Suspicions

"Plus on est honnête homme, plus on a de peine à soupçonner les autres de ne l'être pas." — Cicéron.


Parce que Ambre n'a pas contacté, ni même adressé plus de deux phrases à Cyril Lemarchand, contrairement au psychiatre qui a effectué un travail poussé en binôme, Vincent a estimé qu'il serait étrange qu'elle lui envoie une requête de son propre chef. Alors, il a rédigé un texto rapidement : Débusque et rassemble tous les articles contenant des photographies, et toutes vidéos des médias, sur l'enquête du Boucher, depuis la toute première victime. Il n'a pas donné de raison, bien que l'analyste ait répondu par un point d'interrogation, incitant le Capitaine à lui exposer son idée, ce qu'il n'a pas fait. 

Lui et Ambre ont gagné le hall de l'hôtel sans un mot, sans un regard l'un pour l'autre. Elle s'est lavée en moins de dix minutes ; si elle était restée plus longtemps sous l'eau, elle aurait réagi comme toutes les autres fois après ses cauchemars, c'est-à-dire qu'elle se serait grattée la peau pour enlever son impression obsédante du sang de ce pauvre lapin mort. Or, après ce qu'a vu Néo, des marques de griffures, pouvant être confondues avec de l'automutilation, ce qui est peut-être le cas après tout, n'arrangeraient rien à sa situation et obligerait le profileur à la questionner tout haut.

Cependant, Ambre a accepté la suggestion de Vincent de rejoindre l'ESAC, principalement pour ce genre de moments. Pour qu'elle reconnaisse les signes. Elle ne s'attendait pas à se faire cibler sitôt. Tout juste cinq jours, et le bouquet apparaît déjà. Un avertissement ? Une menace ? Ou un simple signe de loin, pour lui rappeler qu'elle ne sera jamais seule, qu'elle est toujours observée et qu'elle ne peut prendre aucune décision sans qu'une tierce personne n'ait son mot à dire. Foutaises ! Une vague de rage jaillit en elle et s'évapore presque dans la seconde, par un bref regard du Capitaine. Il paraît inquiet pour elle maintenant qu'ils descendent les escaliers, tout près du reste de l'équipe.

Si elle ne maintient pas l'illusion, tout tombera à l'eau et ce n'est pas le moment, pas encore, pas après tous leurs efforts communs. Alors, Ambre se grandit autant qu'elle le peut, parfait une posture nonchalante, et durcit son regard glacial. Vincent a l'air satisfait à en juger par son rictus en coin, et il lui ouvre la porte du hall. L'équipe patiente devant le restaurant de l'hôtel, Joël avec les bras croisés et poussant un soupir dramatique en la voyant.

— Enfin, manger !

Et il tourne les talons vers la table que l'hôtel leur a assigné, tout au fond de la salle, avec une vue sur la place en dehors. Ambre évite avec soin les sourcils froncés de Néo qui la scrute sans se cacher. Toutefois, le défi fuse de Laurent.

— Tout va bien ? 

Sa question la prend au dépourvu. Néo aurait-il partagé ce à quoi il a assisté dans sa chambre avec les autres ? Vincent se fige lui aussi, de façon imperceptible, que seule Ambre peut discerner.

— Oui, bien sûr, pourquoi ? 

Si Marlène se contente de sa réponse et part se joindre au psychiatre, Néo sur les talons, Laurent doute. Sûrement est-ce son teint blafard, ses couleurs absentes et pas prêtes de revenir tant qu'elle n'aura pas bu et mangé, et si elle ne vomit pas à nouveau ; ou le fait qu'elle n'est pas descendue ce matin, et qu'elle s'est levée très tard ; ou que Vincent soit monté dans sa chambre après un coup de téléphone expéditif et qu'il réapparaît avec elle. Mais, le Capitaine, par politesse ou par un désintérêt feint, n'incite pas. À table, Ambre ne parle pas et elle déguste très lentement son repas, éprouvant aussitôt un mal de ventre. De toute évidence, elle ne s'est pas remise de son cauchemar. 

