Toulouse
"Doutons même du doute." — Anatole France.
En théorie, le trinôme de Carcassonne devrait arriver en premier à la gare de la ville rose, car situé plus proche de celle-ci ; cependant, l'incident du dahlia noir les a considérablement ralentis, en plus de chercher Jeanne Petit dans la citadelle. Ambre ne s'est pas réveillée tout de suite et Néo ne s'est pas longtemps questionné sur les raisons de son état : un mélange de terreur et de chaleur, et elle est tombée dans les vapes. Vincent l'a transportée à l'ombre, l'a allongée sur le côté sur un banc, et quand elle a rouvert les yeux, elle a feint aussi bien de l'agacement que de l'indifférence, signes pour le profileur qu'elle est automatiquement entrée en mode autodéfense. Elle sait qu'elle a commis une erreur en réagissant de la sorte, elle sait que cela fait deux fois qu'il assiste à quelque chose de similaire, avec cette fleur au cœur d'un sordide mystère, et elle sait qu'il risque de poser de plus en plus de questions jusqu'à se mêler de ce dont il ne faut pas parler.
C'est pourquoi Néo ne s'est pas exprimé du tout ces dernières heures, ni sur le chemin de retour au centre de la citadelle de Carcassonne, dans ses rues pavées ou devant le marchand de glaces où le but était d'en acheter une pour Ambre, qu'elle se rafraîchisse et qu'elle ingurgite du sucre, et où ils sont finalement tous les trois repartis avec un cornet ; ni à la voiture sur la route pour la gare, et ni dans le train en partance pour Toulouse.
Ils ont reçu un nouvel appel.
Enfin, le portable de Vincent a vibré d'une sonnerie stridente annonçant une urgence. Il a appelé son supérieur et il s'avère qu'une nouvelle victime a été retrouvée à Toulouse. Donc, tous en piste ! Le Capitaine ressent déjà ce que ses compères, les médias, les policiers, tout le monde, a ressenti durant plus d'une année ; cette sensation de lassitude et de frustration qui mène à un cocktail explosif de colère à l'encontre du Boucher insaisissable. Ce pourrait être n'importe qui, n'importe où.
Mais, il s'agit d'une personne qui se trouve aux endroits des meurtres, environ une semaine, et qui ensuite roule longuement sur les autoroutes pour rejoindre sa prochaine ville. Personne n'a réussi à repérer une correspondance, un individu qui sauterait d'hôtel en hôtel, d'appartements de locations en appartements de location ; l'on a même interrogé toutes les aires d'autoroute, de camping, l'on a interrogé les communautés des gens du voyage. Rien. L'homme invisible. Vincent a d'ores et déjà deviné pourquoi. Tout comme Ambre. Ils s'en doutent depuis le début, à vrai dire, mais en avertir les autres démarrerait un processus de destruction inarrêtable. Les rumeurs se propageraient, tout le monde serait en danger, Ambre et Vincent les premiers, et les preuves seraient annihilées. Leur unique petite chance d'appréhender le réel coupable derrière toute cette affaire serait anéantie. Il n'est pas l'heure de tout révéler. Pas encore. Du moins, ils se le répètent tous les deux pour se rassurer.
Tout à coup, Néo, sentant les regards inquiets du Capitaine sur lui et observant la pâleur maladive sur le visage d'Ambre, décide de briser le silence pesant dans le train.
— Saviez-vous que Toulouse fut la capitale des Wisigoths à partir de 413 ?
Vincent hoche vaguement de la tête, mais le jeune homme ne s'intéresse pas à lui. Il guette la réponse d'Ambre. Celle-ci se redresse et cesse de fixer la vitre avec son air maussade, après deux heures de mutisme et d'immobilité totale. Cela le satisfait assez pour qu'il ajoute :
— Leur occupation aurait duré un tout petit peu moins de cent ans, et nous avons retrouvé les vestiges de leur palais sous l'actuelle place de Bologne. Fascinant, n'est-ce pas ? Le célèbre Capitole, symbole de la ville, prend quant à lui ses origines du Moyen-Âge, provenant du capitoulat, le nom d'un conseil constitué de douze capitouls mis en place par le comte de la cité. Il s'agit également, si l'on se penche sur son histoire la plus récente, d'une ville pionnière dans l'aéronautique avec des figures iconiques, tels que Georges Latécoère ou Antoine de Saint-Exupéry et Jean Mermoz.
