Carcassonne

"Si la nuit est noire, c'est pour que rien ne puisse nous distraire de nos cauchemars." — Bill Watterson.


L'ambiance dans le sud de la France diffère totalement de La Rochelle avec cette impression de rêve éveillé, avec cette veuve sublime dans son deuil, avec la famille Mazouz unie, soudée contre l'adversité de la vie. Du côté de Carcassonne, la chanson ne rime pas du tout et les dissonances sont nombreuses. La première désillusion advient très tôt le matin. Il est huit heures, et Vincent a téléphoné la veille aux Petit pour un rendez-vous dans dix minutes, le temps, avait dit la mère, de déposer les enfants à l'école et de revenir. Or, avait-elle dit également, une cuisinière travaille pour eux, car Jeanne Petit n'a plus la volonté, ni l'énergie de se faire à manger. Cette femme, la cuisinière, devait leur ouvrir et les inviter à patienter dans le salon.

Par pure politesse, ils attendent huit heures et dix minutes. Néo a emporté son carnet de mots fléchés, Ambre essaie tant bien que mal de fermer les yeux en priant pour que le lapin mort cesse de la hanter, et Vincent tourne en rond à côté de la voiture de location, bras croisés, l'air tendu. Le profileur relève parfois son regard pour le poser innocemment sur la jeune femme qui ne le remarque pas, mais il le détourne très vite, ne supportant pas la perspective qu'une personne, qu'il connaît peu en plus, le surprenne à la fixer sans vergogne.  

À huit heures et demie, l'impatience ne se fait pas encore ressentir. Vincent ne tourne plus en rond et s'est assis à l'avant, jambes étirées vers l'extérieur de la voiture. À neuf heures, il constate qu'aucune voiture n'est garée devant la maison. En fait, il s'agit d'une demeure isolée dans la nature, avec un vaste terrain d'herbes verdoyantes, parfaitement entretenu, qui ressemblerait trait pour trait à ces villas de banlieue américaine. Il a envisagé que la cuisinière pourrait être venue à pied, ce qui expliquerait l'absence de véhicule apparent, mais elle aurait dû marcher longtemps, au milieu de nulle part. Peut-être un vélo ? Il n'en voit pas.

Sa patience vole en éclat à neuf heures et deux minutes précisément. Vincent bondit hors de la voiture, avec une telle précipitation qu'Ambre en sursaute et n'a pas le temps de se redresser qu'il a déjà atteint la porte d'entrée, où il sonne d'abord, puis toque. Néo glisse son carnet dans la boîte à gants, finissant tout de même d'y inscrire le dernier mot de sa grille. Le Capitaine patiente au moins trois minutes, appelle... Eh bien, il appelle n'importe quel nom qui pourrait lui répondre, c'est-à-dire Madame Petit, Jeanne Petit, Madame la cuisinière, et plus il crie, plus il se sent ridicule. Il observe par toutes les fenêtres du premier étage, faisant le tour de la maison. Rien. 

Donc, il revient à la voiture avec un empressement identique. Les deux autres ne pipent mot, saisissant bien ce que cela implique. Il n'y a personne dans cette maison. Une inquiétude pour la mère de famille les saisit tout de suite. Surtout Ambre. Maintenant que tout le monde travaille sur l'enquête, maintenant que la Sécurité Intérieure a créé l'ESAC et maintenant que la jeune femme l'a intégrée, elle se demande si la personne qui a fait déposer les dahlias devant la porte de l'hôtel à Dijon, cette personne-là se serait attaquée à Jeanne Petit en guise de provocation mesquine. Vincent doit probablement penser la même chose, et il compose à toute vitesse le numéro de portable de la veuve.

— Allô ?

Ambre pousse un long soupir soulagé, puisque Jeanne Petit a répondu. Elle se détend encore plus, quand elle entend une voix féminine.

— Madame Petit ? Je suis le Capitaine Leclair. Nous avions convenu d'un rendez-vous, ce...

La femme l'a coupé et il apparaît de plus en plus perplexe au fil des secondes. Soudain, Jeanne Petit raccroche et Vincent jette son portable dans sa poche, la mâchoire crispée. Il rallume le moteur froid de leur voiture et commence à faire marche-arrière.

— Que s'est-il passé ? s'enquiert Néo. Elle va bien ? 

— Je n'en sais rien. Elle avait l'air essoufflée au téléphone. Elle veut que nous la retrouvions dans la citadelle de Carcassonne.