— Les crimes n'ont probablement aucun lien avec la politique, déclare soudain Vincent pour attirer l'attention du profileur sur lui, et plus sur Ambre. Nous ne pouvons oublier que le Boucher cherche à faire passer son message et tuer deux politiciens, en moins d'un mois, pourrait servir ses intentions. Qui plus est, les familles des deux hommes n'ont pas souhaité s'épancher en détails à propos des victimes, ce qui ne nous aide en aucune façon. Nous n'avançons pas à Dijon, il est inutile de nous voiler la face à ce propos. Par conséquent, je suggère de se séparer. Trois d'entre nous irons à La Rochelle pour interroger la famille d'Ahmed Mazouz, chef d'un parti de gauche, et les autres visiteront Carcassonne pour rencontrer la famille de Jean-Yves Petit, député d'extrême droite. 

— Deux opposés politiques, souligne Marlène. Le Boucher n'essaie pas de représenter son opinion politique, au contraire il veut toucher le plus de monde possible en s'imposant comme une menace et un homme qu'il faut écouter. 

— Message plutôt sordide, raille Joël. Je ne sais pas trop quelles réponses il avait prévu de la part du public, mais s'il espérait être applaudi, félicité ou traité en héros, c'est raté et totalement illusoire.

Le psychiatre formule ces quelques mots avec un ton de quasi-pitié pour le tueur, mais, se recevant plusieurs grimaces de désapprobation, il leur décoche un simple idiot et se concentre sur son plat. Vincent ne commente pas ; son inspiration saccadée, signe de sa confusion, suffit.

— Girardot, Berlioz et Garreau ensemble, à La Rochelle. Nous autres irons faire un tour du côté de Carcassonne. 

Ambre lance un coup d'œil insistant au Capitaine, d'un air de le prévenir que cette manœuvre, hormis d'être évidente, pourrait s'interpréter très différemment autour de la table. Trop tard. Marlène rebondit déjà :

— Mieux vaut un membre de la Crim' et un profileur dans chaque trinôme. Question d'équilibre.

Et puisque Vincent est déterminé à déplacer ses pions à son bon vouloir, sans laisser la place aux autres, Marlène prouve d'une part qu'elle n'est pas idiote et qu'elle a bien saisi qu'une comédie se jouer entre lui et Ambre, et, d'autre part, elle n'hésite pas à leur montrer qu'elle n'est pas dupe. Car, évidemment, qu'elle a reconnu des caractéristiques du stress d'abord sur le visage perplexe de Néo, en sortant de la chambre de la jeune femme, ainsi que, à présent, sa curiosité débordante. Mais, elle abat ses cartes finement et ne réclame pas à ce que le Capitaine s'éloigne de sa protégée. En rapprocher le profileur fera l'affaire.

— Laurent, Joël, moi-même à La Rochelle. Vincent, Néo, Ambre. Cela vous convient-il ? 

Vincent et elle échangent un regard saugrenu, où tous les deux miment l'innocence et où tous les deux dévoilent leur jeu en même temps. Ambre manque de pester à leur manège et décrète :

— Je n'ai plus très faim.

Pendant plusieurs heures, Ambre s'enferme de nouveau dans sa chambre et ne compte pas rouvrir la porte, que ce soit pour Vincent ou les autres. Elle se couche un instant sur ce lit qu'elle doit quitter à seize heures maximum, pour attraper le train de dix-sept heures moins dix, dans l'espoir de se reposer un peu, mais Morphée se refuse catégoriquement à elle. Donc, la jeune femme range ses affaires dispersées dans son sac de voyage et sa petite valise carrée. Lorsque l'heure est venue et qu'elle n'a plus le choix, elle regagne le hall à contrecœur. Non pas qu'elle ne comprenne pas pourquoi les membres de l'ESAC chercheraient à percer à jour les mystères qui l'entourent ; ils en ont le droit et le droit, en théorie, puisqu'elle a bien conscience de représenter une menace, ou au moins un fardeau, à leur mission principale. 