— D'accord, Wikipédia, marmonne Vincent en attrapant son portable pour y taper un texto, qu'est-ce que tu sais sur Carcassonne ? Je n'y étais jamais allé. La ville est sympathique.
Pas peu fier de son effet, Néo se tortille étrangement sur son siège et parvient presque à tirer un rictus attendri à Ambre. Presque.
— En fait, nous n'avons pas vu grand-chose de la ville de Carcassonne ou de son centre-ville. Jeanne Petit se trouvait dans sa Cité. Au travers des siècles, la Cité fut un site protohistorique, une cité gallo-romaine, puis wisigothe, un comté, et une vicomté et une sénéchaussée royale. Juste après les Wisigoths, elle a même appartenu un temps aux musulmans, ce qui a d'ailleurs inspiré la Légende de la Dame Carcas. La Dame Carcas était mariée à Ballak, un prince musulman tué au combat contre Charlemagne. La Princesse Carcas ne se lança pas abattre et reprit en main la défense de la cité, ce qui résultat en un siège de plusieurs années. Les vivres se firent de plus en plus rares, au point qu'un véritable problème alarma les soldats. Cependant, elle eut l'idée de jeter un porc, puisque les soldats étaient des Sarrasins et qu'ils n'en mangeaient pas... Je disais, de jeter un porc par-dessus les remparts. Charlemagne crut donc que la cité regorgeait de soldats en tellement bonne santé qu'ils pouvaient se permettre de balancer leur nourriture. Il leva ainsi le siège et commença à partir. De joie, Dame Carcas fit sonnée les cloches de la cité et un soldat de Charlemagne s'écria : Carcas sonne ! D'où le nom de la ville !
Le sourire niais de Néo achève de tuer la nonchalance habituelle d'Ambre et elle glousse sans pouvoir s'en empêcher. Le profileur en aurait rougi s'il n'avait pas une histoire à terminer.
— Bien sûr, la légende ne comporte pas beaucoup de vérité historique. Les Sarrasins ont bien conquis la cité, mais c'est Pépin Le Bref qui l'a reconquise et il n'existe pas de traces tangibles de l'existence de Dame Carcas.
La voix familière du train prévient de l'entrée en gare, tirant un soupir de bonheur à Vincent qui commençait à avoir un mal de tête terrible. Il faut dire que le débit naturel de Néo Berlioz ferait pâlir de jalousie les meilleurs rappeurs. Tout en saisissant leur bagage et en se rapprochant d'une des sorties, Ambre, se dessinant encore dans ses pensées la drôle d'histoire racontée par le profileur, sent tout à coup sa présence un peu trop lourde dans son dos, sûrement qu'il l'épie, voire surveille ses moindres faits et gestes. Elle s'aperçoit alors, avec la profonde sensation d'être une idiote, qu'elle a baissé sa garde avec lui et que, de tous les membres de l'ESAC, elle doit se méfier en particulier de sa fausse innocence apparente, de ses bonnes manières polies et bienveillantes, et de son flot de paroles qui viendrait emporter son attention et l'attirer dans son piège.
— Ambre, j'aimerais vous poser...
Un frisson lui parcourt l'échine, tandis qu'il s'apprête à chuchoter à son oreille une question qui, elle en est certaine, ne devrait pas se formuler à voix haute. Sans lui accorder le moindre coup d'œil, droite, vers les portes closes du train, à une minute de l'arrêt total en gare, elle rétorque aussi vite que possible :
— Je croyais que nous avions tous convenu de nous tutoyer.
Ce détail paraît perturbé le jeune homme suffisamment pour que le train ralentisse et se stoppe sans qu'il ne l'est attaqué à nouveau de sa question muette. En revanche, à la seconde où elle descend la petite marche, une main pince délicatement sa manche pour l'amener vers le côté, laissant la place aux autres voyageurs et l'éloignant ainsi de Vincent qui est sorti le premier et a sûrement discerné le reste de l'équipe, puisqu'il agite sa main en l'air. Ambre cherche à esquiver le regard perçant du profileur, mais elle sait que ce comportement la trahit d'autant plus et l'accuse.
— S'il te plaît, je veux seulement que tu m'écoutes.