Bien que Vincent conduise dans les normes des vitesses autorisées, même Néo se rend bien compte de sa nervosité. Dans chaque accélération qui les propulse brutalement en arrière, contre leur siège, et dans chaque frein qui les projette en avant sans ménagement. Le Capitaine n'aime pas que l'on se moque de lui, et qu'on se joue de lui. Il en a rencontré des tueurs capables de tout pour s'amuser, pour s'octroyer gloire et mérites, et il a en balancé des dizaines en prison qui se sont crus plus intelligents que lui et son équipe. Pas de doute, au téléphone, il s'agissait bel et bien de la voix de Jeanne Petit, mais qui lui dit qu'elle ne parlait pas sous la contrainte ? Dans la cité de Carcassonne, en plein début de l'été, la saison touristique qui commence... Il se gare promptement en bas de la cité médiévale et les trois se mettent à courir vers les remparts. Il la rappelle et la veuve décroche à une sonnerie du répondeur.

— Nous arrivons. Où êtes-vous ? 

Elle lui indique probablement une localisation précise, puisque Vincent lui ordonne de ne pas raccrocher et interpelle un commerçant de jouets médiévaux en lui répétant le nom de la rue. Place du château. Le commerçant leur indique la rue où ils se tiennent, d'aller tout droit jusqu'à un magasin de bonbons sur leur droite et un restaurant sur leur gauche, avec un buste d'un certain Jean-Pierre Cros-Mayrevieille pour se repérer. 

— Pouvez-vous parler librement ? 

A priori, Vincent n'obtient aucune réponse, puisque son portable retourne illico dans sa veste, tandis qu'ils se dépêchent de rejoindre cette place. Ils identifient sans peine le restaurant et la boutique de sucreries, le buste trône fièrement au milieu des touristes, mais pas de Jeanne Petit. Ils pourraient la reconnaître tous les trois, grâce à une photographie envoyée par Cyril le matin même. Pas de trace d'elle. Ils décident de se séparer. Malgré la réticence du Capitaine. 

Ce dernier choisit de couvrir la zone la plus fréquentée, se dirigeant en plein cœur d'une terrasse, remplie de chaises et de tables, de serveurs aux plateaux chargés de boissons chaudes et de sodas, puisqu'il est encore trop tôt pour déjeuner, et de passants qui sont agglutinés devant les grandes pancartes affichant les différents menus, à se questionner sur ce qu'ils mangeront dans quelques heures. Vincent se faufile en observant tout le monde avec précaution. Il fait le tour des restaurants, intérieur et extérieur, et interroge le personnel sur une femme aux cheveux blonds platine, yeux bleus clairs qui se serait éventuellement rendue aux toilettes. Rien.

De son côté, Ambre s'apprête à partir vers un bout de rempart qu'elle aperçoit au loin, en supposant que Jeanne Petit aurait pu patienter au calme, le temps qu'ils la rejoignent. Quand elle comprend que Néo a du mal à se déplacer. Elle se stoppe net et guette son état, à moitié tournée vers lui, à moitié vers la rue de l'autre côté de la place. Il s'est appuyé à un mur, entre deux boutiques, se colle presque à la pierre chauffée par le soleil, une main sur sa tempe. Elle se doute alors de ce qu'il se passe. Le bruit. L'effervescence. Les gens. Dans leur course pour monter jusqu'ici, il a sûrement pris sur lui, possédé par l'adrénaline du moment et la priorité de localiser la veuve du politicien au plus vite, surtout par ces circonstances étranges. Cependant, la réalité lui retombe en pleine figure et la crise de panique se rapproche. 

Ni une, ni deux, elle fait demi-tour, l'attrape par la veste au niveau de son épaule et le tire derrière elle. Néo voit flou un instant, sa tête bourdonnant aux sons infatigables des gens autour de lui. Les enfants qui crient, les diverses langues qu'il peut traduire et par extension, le nombre de pensées qui ne lui appartiennent pas et qui pourtant s'infiltrent dans son esprit, les cloches de l'église qui annoncent dix heures du matin, la sueur sur les corps et l'odeur de transpiration partout, les parfums qui se mélangent, la nourriture qui est préparée dans les restaurants aux alentours proches de la place, les vêtements qui se frottent aux siens, les membres qui se cognent à lui, avec excuses ou sans excuses, les flashs des appareils photos, les braillements, toujours plus de cacophonie.

— ...o ? Néo ? Tu m'entends ? 

Lorsqu'il rouvrit ses yeux, il est assis sur un muret. Ambre l'a guidé dans une rue adjacente à la Place du Château, soit Rue de la Porte d'Aude, dans un espace délivré des lourds pavés, constitué de graviers, d'arbres qui assurent l'ombre, de deux bancs où une femme avec plusieurs sachets pianote sur son portable, et un couple de personnes âgées qui se reposent en silence et lui lancent des œillades indiscrètes, curieuses. Il distingue un restaurant vide pour l'instant, portes fermées ce qui empêche les senteurs de nourriture de lui agresser les narines, du nom de Dame Jeanne. Il se rappelle aussitôt de leur priorité et se lève d'un coup, avant d'être foudroyé par une migraine et de se laisser tomber sur la pierre froide. 