Or, aujourd'hui, elle ne veut pas se montrer juste et compréhensive. Son humeur a sombré dans les extrêmes du ressentiment, et elle n'a pas envie de se justifier. Par extension, elle ne prononce pas un mot et n'esquisse pas la moindre vague d'intérêt pour tout ce qui se passe autour d'elle. Laurent descend en premier, une lourde valise dans sa main – celle de Marlène, qui le suit avec prudence du haut de ses talons. Elle porte une robe blanche moulante, tout à fait ravissante, qu'Ambre n'avait pas remarquée au déjeuner tardif. Qu'elle envie cette femme ; douée dans son métier, une position assurée, un mari qu'elle aime ou pas, peu importe, et surtout l'élégance d'une reine, à côté de la jeune femme qui s'est résolue à abandonner les tenues neutres pour sa veste en cuir et ses jeans, bottines. Elle se moque bien de son apparence, qui est le dernier de ses soucis. Vincent laisse le psychiatre rendre les cartes magnétiques de leurs chambres et la tire aussi discrètement que possible à l'écart, en lui chuchotant :

— Sans surprise, les caméras de surveillance de l'hôtel n'ont mené à rien. Une employée a monté le bouquet avec la directive de le laisser au pied de ta porte. Un homme quelconque l'a livré à l'accueil. L'employée dit qu'elle se souvient de l'étrangeté du bonhomme. Normal puisque, lui-même ne savait pas pourquoi on l'avait payé pour déposer un faux bouquet dans un hôtel. Cinquante euros pour cette simple livraison. Risible, n'est-ce pas ? Il a accepté pour l'argent. Je doute que si nous le retrouvions, il nous servirait à pister...cette personne.

Vincent s'est aperçu du regard fixe de Néo sur eux. Il n'ajoute rien de plus au risque de paraître de plus en plus suspect aux yeux de l'équipe et fait mine de s'inquiéter pour la santé de la jeune femme. Elle décide d'entrer dans le jeu à son tour et imite la parfaite demoiselle en détresse, fragile, en lâchant une phrase légèrement plus forte que les autres pour attiser la curiosité du profileur et qu'il écoute avec attention :

— Je ne suis plus si convaincue d'être rodée pour le job, à vrai dire. Tous ces cadavres... Ils me donnent le tournis. J'ai fait un cauchemar cette nuit... Enfin, ce matin. C'est tout. Pas besoin de s'affoler. Je vais bien. Je ne serai pas un fardeau.

— Personne ne pense que tu es un fardeau, assure Vincent, à l'intention des oreilles traînantes et pour rassurer Ambre. Tu possèdes de bonnes idées, en général, mais tu ne te sens pas assez libre pour les formuler. C'est dommage. Je veux que tu travailles là-dessus. 

Elle acquiesce avec détermination et la conversation s'achève ici. En route vers la gare, à peine cinq minutes après être sortis de l'hôtel qui les a accueillis ces cinq derniers jours et dans lequel ils n'ont pas effectué d'avancée majeure dans leur enquête, Marlène parvient à isoler Ambre. D'une dizaine de pas seulement, mais ça suffit. Tout a commencé quand la profileuse a marché à côté d'elle. La jeune femme, ne voulant pas paraître impolie, n'a pas accéléré et ne s'est pas décalée. Elle a diminué l'allure en prétextant souffrir de la lourdeur de son sac de voyage encombrant, et elle s'est ainsi retrouvée piégée.