Immobile, mais feignant d'être irritée, Ambre fait mine d'accepter et Néo souffle sa frustration, tout en continuant :
— Très bien, je ne poserais pas ma question. Mais, le Capitaine et toi, vous ne pourrez pas fuir la situation plus longtemps. Je vous laisse jusqu'à demain matin. Pour que la nuit vous porte conseil. Que cela ne vous permette pas de vous concerter ! Ambre...
Il attend qu'elle le regarde et elle obéit à contrecœur. Pour la première fois depuis le début de leur enquête, Ambre intercepte cette lueur de jeunesse et authenticité dans ses yeux, ceux d'un garçon trop jeune et trop intelligent, forcé de grandir et de mûrir trop tôt. De toute évidence, il a réussi à s'épanouir de son mieux. Elle capte également une pincée d'alerte, dispersée sur tous ses traits, car il a compris que quelque chose de dramatique se déroulait sous son nez sans qu'il ne puisse l'arrêter ou s'interposer ; du moins, pas si Vincent et elle lui barrent la route.
— Ambre, j'exige la vérité. Pas à cause d'une curiosité ou de mon besoin de tout contrôler, bien que ces critères m'importent, pour être honnête. Non. Parce que je pense que vos cachotteries, vos mensonges, les dahlias noirs, tout ceci menace directement l'ESAC, et notre enquête. Je me tairais jusqu'à demain matin pour que vous avertissiez le Capitaine. Je ne souhaite pas vous mettre mal à l'aise ou vous contraindre. C'est pourquoi vous devrez vous préparer à nous dire la vérité. Sinon je révélerais tout ce que je sais aux autres et Marlène vous... Elle...
Il hésite soudainement, des souvenirs brillant dans ses prunelles rieuses.
— Eh bien, je l'ai déjà vue tirer les oreilles de nos collègues, les gifler, les frapper à l'arrière de la tête, leur lancer des piles entières de documents à la figure... Bref, elle devient plutôt créative quand elle est en colère.
Pour toute réponse, Ambre lève les bras en signe de soumission et acquiesce, tout en se demandant comment Vincent et elle pourraient se débarrasser du profileur en si peu de temps et d'occasions, et sans éveiller de soupçons. C'est impossible. Néo profite de son silence pour rejoindre le reste de l'équipe. En se retournant, elle croise la mine affreusement hostile du Capitaine qui a tout deviné. Elle le confirme en se mettant en faire claquer son pouce et son majeur droits, réflexe qui marque sa contrariété. En s'approchant d'eux, Marlène est assise avec son élégance habituelle sur un banc de la gare, une cigarette à la main, même s'il est interdit de fumer dans cette zone, et Laurent fait défiler des images et des lignes indistinctes sur son portable. Une fois la jeune femme arrivée près d'eux, il remarque que l'ESAC est réunie et sans que tout ce beau monde entame un résumé détaillé de leurs découvertes à La Rochelle ou à Carcassonne, il se redresse en un bond leste et déclare :
— Nouveau cadavre, nouvelle histoire à découvrir. Nicole Chapuis, trente-sept ans, directrice adjointe d'une société de produits électroniques. Elle a disparu il y a une semaine environ, soit le lendemain du meurtre de Philippe Bousquet. En d'autres termes, le Boucher tue, puis enlève, patiente sagement une semaine pour faire on ne sait quoi, tue et recommence, ainsi que nous l'avions présumé. Son mari a contacté la police le soir de son enlèvement, mais l'officier au téléphone l'a rassuré et lui a dit de rappeler dans quelques jours si elle avait réellement disparu.
— Le mari a tout de suite appelé la police ? souligne Marlène, sourcils froncés.
— Oui, absolument. Nos amis officiers nous ont envoyé leur dossier, puisque Monsieur Chapuis a bel et bien rappelé la police trois jours plus tard et ils ont débuté une enquête. Tout doucement, a priori, au vu du peu d'informations qu'ils nous ont fourni. Pour la faire courte, ce dossier contient les renseignements de base sur la victime et le procès-verbal du mari qui explique du long en large et en travers pourquoi il a su pour l'enlèvement de sa femme. Simple, dit-il, le couple devait fêter leur anniversaire de mariage ce soir-là. Il devait rentrer à seize heures, et elle à dix-huit heures. À dix-neuf, il avait noyé le portable de sa femme sous les appels. À dix-neuf heures trente, il appelait le boss et les collègues de Nicole. À vingt heures, il contactait chacune de ses amies. À vingt heures quarante, pris de panique, sans la moindre nouvelle de sa femme, car personne n'avait la moindre idée d'où elle était, et elle devait être chez elle à cette heure, d'après tout le monde, il a appelé la police. Une réactivité impressionnante et sage de cet homme, si seulement les officiers l'avaient pris au sérieux et si seulement notre Cyril Lemarchand national avait reçu cet alerte enlèvement.
