La Rochelle
"Il n'y a qu'un remède à l'amour : aimer davantage." — Henry David Thoreau.
Une partie de l'équipe arrive à la gare du centre-ville de La Rochelle en pleine nuit et ils ne s'y attardent pas une seule seconde, se hâtant vers les rues pour appeler un taxi et se rendre à leur hôtel au plus vite. Il faut dire que, s'ils se sont peu déplacés dernièrement, ils ont concentré toute leur énergie dans une salle de conférence à Dijon, cloîtrés autour d'une ronde table avec des papiers éparpillés, traînant par terre, sur les murs, et leurs hypothèses infructueuses pour compagnie. Marlène en a peu souffert. Elle a l'habitude d'être contactée par différentes autorités et recevoir des enquêtes en cours afin de proposer une interprétation de la victimologie et du profil du criminel. Elle voyage souvent sur les lieux chargés d'indices et de pistes, mais elle effectue majoritairement un travail de bureau et se concerte avec son équipe, n'est donc pas désarçonnée par une enquête stagnante. Au contraire d'un Laurent grognon qui aime le mouvement, l'adrénaline, et surtout qu'une affaire avance. Là, rien ! Joël, derrière son attitude je m'en foutiste, se plaît à donner son avis de temps en temps, à être consultant sur certains cas de meurtriers intéressants ; ici, avec l'ESAC, il a l'impression de ne servir à rien et de perdre ses jours précieux à se rouler les pouces, alors qu'il pourrait accueillir à son cabinet ses patients qui comptent sur son aide.
Ils ne découvrent pas grand-chose de la ville, hormis cette odeur saline et poissonnière qui règne dans l'air. Ils ont traversé la France de bout en bout et s'endorment presque à l'instant où leur tête touche leur oreiller. Derrière les directives de Vincent et son souhait d'éliminer la cause politique aux meurtres, il existe un ordre très clair qu'ils ont tous compris : il faut établir un lien entre les victimes et cette idée de souillure amenée par le Boucher. Pour Philippe Bousquet, il s'agit peut-être de ses tromperies faites à sa femme, ou bien des liaisons sordides entretenues sur les réseaux sociaux, ou encore sa tendance à boire de l'alcool régulièrement... Il n'est pas nécessaire que IL ou ELLE LE MÉRITAIT désigne la même faute. Le tueur s'attaquerait alors à toute personne susceptible d'avoir commis un péché abominable à ses yeux, qui résulterait à en un châtiment de sa part et une humiliation publique. En d'autres termes, les deux politiciens ont peut-être été choisis pour des raisons de corruption ou d'idéologie foncièrement contraire à celle du criminel.
Dès le petit matin, les trois décident de se lever tôt, de déjeuner rapidement et de rejoindre la maison des Mazouz à pieds, longeant la plage de la Concurrence. Joël s'y connaît peu en politique, Laurent maîtrise le sujet, tandis que Marlène ne s'y est jamais penchée et cela ne l'intéresse pas le moins du monde. Par conséquent, le Capitaine a utilisé un bref arrêt au parc Charruyer pour les informer en quelques mots clés des idées principales de chaque parti en Franche, en priorité sur celles de gauche, puisqu'ils sont censés rencontrer la famille d'un chef de parti socialiste.
Cela fait un peu moins d'un mois qu'Ahmed Mazouz s'est vu exhiber à la France entière, dénudé, mutilé, assassiné, et que le pays a failli sombrer dans une paranoïa saugrenue, avec une population criant aux scandales à tous les coins de rue, accusant une conspiration politique visant à mettre en place une tyrannie. Nombreux chefs de parti et le gouvernement en personne ont été critiqués par leur incompétence à traquer le Boucher Collectionneur, ou ont tout bonnement été blâmés par les deux morts, prétendant qu'il serait dans l'intérêt des opposants de se débarrasser de leurs adversaires, et que toute cette histoire de tueur en série n'était en réalité qu'une facette veillant à instaurer une dictature, à l'image de Poutine en Russie.
La guerre, par ailleurs, entre la Russie et l'Ukraine n'a pas arrangé les théories farfelues, affirmant que le Président se serait laissé emporter par la folie de Poutine et désirerait les pleins pouvoirs. Marlène roule à de nombreuses reprises ses beaux yeux perçants au résumé de Laurent et soupire sans s'en rendre compte. Non, s'il était question d'un complot d'État, l'État lui-même ne se retrouverait pas en panique face aux médias et à la pression imposée par le Boucher Collectionneur par sa simple existence.
Sans surprise, la maison des Mazouz n'est pas la plus laide ou modeste de toutes les demeures alignées en bord de plage. Jardin duquel on sent, du portail, le parfum chloré des journées d'été, avec des palmiers plantés ci et là, et du béton moderne un peu partout. Deux étages, longue et large, les fleurs et les plantes dont on prend grand soin, plusieurs voitures allongées sur les graviers à l'ombre d'un préau. Pour une ville débordante d'Histoire, autant que Dijon et Carcassonne pour différentes raisons et différentes époques concernées, le domaine étalé devant eux chasse les pierres vieillottes et prône le contemporain, le blanc éclatant, l'architecture avant-gardiste et expérimentale avec d'étranges fenêtres ovales et déformées. Faite sur mesure.