— Tu juges que tes épaules ne peuvent supporter le poids de cette affaire ? s'enquiert Marlène, allant dans le vif du sujet. Moi, je crois que tu n'aurais jamais dû participer à cette enquête, principalement parce que tu ne disposes pas de l'expérience nécessaire. Tu ne sais pas tirer, ni te protéger, et ta présence parmi nous te place dans une situation dangereuse où si nous arrivons un jour à coincer le Boucher, tu risqueras ta vie et deviendras un fardeau pour nous. Néanmoins, je te soutiens. Oui ! Ne t'en étonne pas. Pour rien au monde, j'exigerais que tu sois chassée de l'équipe. Je suis une sentimentale. Mon défaut. L'un de mes défauts. Dès que mes yeux accrochent les tiens, je suis comme saisie d'une transe et ramenée à l'époque, à ma jeunesse, à mes débuts. C'est drôle en y réfléchissant tout ce que j'ai dû accomplir pour atteindre mon poste. J'ai prouvé mes compétences, mais les premières années m'ont marquée à vie. Les rejets, l'impossibilité de me donner à cent pourcent parce que personne ne me laissait ma chance. L'impuissance. J'ignore si tu te destineras à cette voie, mais je te préviens que cette opportunité, ici, au sein de cette équipe, t'ouvrira toutes les portes. Un miracle pour lequel Vincent a tiré quelques ficelles, je présume. Je me fiche de sa raison, je me fiche pas mal de votre relation. Par contre, je tiens à ce que tu réussisses, à ce que tu démontres tes capacités débutantes sur le terrain, que tu t'épanouisses avec nous, pour que tu écloses au plus tôt et que plus personne ne te barre de routes plus tard. 

Sur ces paroles pleines de sincérité, Marlène caresse gentiment l'épaule de la jeune femme et augmente son allure pour rattraper les autres. Ambre en reste bouche bée, n'ayant pas du tout anticipé cette déclaration à cœur ouvert. Elle en est émue, l'espace d'un battement de cils, avant de pressentir une larme naissante dans ses yeux épuisés. Interdiction de pleurer, surtout pas à cause de la fatigue. Pourtant, derrière ses traits rigides trahis par le reflet de faiblesse pointant dans ses pupilles, elle n'oubliera pas de sitôt la bienveillance de cette femme à son égard.

Divisés en deux groupes et arrivés à Carcassonne, dans un hôtel incrusté dans de vieilles pierres médiévales, Ambre emprunte l'ordinateur portable du psychiatre qui n'y voit aucune objection et lui souhaite bonne nuit. Il est tard. Minuit environ quand ils choisissent tous leur chambre. Elle se connecte rapidement à ses mails et découvre avec soulagement un début des informations réclamées à Cyril, puisque Vincent lui a transféré toutes les pièces jointes envoyées par l'analyste. Celui-ci a compilé tous les articles et les vidéos récupérés ci et là, en précisant qu'il poursuivrait ses recherches demain. Parfait. Elle est épuisée, mais s'enfonce dans cette fouille interminable, en songeant que le Capitaine a dû se faire un devoir de scruter chaque image et extrait. Elle pourrait se débrouiller seule ; du moins, elle s'est répété ça durant des années et il serait peut-être temps d'avouer qu'elle avait tort.

Mais, Ambre se trompait sur un détail terriblement important, ce soir-là. Elle avait prédit que Vincent éplucherait les documents, tous deux dans leurs chambres respectives. Elle n'avait pas prévu que Néo, alerté par toutes ces cachotteries, appellerait Cyril, juste après l'incident du midi, en quémandant les images de surveillance de l'hôtel et apprendre dans la foulée la requête du Capitaine Leclair, invitant l'analyste à lui adresser le même mail. 

Et donc, il étudiait à son tour les articles de journaux...jusqu'à avoir une épiphanie identique à celle de Vincent et d'Ambre. 

À une quinzaine de minutes d'intervalle, tous les trois sur leur lit à Carcassonne, une photographie pique leur curiosité. Un article sur la huitième victime du Boucher, à Limoges, la catholique chevronnée, et l'image expose la scène de crime, là où le corps gisait. Dépassant d'une poubelle, un dahlia noir les nargue cruellement. Ambre suffoque en notant son erreur gravissime. Comment a-t-elle pu passer à côté de ce désir évident de la moquer ? Vincent hésite à venir la consoler, mais il a tendance à la traiter comme sa fille, ce qu'elle n'est pas et ne sera jamais. Son mental d'acier la préserve du mal et elle a sûrement besoin de s'isoler pour la nuit. 

Quant à Néo, il ne comprend pas à quoi le dahlia noir correspond, mais il est désormais persuadé d'une chose : quelqu'un se mêle de leur affaire et Ambre cache cette information au reste de l'équipe, et Vincent aussi. 

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