Le sarcasme nerveux de Laurent passe à travers chacun d'eux. En effet, Cyril travaille sur tous les fronts, ouvrant des dossiers qu'il ne faudrait pas ouvrir, fouillant et obtenant les informations que l'équipe réclame depuis une semaine, et à ses heures perdues, il épluche chaque cas de disparition dans le pays, en enlevant les alertes données dans les villes où le Boucher a déjà frappé. Toulouse. Marlène, qui a quelque peu discuté avec l'analyste informatique ces derniers jours et a flairé sa fragilité, due à son isolement constat derrière ses écrans, l'écartant toujours plus de la réalité et de ses horreurs, pressent qu'il doit être au plus bas en ce moment, accablé par la probable impression d'avoir échoué en manquant cet alerte enlèvement. Pourtant, les officiers partagent leur large part de culpabilité, puisque tous les commissariats disposent du numéro récemment généré pour l'ESAC, numéro dédié à ce genre de disparition troublante, numéro qui aurait dû servir à attirer leur attention.
Au lieu de ça, ils ont un énième cadavre sur les bras et pas de réponse. Seulement, d'entre tous, Joël est le seul à sourire face à ce désordre absolu. Il s'agit en fait d'une sordide euphorie. Les autres l'avaient presque oublié ; il s'était distancé du groupe pour passer un appel. À présent, il se rapproche d'eux avec un rictus goguenard, jubilant et remuant étrangement. Ambre se glisse de l'autre côté de Néo, instaurant un espace plus sûr entre elle et le drôle de psychiatre. Les deux Capitaines restent bouche bée devant son attitude, mais Marlène ne détient pas la même patience qu'eux et s'écrie :
— Peut-on savoir ce qui t'amuse à propos d'une demi douzaine de cadavres et d'un tueur en série en fuite ?
Sa voix rauque et portée par son éclat de mauvaise humeur fait sursauter plusieurs voyageurs qui s'enfuient au pas de course à l'entente de ces mots. Joël, lui, s'il redevient un brin plus neutre, ne perd pas totalement son sourire.
— Il s'avère que notre cher Lemarchand est prêt à se fustiger pour son erreur. J'ai pris soin de ne pas le réconforter et au contraire de le pousser à bout. Ceci nous mène à deux résultats. Petit un, il a fini par s'en remettre et comprendre qu'il ne peut pas gérer toutes les alertes enlèvement du pays. Petit deux, il en a déduit, tout naturellement, que le Boucher a repris la route et qu'il doit se diriger vers la prochaine ville de son prochain meurtre. Ça l'a motivé et sa magie informatique a opéré. De Dijon à Toulouse, le Boucher a pu redescendre vers le sud, soit par Avignon, Montpellier, puis longer la côte jusqu'à remonter vers Carcassonne via la A61, ou il a dévié à Lyon et Clermont-Ferrand pour suivre une ligne droite jusqu'à Toulouse par la A62 en atteignant le péage nord. Selon ces statistiques logiques de déplacement et étant à peu près sûr que le Boucher a débarqué à Toulouse voilà sept jours, il a lancé une recherche, sur un logiciel dont je ne vous dirais pas le nom puisque je ne m'en souviens pas, pour comparer toutes les voitures qui sont sorties aux deux péages qui nous intéressent et celles qui sont reparties cette nuit, ou ce matin, autrement dit juste après le dépôt du cadavre de Nicole Chapuis. Il a bossé dessus pendant trois heures. Ou il a fait tourner son logiciel pendant plus de trois heures.
Joël décide de faire une pause théâtrale dans son discours qui n'amuse personne. Sous les tonnerres de Laurent, les doigts craquant de Marlène et la mâchoire serrée de Vincent, il se dépêche de conclure :
— Cette recherche a conduit à plusieurs voitures, plusieurs plaques d'immatriculation dont il a tiré toutes les informations imaginables, le nom des propriétaires, leur relevé de carte bancaire... Enfin, je ne crois pas que tout ceci soit bien légal, pour me montrer transparent avec vous, mais je n'ai pas commenté et j'ai laissé Cyril avec son ordinateur. Le gamin travaille vite !
