Introduction

"Celui qui soutient sa folie par le meurtre, est un fanatique." — Voltaire.


Le Lieutenant-Colonel les salue et sort de la pièce sans un mot de plus. Cela fait dresser les sourcils de Marlène et réveille définitivement le psychiatre. Ambre ne bouge pas le petit doigt. Elle s'efforce de dissimuler toute trace d'émotion. Son âge, son inexpérience pourraient entraîner les autres à questionner sa place parmi eux et elle se prépare à esquiver leurs questionnements et leurs doutes, mais, si elle peut les éviter, elle mettra toutes les chances de son côté pour qu'ils ne s'intéressent même pas à elle. La jeune femme se ratatine sur sa chaise et respire tout bas, voulant de toute évidence se fondre dans le décor. Fort heureusement, le suspense ne dure pas. Vincent se lève et se poste près de la toile blanche, jouant avec les touches d'un ordinateur portable. Le bleu du projecteur se change en un début de présentation. Le gros titre : l'affaire du Boucher Collectionneur.

— Ça vous parle ?  

Il saisit des dossiers et les distribue. Alors qu'ils méditent sur leur savoir général de l'affaire, Néo ne peut se contenir et déballe à peu près tout ce qu'il sait :

— Au moins dix victimes, hommes et femmes confondus. Les médias deviennent fous. L'affaire fait la une de tous les journaux et les spéculations explosent sur Internet. Le monde entier donne son avis sur des forums et certains pensent être capables de résoudre l'enquête. Il n'est pas rare que des individus non-désirés marchent sur les scènes de crime ou se fassent passer pour des journalistes. L'intérêt s'est propagé aux Etats-Unis et dans les pays européens. Les anglophones l'ont surnommé The Dawn Butcher, car les cadavres ont majoritairement été retrouvés au petit matin par des passants. L'enquête s'éternise depuis deux ans. Nous sommes convaincus que cette dizaine de meurtres ont été commis par la même personne, ou le même groupe de personnes, parce que le M.O. reste identique et très spécifique. D'abord, les victimes sont enlevées et réapparaissent des jours plus tard, agressées sexuellement et égorgées. Ce qui complique la tâche, c'est que les meurtres se dispersent dans toute la France. De plus...

Un regard en biais de Vincent suffit à le faire taire. Néo s'est exprimé si vite que la jeune femme n'a pas tout compris ou tout assimilé. C'est pourquoi Ambre remercie leur aîné pour le dossier ; autrement, elle serait déjà à la ramasse. Le benjamin se mordille les lèvres, gêné, et enfonce quasiment sa tête entre les feuilles. Le pire ? Son sourire excité en racontant l'affaire. Elle ne lit pas les rapports, les procès-verbaux des enquêtes avec tous les interrogatoires et autres détails sordides. Elle se penche plutôt sur les photographies. Une dizaine de victimes, en effet. Une petite majorité d'hommes, mais rien de flagrant. Ils ont été immortalisés sous tous les angles, autant sur les lieux de dépôt de leurs cadavres qu'à la morgue. La gorge tranchée, du sang partout sur leur corps, mais pas forcément sur le bitume autour d'eux. 

Plus elle observe les différents éléments présents sur les cadavres, plus une pressante envie de vomir la chamboule. Outre le fait indéniable et visuel de les avoir égorgés, le coupable s'est assuré de leur priver de leur identité en coupant leurs parties génitales, les seins y compris pour les femmes. Sans s'en rendre compte, Ambre a déjà les larmes aux yeux, mais pas de pitié pour les victimes. De dégoût profond et viscéral. Qui mérite une telle horreur ? Bien sûr, puisque le tueur en série est incontrôlable et cruel, il a déposé les corps complètement dénudés à la vue de tous. Elle se redresse et croise aussitôt une lueur de confort sur le visage de Vincent. Il s'interdit de la questionner devant tout le monde, mais il lui demande en silence si elle va bien. La jeune femme acquiesce, mais ils ont conscience du mensonge.