Puisque le mari est décédé depuis un certain temps, contrairement aux Bousquet qui contrôlaient leurs émotions, plus ou moins, Joël baisse sa garde et traînasse derrière ses deux collègues, lorgnant sur la piscine où une jeune femme s'extirpe de l'eau, en maillot de bain une pièce, les cheveux noirs plaqués en arrière, la peau bronzée. Elle ne semble pas heureuse, ni divertie par cette chaude matinée. Bien tôt pour piquer une tête. Surtout avec l'arrivée d'enquêtes, ainsi que les a présentés Vincent en appelant la famille hier. Oui, le psychiatre ne se méfie pas et il aurait dû.
Car, en sonnant au portail, ils ont évidemment alerté la maîtresse de ses lieux, Ratiba Mazouz. Ce n'est pas une femme forte, endeuillée mais qui tourne peu à peu la page, qui sort de sa maison et vient les rejoindre à mi-chemin entre sa porte d'entrée et la piscine. Non. C'est plutôt une veuve éplorée, des larmes séchées sur ses joues rougies, le nez coulant, et l'expression abattue, comme s'il lui manquait une part de son cœur. Elle les salue avec enthousiasme, pas par politesse ou parce qu'elle se ravit de recevoir du monde, mais parce qu'elle se trouve devant trois personnes capables de la tirer de son enfer. Joël est subjugué par cette tornade d'émotion qu'il lit par-delà ses pupilles. Un mélange de haine pour le tueur de son époux et de profond chagrin qui ne la quittera jamais. Lui qui s'imaginait passer un matin tranquille, à discuter calmement...
— Toutes nos condoléances pour la perte de votre mari, dit Marlène.
Laurent ajoute :
— Nous sommes navrés de revenir vous importuner avec nos questions. Nous savons combien il est douloureux pour vous de ressasser vos souvenirs.
— Mon mari le souhaiterait. Il détestait l'injustice plus que tout.
Ratiba Mazouz leur raconte ceci tout en les guidant jusqu'à sa porte. À l'intérieur, ils sont saisis par un courant d'air frais, contrastant avec la chaleur de l'extérieur. Elle leur présente en deux coups de menton sa cuisine et sa chatte, bébé, qui grignote ses croquettes sans se soucier de ces visiteurs. Puis, elle les fait s'asseoir au salon, plus loin, leur offrant du thé à la menthe qu'il accepte poliment. Joël suggère de l'aider dans sa tâche et si elle refuse, il la suit tout de même. Mettant l'eau à bouillir, elle laisse tomber son regard sur une photo accrochée sur l'un des placards. Ancienne. Elle, d'une jeunesse éclatante, ressemblant trait pour trait à la brune de la piscine, sûrement sa fille aînée, et sa main délicatement posée sur le bras d'un homme, quelques années plus âgé, souriant, fier. La femme porte une robe traditionnelle orientale, tout comme aujourd'hui, mais le cliché est vieux, en couleurs délavées, et elle faiblit en la regardant pour la millième fois.
— Je suis morte avec lui.
Joël n'ose pas répondre, alors qu'il attend dans la cuisine avec elle justement pour lui parler et la consoler. Il s'est déjà confronté à des veuves et des veufs, des personnes âgées qui ne voyaient plus le bien en ce monde et étaient prêts à partir à leur tour pour se réunir avec leur amour. Mais, cette femme-là en particulier l'empêche de prononcer le moindre mot. On dirait qu'il est touché par une sorte de grâce invisible, pliant sous l'aura de respect qu'elle déploie autour d'elle. Impénétrable. En fait, elle a l'air d'un autre univers, à moitié avec lui dans cette maison, à moitié dans la tombe auprès de son mari, en équilibre parfait entre les deux.
— Monsieur...?
— Garreau. Je suis psychiatre. Si vous voulez vous soulager, je vous écouterais.
— Monsieur Garreau, reprend-t-elle en ignorant sa proposition, savez-vous ce que ça fait de perdre son âme, son cœur et son esprit, les trois en une fraction de seconde ?
Il ne l'offensera pas en évoquant des discours conventionnels, en prétextant que tout ira mieux très bientôt. Joël préfère se taire.