Il rit à cette pensée et de nouveau, toutes ces circonstances ne divertissent que lui.
— Conclusion ? Notre profil ne colle pas avec les va-et-vient autour de Toulouse. C'est-à-dire que, même si nous faisions fausse route, les relevés de carte bancaire appartiennent à des individus qui travaillent autour de la ville, ce qui justifie ces déplacements, ou des personnes en vacances, avec des hôtels, des sorties au musée, à la plage, ou que sais-je, et je ne crois pas que le Boucher visiterait les villes de ses meurtres comme un gentil touriste.
Le visage de Vincent s'illumine sous le choc de sa propre déduction.
— Et si le Boucher utilisait différentes voitures ?
— Cela voudrait dire, renchérit Laurent, que nous devrions retrouver des voitures abandonnées et des traces de voitures volées.
— Bingo ! s'exclame Joël. Notre Cyril n'a pas encore farfouillé du côté des voitures volées. Cependant, il vient de m'appeler à l'instant pour me parler de voitures brûlées à chaque période des meurtres dans chaque ville où ils ont eu lieu.
Vincent semble extrêmement satisfait de ces découvertes, qu'elles soient cruciales ou non, au moins ils reçoivent une récompense pour leur travail acharné et des constats à donner à leurs supérieurs lorsqu'on leur réclamera un rapport sur leur avancée. Il distribue aussitôt les rôles. À Joël de les tenir au courant de toutes les trouvailles de Cyril, puisqu'il a construit un lien apparemment avec l'analyste, et d'aller interroger le mari de Nicole Chapuis avec Marlène. Leur ordre : savoir à tout prix si cette femme correspondait à une victimologie similaire à celle de Philippe Bousquet et de Jean-Yves Petit, une personnalité égocentrique et trompeuse, y compris si ça signifie bousculer le mari et arracher des aveux. Laurent et Ambre doivent se rendre à la morgue.
— Ne vomis pas, dit simplement Vincent à la jeune femme.
Elle qui se sent barbouillée en permanence, elle n'a pas hâte, mais ne bronche pas. Vincent et Néo se chargent de la scène de crime, et de tous les éventuels témoins qui pourraient y avoir là-bas. Ils se séparent ainsi. Ambre suit les pas du Capitaine Tremblay sans un mot, et sans enthousiasme non plus. Un taxi, à défaut d'une voiture louée, les attend à l'extérieur de la gare, puisqu'il en a commandé un. Sur le trajet, rien, pas une conversation. Du moins, pas jusqu'à ce qu'elle perçoive le mouvement involontaire de Laurent vers la poche arrière de son pantalon, là où il a rangé son portable.
— Votre fille vous manque ?
La question suffit à faire rougir Laurent, qui hoche de la tête avec tristesse.
— Je loupe toute son enfance.
Elle n'argumente pas et enterre rapidement le sujet, voyant à quel point il le touche. Derrière ses grognements affirmatifs et ses traits maîtrisés, Laurent fond d'amour pour sa fille et ne pense qu'à elle. Dès qu'ils arrivent à l'hôpital, le médecin légiste les accueille à la morgue. Ce dernier bouge avec précipitation et effectue des gestes mécaniques, entame un exposé répété, témoins qu'ils ne sont pas les premiers à venir. Quand le tissu est soulevé, Ambre ravale de justesse son effroi, sous la supervision du Capitaine. Il se tient prêt à la ramasser si elle s'effondre. Au lieu de se ridiculiser, la jeune femme dresse ses yeux obstinément sur le légiste et ignore tant bien que mal la femme étendue, bleue, froide, mutilée.
— Identique à toutes les autres victimes, à un détail près. Ces lettres...
— Nous le savons, corrige Laurent. La dernière victime, à Dijon, affichait ces lettres-ci. Toutefois... Là...
Ambre jette un bref coup d'œil et se rattrape à un meuble imaginaire, s'imaginant tomber mais elle garde son équilibre, malgré tout, saisie de violents vertiges. Tout ça pour comprendre la confusion de Laurent. Les lettres... Elles ne sont pas gravées. Elles s'enfoncent dans la chair en des marques anarchiques, la peau charcutée, le mot souillé quasi-méconnaissable.
— Le Boucher s'énerve de plus en plus. Toutes les mutilations sont post-mortem ? questionne Ambre dans l'espoir de se raccrocher à une voix humaine, vivante.