— Pour résumer cette affaire, même si Berlioz a presque tout dit, nous nous confrontons à un tueur en série qui sévit dans la France entière. Paris. Nevers. Vichy. Lyon. Montauban. Bordeaux. Carcassonne. Limoges. La Rochelle. Orléans. Dans cet ordre-là. Je vous laisserai examiner cette trajectoire au calme, si jamais une inspiration divine vous tombe dessus. Autrement les enquêtes ont conclu que le coupable ne suivait pas de schéma particulier. Jusqu'à présent, personne n'a été en mesure de stopper notre tueur, ni de trouver le moindre indice menant à lui... Peu importe ce que vous connaissez de l'affaire...

Et il fixe Néo en prononçant ceci. Le jeune homme hoche de la tête en signe de compréhension.

— ...je vous invite à nous faire part de vos réactions à chaud à partir des photographies. Tremblay ? 

L'enquêteur de la Crim' n'a pas côtoyé de près ou de loin l'affaire, mais il a écouté suffisamment la radio en se rendant au travail ou en rentrant chez lui pour disposer de certaines informations. Un tour de table, les uns après les autres, du plus proche de Vincent à sa gauche jusqu'à effectuer le grand demi-cercle qui les sépare. Laurent obéit et fait de son mieux pour oublier tous les détails. Il dévisage les images sordides des corps, ayant l'air hypnotisé par ce massacre.

— Le nom de Boucher Collectionneur lui va à merveille. C'est de la boucherie. Cependant, j'émets des doutes sur le Collectionneur. Certes, il coupe les parties intimes des hommes, les seins des femmes et ravage littéralement leur intérieur, mais nous ignorons s'il les garde ou s'il s'agit simplement de son processus sadique. 

— Trophée ou non, ajoute Marlène, la suivante, les cadavres nous offrent un avant-goût de l'étendue de la folie de notre homme. Qu'est-ce que...?

Elle désigne une sorte de page blanche couchée sur le corps de la photographie. Vincent lui indique de jeter un œil à la pièce à conviction numéro sept et il l'expose au projecteur. Une feuille de papier toute simple, attachée autour des cous des cadavres nus par une ficelle classique. Il le méritait. Elle le méritait. Rédigé avec le sang des victimes, sûrement. Marlène hume une réponse inaudible avant de compléter sa pensée :

— Très bien. Donc, notre homme essaie d'attirer l'attention sur lui, ou il ne laisserait pas de message derrière lui. Mais, qui vise-t-il ? La presse ? Il aurait réussi son coup. Pour obtenir de la gloire, peut-être, entrer dans l'histoire. Le public ? Il désirerait justifier son action pour recevoir la sympathie ou l'approbation des français. Nous ? La police ? Ce serait une espèce de vengeur. Il estime que ses victimes doivent être châtiées et puisque l'autorité ne s'en occupe pas, il les kidnappe et leur fait payer leurs erreurs hypothétiques. 

À la seconde où elle achève sa tirade, Marlène bascule sur sa chaise pour transmettre la parole à la jeune femme, une expression mélangeant la curiosité et l'attente sur ses traits. Ambre déglutit tranquillement, calme l'affolement de son palpitant et inspire tout en gagnant du temps. Inutile de répéter l'évidence. Voilà son opportunité de leur fournir une preuve qu'elle a sa place ici.

— Vous avez mentionné dix cadavres, Leclair, mais le dossier ne contient que huit corps photographiés. 

Le micro-rictus de Vincent paraît la féliciter. Il affiche au projecteur deux images inédites. Deux hommes. Même apparence.

— Pour ceux qui ne les reconnaissent pas, je vous présente un chef de parti d'extrême gauche et un député de droite. 

Il se stoppe là pour qu'Ambre prenne le relais.

— Les raisons de tout ce secret, devine-t-elle. La presse devient folle, hum ? Je présume que cela ne plaît pas au gouvernement d'avoir deux politiciens aussi importants embarqués dans cette affaire. Les deux partis en question ont dû faire pression pour que les enquêtes soient étouffées. J'imagine que des photographies de leur membre nu et dégradé nuisent à leur réputation. Par conséquent, l'affaire a été déplacée. D'où la création de cette équipe. 

Vincent confirme ses déductions et se munit d'une copie du contrat qu'ils ont tous signé en pénétrant dans le bâtiment.

— Pas un mot. À qui que ce soit. Vos familles seront persuadées que vous poursuivez votre routine habituelle. Personne ne doit savoir que nous nous chargeons de l'enquête. Dès que nous commencerons à enquêter, la presse nous sautera dessus. Plus longtemps nous pouvons garder le secret, mieux nous pourrons gérer l'espionnage médiatique. L'implication de ces deux politiciens n'existe pas. Vous comprenez ? Le Boucher Collectionneur n'a pas tué ces hommes.

