, il mourrait pour elle. Une nuit, alors qu’il l’enlaçait tendrement à la lueur de la lune, il lui avait promis sa fidélité éternelle et alors qu’elle s’endormait contre lui, il s’était juré de tout faire pour l’aider dans sa quête, quitte à mourir pour elle. Et aujourd’hui, il allait honorer sa promesse. Sa mort était nécessaire pour que la reine arrive à ses fins, pour qu’elle réalise son vœu le plus cher, et pour lui, il n’y avait pas de plus grand honneur que de périr de la main d’Alyna.

D’un geste vif, Alyna fit basculer la tête de Gauvain en avant et y abattit la lame avec force. La reine laissa tomber l’épée, rouge du sang de son propriétaire et, au bord de la nausée, ferma un instant les yeux. Les larmes menacèrent de couler, mais elle les retint, parquant ses émotions au plus profond d’elle-même. Ses doigts se desserrèrent de sa prise et, dans un bruit sourd, la tête du chevalier tomba au sol.

Elle la regarda rouler quelques instants, se remémorant tous les moments passés ensemble. A la mort du roi, Gauvain l’avait soutenu, l’avait aimé, bien plus qu’il n’était autorisé à le faire. Il l’avait aidé à faire son deuil, avait soigné les blessures de son âme. En quelques années, Gauvain était devenu indispensable à sa vie et sans qu’elle s’en rende vraiment compte, son affection envers lui avait grandi, s’était mû en quelque chose de plus profond, d’inavouable. Elle avait eu du mal à faire comme si de rien n’était, mais Gauvain n’était pas dupe. Chaque jour, ses attentions envers Alyna étaient plus douces et intimes que les précédentes. Cela avait duré longtemps, des années même, jusqu’au jour où il avait franchit le pas. Depuis, ils s’étaient aimés sous le regard bienveillant de la lune.

Le coeur de la reine hurla de douleur et son souffle se coupa. Le chagrin qu’Alyna ressenti était si foudroyant, si douloureux, qu’elle fut persuadée de mourir à son tour. Mais les secondes s’écoulaient et l’air continuait de remplir ses poumons. Elle était encore en vie. Par conséquent, elle ne pouvait s’apitoyer sur son sort. Sa peine et sa culpabilité devront attendre.

Les murmures choqués des chevaliers lui parvinrent aux oreilles. Elle pourrait leur faire peur, les menacer de rejoindre leur capitaine, mais elle n’en fit rien. Pour une fois, elle préféra faire comme si elle ne les entendait pas. Après tout, plus ils concentrer leur attention sur le corps gisant face à eux, moins ils pouvaient constater les failles que leur reine peinait à dissimuler. Elle devait se reprendre mais son coeur venait de mourir pour la troisième fois de sa vie. Comment allait-elle faire, désormais ? Alyna se mordit la langue tandis qu’un sanglot sorti de ses lèvres. Un bruit si infime que personne ne pouvait l’entendre, mais elle ne pouvait prendre ce risque. Pas de faiblesse devant ses sujets. Jamais.

Chassant ses larmes d’une main, la reine ferma les yeux, inspira profondément et refoula sa douleur au plus profond de son coeur. Quand elle rouvrit les paupières, toute trace de son chagrin avait quitté ses yeux. De nouveau maître de ses émotions, la souveraine se retourna, enveloppa le reste de sa garde d’un doux regard maternel et leur ordonna :

— Eh bien, qu’attendez-vous ? Nettoyez-moi tout ça !

Alors qu’elle sentait une nouvelle vague de douleur l’assaillir, elle baissa le regard vers le sol et, remarquant les pans de sa robe pleins de sang, elle ajouta avec toute la hargne dont elle était capable :

— J’espère que les couturiers auront pensé à me faire une nouvelle robe, sinon…

L’espace d’un instant, personne ne bougea. La reine leva son épée et la pointa vers le premier venu. Sans dire un mot, elle fit un signe de tête vers le corps de Gauvain. Le pauvre chevalier face à elle frissonna, s’entaillant par la même occasion la gorge avec la pointe de l’épée. Un premier chevalier passa devant Alyna et lui adressa un sourire triomphant. La reine pinça des lèvres tandis qu’il la dépassait. Gondar. Il convoitait la place de Gauvain depuis cinq ans. Plusieurs fois, il était venu s’entretenir avec elle afin d’obtenir ses faveurs. Si il pensait avoir enfin sa chance, il allait vite déchanter. Jamais Alyna ne lui laisserait le commandement de sa garde. Elle ne lui faisait pas confiance. Un à un, les autres chevaliers imitèrent leur camarade. Certains évitaient le regard de la reine, passaient tête basse à côté d’elle pendant que d’autres arboraient un masque d’indifférence terrifiant. Mais les tremblements de leurs corps quand ils la frôlèrent lui prouvèrent qu’elle les avait toujours sous sa coupe.

Quelques instants plus tard, la ruelle fut de nouveau plongée dans le silence le plus total. Le sol avait été nettoyé, ne laissant plus aucune trace de la scène qui venait de se dérouler.

Une ombre sauta alors discrètement sur le sol. Le nouveau venu, caché sur un des balcons au-dessus de la ruelle, n’avait  pas perdu une miette de la scène qui venait de se dérouler. Après avoir vérifié qu’il était désormais seul, il tâtonna doucement le mur à l’endroit exact où son prédécesseur avait caché son paquet. La brèche s’ouvrit instantanément à son contact. D’un geste tremblant, l’homme y passa ses doigts qui ne rencontrèrent que le vide. Un sourire se dessina sur une mâchoire carrée, à la barbe naissante d’un blond presque blanc.

— Paix à ton âme, frère Erwan. Puisse le Tisseraie trouver rapidement son nouveau maître, murmura le nouveau venu avant de s’enfoncer dans la clarté du jour naissant.

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