— Oui, tout à fait. Je vois que vous connaissez bien l'affaire. Je vous épargnerais donc la répétition des éléments glaçants trouvés sur le cadavre. Les lettres, les mutilations à l'intérieur des parties intimes, engendrées par le grattement avec un objet ressemblant à une fourchette, ces mêmes parties génitales coupées. Pour les femmes, votre tueur lacère la zone extérieure, donc les grandes et petites lèvres, et le clitoris, ainsi que les seins. Si vous observez attentivement...
Le médecin s'interrompt en notant que ni Laurent, ni Ambre ne veulent observer attentivement, et se contente de leur transmettre son expertise.
— Les lacérations ne sont pas propres du tout. Ça, c'est un véritable travail de boucher, sans mauvais jeu de mots, et encore ! un boucher s'en sortirait mieux.
— La folie furieuse du tueur escalade vers une rage viscérale qui dicte ses actes. J'ai peur que, pour l'une de ses prochaines victimes, il la mutile vivante, qu'il y prenne goût et qu'il poursuive son oeuvre en les torturant.
Ambre se retient cette fois au bras de Laurent qui glisse automatiquement sa main dans son dos. Il compatit avec elle. La jeune femme ne se doutait pas que voir et entendre ces atrocités la rendrait aussi vulnérable.
— Outre cette boucherie absolue qui doit requérir un nettoyage monstrueux de sang, de peau et de...etc., dit le légiste à leur mine frustrée, je vous dirais ceci. En comparaison à ses victimes masculines, le tueur se montre relativement clément avec les femmes, à l'exception de celle-ci. À vrai dire, je l'avais remarqué il y a un moment déjà en accédant aux rapports de mes collègues – je suis très curieux de nature – et je suis positif sur ce point. Hormis cette dernière victime qui témoigne du courroux de l'assassin, jusqu'à présent, il a été bien plus violent et désordonné avec les hommes qu'avec les femmes. Ça se lit dans sa manière de couper les parties génitales. Je dis bien, outre Madame Nicole Chapuis ici présente ! Voilà, tenez, ces marques ici, le tueur a donné une centaine de coups pour trancher le sein, comme pour se défouler. Ces marques peuvent se retrouver sur les cadavres masculins, et non les féminins. Je vous dirais par conséquent que votre tueur déteste particulièrement les hommes, même si son travail ne s'arrête pas au sexe.
— Cela pourrait vouloir dire que le Boucher est un homme qui a subi un traumatisme lié à un autre homme, et qu'il veut se venger, mais qu'il retrouve aussi ce traumatisme chez des femmes, ce qui explique pourquoi il ne fait pas de différence de sexe. Ou qu'il est une femme.
— Improbable, réplique Laurent, sûr de lui. Néanmoins, Ambre, tu vises sûrement juste. J'ai pensé aussi que, peut-être, le Boucher tue de nombreuses personnes, tout âge et tout sexe confondus pour nous égarer et qu'il aurait une victime en tête, qu'il aurait déjà tué ou qu'il s'apprêterait à tuer. Une contre-mesure médico-légale pour nous perdre dans son jeu.
— C'est tout autant probable, oui.
Sur ces incertitudes et ces suppositions, ils quittent la morgue et l'hôpital en se balançant des théories un peu au hasard, dans l'unique but de réaliser un espèce de brainstorming. Le brun ricane à l'une de ses remarques incohérentes, elle s'excuse et le remercie pour tout à l'heure, dans la salle de l'hôpital, dans le froid et la stupeur d'une vue cauchemardesque. Il diminue l'allure jusqu'à se stopper à quelques pas d'un arrêt de bus, probablement pour lui déballer la tirade du Capitaine endurci, sur le temps qu'il faut pour s'y habituer et pour l'avertir qu'elle ne s'y habituera jamais, et tout le tralala, et elle l'aurait écouté, avide de ses conseils. Sauf que d'un coup, Laurent pousse brutalement Ambre qui tombe sur le derrière, déboussolée, en lui criant... Elle n'entend pas ce qu'il crie, puisqu'une masse lourde s'abat à l'arrière de son crâne et qu'elle tombe irrémédiablement dans les vapes.
Néo avait raison de s'inquiéter des dahlias noirs et il apprendra bientôt qu'il n'aurait pas dû patienter jusqu'au lendemain matin.
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