Mentir à la population française dans l'intérêt des jeux internes de la politique, rien qui n'étonne Ambre. À sa droite, elle est intriguée par un mouvement répété en contraste avec une immobilité absolue. Le psychiatre s'endort pratiquement sur sa chaise, tandis que le jeune génie s'impatiente. Elle lui adresse un bref signe d'encouragement et cela ouvre aussitôt les vannes de son débit alarmant.

— Selon les premiers indices, le tueur voyage constamment et choisit ses victimes au hasard.

Il mime des guillemets.

— Nous devrions nous concentrer sur un profil géographique et sur la victimologie en priorité. Soit le hasard dicte vraiment ses actions, soit ces déplacements et choix démontrent au contraire une organisation méticuleuse. Que ce soit l'un ou l'autre, je crois que notre coupable est définitivement organisé et ordonné dans ses actions. Il tue de manière définie et claire à chaque fois et n'a pas dérogé à son M.O.  depuis deux ans. Sa signature est évidente et n'a pas changé. Le premier meurtre est absolument un copier-coller du dernier. 

— Tout pareil que Matrix, marmonne Joël. Notre coupable est un grand malade, il a besoin d'aide de toute urgence et s'est assurément enfermé dans une fantaisie duquel il tire un tel plaisir qu'il ne pourra plus s'empêcher de tuer. Il s'est auto-proclamé vengeur ou quelque chose du genre, témoignant ainsi d'une désillusion totale. Néanmoins, il est doué, déterminé et prudent.

Vincent rebondit tout de suite sur ces points-ci et diffuse deux nouvelles images : un corps d'homme à nouveau, à la morgue et dans la rue. Tout est similaire. La gorge tranchée, les parties manquantes et le papier accroché au cou. Toutefois, un élément se superpose au reste. Au niveau de l'estomac, des lettres sont gravées dans la chair. S. O. U.I.L.L. É. Ambre ne nécessite pas de formation ou d'expérience en plus pour atteindre la conclusion globale de cette addition. La signature est légèrement altérée.

— La situation empire, souffle-t-elle sans pouvoir ravaler une pointe d'inquiétude. La désillusion du tueur connaît une escalade, faible pour l'instant. Il est en colère ou déçu parce que sa volonté n'est pas comblée. Ça signifierait qu'il  ne récole pas les réponses attendues. Le Boucher Collectionneur... Il se pourrait que le surnom et les réactions qui vont avec lui déplaisent. Dans sa tête, il est un héros ou au minimum, un homme bien qui fait les bonnes choses pour la société. Il veut de la reconnaissance pour ces actes et il se justifie davantage. 

— Oui. Il insiste sur le souillé pour dépouiller ses victimes de l'empathie ou de l'attention de son public visé, étoffe Marlène. Il s'agace. Excellente idée que d'aveugler la presse. Ce serait intéressant d'éloigner les médias de l'affaire et d'évaluer la contre-attaque du tueur. S'il modifie sa signature par pure irritation, il commettra d'autres erreurs qui lui seront fatales tôt ou tard. 

Ils se plongent ainsi dans une réflexion commune en envisageant les probabilités de futurs meurtres et de ce qu'ils trouveront sur les victimes la prochaine fois. Mais, la mine austère de Vincent souligne qu'il vaut mieux pour eux tous de minimiser ces prochaines fois pour leur carrière et pour le bien des français. Le projecteur s'illumine derechef sur une image de Dijon.

— Notre nouvelle victime, Philippe Bousquet, a été retrouvée à Dijon. Nous partons ce soir. Faites vos bagages. Nous dormirons à l'hôtel. Vous êtes libres de lire le dossier que je vous ai remis, mais je vous incite à ne pas le faire ou du moins, à vous renseigner le moins possible sur les spéculations et les résultats préliminaires des enquêtes. Nos supérieurs espèrent que des esprits frais et non-contaminés par les avis déjà répandus puissent attraper le coupable. Ne vous faites pas manipuler par les suppositions et soyez ouverts à toute éventualité. 

Ambre ne sait pas dans quoi elle s'est embarquée, mais elle ne peut plus reculer.

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