— Je les ai tous perdus au moment où un policier m'a appelée pour m'annoncer la mort de mon mari. J'ai discuté avec des psychologues. Plus jamais. Désolée pour vous, mais je ne vous fais pas confiance, pas après qu'on m'ait promis une belle vie, un renouveau sans mon mari. Parce que j'ai envie de tout recommencer sans lui ? Nous vivions l'un pour l'autre, Monsieur Garreau. Nous avions prévu de mourir ensemble, vieux, après avoir accompagné tous nos enfants à travers les obstacles de la vie, après qu'il ait accompli tous ses désirs et il en avait peu. Savez-vous ce que ça fait ? Maintenant, je vis pour mes filles. Mais, la vérité, c'est que je ne vis plus tout à fait. J'ai récupéré un peu de mon esprit, mais mon âme et mon cœur sont partis en avance pour lui tenir compagnie.
La magnifique brune rentre tout à coup dans la cuisine, faisant sursauter Joël qui ne s'attendait pas à ce que la porte claque dans son dos. Elle s'est habillée d'une robe d'été et ne lui adresse pas un regard.
— Nous avons des invités. Occupe-toi de tes sœurs.
Autrement dit, fais en sorte qu'elles ne nous dérangent pas. L'aînée saisit le sous-entendu et s'éclipse vers l'étage.
— Vos filles sont très sages. Je ne les entends pas.
— Le baccalauréat, Monsieur Garreau. Les jumelles se préparent à leur prochaine épreuve. La benjamine étudie pour l'année suivante. Elles auraient pu s'effondrer. J'étais prête à défendre leur cas si elles ne s'estimaient pas en état de passer leurs épreuves. Elles n'y ont pas renoncé et se débrouillent bien. Ce sont les filles de leur père. Elles ne céderont pas à la tristesse et ne se plieront pas à la mort.
Et voilà, Joël ne peut ravaler cette sensation d'admiration pour toute la famille. Cela change complètement du duel sans merci entre l'épouse et la mère de Philippe Bousquet. Les femmes Mazouz sont unies et se soutiennent dans les difficultés de la vie, au nom de leur mari et père. En revenant au salon, les thés versés, Laurent pose directement la fâcheuse question.
— Votre mari avait-il des ennemis, dans sa vie privée ou politique ?
Ratiba Mazouz hoche de la tête avec assurance, bien qu'elle nuance tout de suite :
— Dans sa vie privée, non, jamais. Mon mari veillait à plaire à tout le monde. Je pensais que c'était un défaut. Il s'acharnait à rendre les autres heureux au point de s'oublier. Dans sa vie politique, en revanche, je ne peux affirmer le oui ou le non. Un politicien possède toujours des adversaires, des opposants, mais des ennemis... Je l'ignore. En vérité, je dirais que non, mais vous rétorqueriez que mon avis est subjectif et je ne le nie pas.
Tout au long de sa réponse, des larmes n'ont pas cessé de couler sur son visage, mais sa voix n'a pas tremblé. Laurent en est décontenancé et montre l'espace d'un battement de cils sa confusion. Joël lui lance une œillade entendue. Quant à Marlène, elle décide de jouer carte sur table, notamment pour délivrer cette femme de l'agonie de leur interrogatoire.
— Le Boucher sélectionnerait ses cibles en fonction d'une souillure, quelque chose qui l'enragerait au point qu'il tue et se considère comme un justicier.
— Mon mari ne détenait pas de souillure, sur lui, dans son âme ou dans sa vie.
— Bien entendu. En revanche, nous recherchons des actes qui auraient pu contrarier le Boucher. Défendait-il, avant sa mort, une idée politique, disons, controversée ou radicale ?
— Non. Il s'apprêtait même à démissionner de son poste de chef de parti au profit d'un plus jeune politicien.
Laurent s'empresse de demander son nom. Un certain Antoine Dupont, un socialiste à propos le Capitaine a lu un article récemment. Il a en effet repris le parti au décès d'Ahmed Mazouz. Il envoie l'information à Cyril pour qu'il établisse un éventuel lien avec le programme de ce jeune politicien. Peut-être que le Boucher était contre sa nomination. Toutefois, cette histoire ne tient pas la route et ils le savent tous les trois.
— Votre mari buvait-il, fumait-il, côtoyait d'autres femmes de trop près ou nourrissait des habitudes peu traditionnelles, n'importe quoi qui serait traité de souillure par le tueur ?
De nouveau, Ratiba Mazouz leur répond en larmes, mais digne et sereine, que son mari était irréprochable en tous points. En sortant de la maison, Marlène expire longuement sa frustration. L'entretien n'a mené nulle part. La veuve retient le psychiatre d'une petite voix, appuyée contre sa porte.
— Un psychologue me rassurerait en me répétant que je suis encore jeune, du moins pour refaire ma vie. N'est-ce pas ? Moi, je vous assure, Monsieur Garreau, que le jour où vous aimerez réellement, que vous aimerez de manière inconditionnelle, à vous promettre l'un à l'autre de rester ensemble jusqu'à la tombe, ce jour-là, vous me comprendrez. Et malgré toute la souffrance du deuil, cela en vaut la peine et je vous souhaite de rencontrer cette personne. Adieu.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top