— Tu aurais dû en avertir Vincent, le gronde gentiment Ambre. Rester dans la voiture. Tu ne supportes pas la foule. Jamais ? 

Néo déglutit lentement, ayant l'impression que sa langue s'est plaquée contre son palais. 

— Ça dépend. Tu as déjà connu des foules tranquilles, immobiles, silencieuses, respectueuses, qui ne s'agitent pas dans tous les sens, et ne sentent rien du tout ? 

Elle hoche de la tête. Claire comme de l'eau de roche. Ambre lui aurait conseillé de s'asseoir ici jusqu'à ce qu'ils aient trouvé Jeanne Petit, quand elle reçoit un message de Vincent.

— Il l'a.

Cela suffit à insuffler un élan de détermination chez Néo, prêt à affronter de nouveau la foule. Sauf qu'Ambre le repousse contre le muret et donne leur position à Vincent pour qu'il vienne à eux, et non l'inverse. L'attente ne dure pas plus de cinq minutes ; le temps à la jeune femme d'acheter une bouteille d'eau hors de prix pour que le profileur ait moins l'air d'un malade sur le point de s'évanouir. Son teint écarlate recouvre un semblant de normal en s'apaisant. Le Capitaine paraît au summum de sa colère contenue, autrement dit à deux doigts d'exploser, ses doigts enroulés autour du bras fin et osseux de Jeanne Petit qui rouspète à se faire traîner. 

— Qu'est-ce que tu lui as fait ? 

Ce sont les premiers mots de Vincent à la jeune femme, en désignant Néo.

— Il est plus rouge que la devanture du restaurant.

Un semblant de normal, de toute évidence. Néo lui fait signe que tout est réglé et de l'ignorer, pendant que la veuve Petit gesticule dans l'espoir de se détacher du Capitaine et discerne le fameux restaurant qui porte son nom, en souriant idiotement. Elle feint le cliché de la blonde pimbêche et stupide. Feint, parce qu'ils parieraient tous qu'elle joue la comédie. 

— Allez-y, rapportez-leur ce dont vous m'avez informé. 

 Ambre a fréquenté un Vincent furieux, ça oui ! Il s'est montré apeuré, courroucé, paniqué, soit dans tous ses états devant elle. Mais, là... Il ravale autant de jurons qu'il le peut, se contentant d'un poing serré et d'une envie palpable de lâcher cette femme dans le vide. Jeanne Petit replace ses boucles blondes derrière ses oreilles ; ils remarquent la robe moulante de luxe, les talons malgré les pavés de la cité, le collier brillant, le bracelet de créateur... La panoplie complète de la riche, qui le sait et qui s'en vante. 

— Après avoir déposé les enfants à l'école, je me suis souvenue de cette nouvelle boutique dans la citadelle. J'ai oublié de vous prévenir. Ce n'est pas un drame, voyons.

— Et la cuisinière qui devait nous ouvrir ? souligne Néo.

— Finalement, je lui ai envoyé un texto ce matin pour lui donner sa journée. J'ai invité des copines à déjeuner ici. Elles ne vont plus tarder. Je peux...?

— Vous ne bougez pas de là, grogne Vincent.

— Pourquoi nous avoir fait courir après vous, alors que vous pouviez rentrer chez vous ? insiste le profileur.

Ambre devine immédiatement ce qu'il tente d'accomplir. Lui tirer les vers du nez. Lui faire avouer un secret. Si elle cache quelque chose, volontairement ou non, lui tendre une perche. Mais, il s'avère que Jeanne Petit ne dissimule rien et qu'ils ont affaire à son véritable caractère. Égoïste. Mal polie. Pourrie gâtée par papa, maman, et ensuite par son mari.

— Je risquais de manquer mes copines, c'est logique. Et vous êtes là, non ? Pourquoi je me serais dérangée pour vous ? Ah oui, pour que vous me posiez des questions auxquelles j'ai déjà répondu ? Mon mari est mort depuis un moment. J'ai tourné la page. Faites-en autant.

Vincent ne se retient plus et roule des yeux. Néo, lui, préfère une approche douce, au cas où elle serait le genre de personnes à enterrer leur deuil sous une espèce de narcissisme et de sarcasme. Une carapace pour se défendre.

— Nous ne vous empêcherons pas de voir vos amies aujourd'hui, si vous acceptez de coopérer. Nous souhaiterions éliminer la cause politique aux meurtres, mais aussi établir un lien entre...

Néo s'arrête sur-le-champ à la main levée de la jeune femme. Ambre ne croit pas le moins du monde que cette femme a aimé son mari, ni qu'elle se protège derrière son insolence. Elle croit, en revanche, que Jeanne Petit est une égocentrique, qui ne tient qu'à elle-même, à son argent et à son confort personnel. Alors, elle interrompt Néo sans cérémonie et s'approche de la veuve, de sorte à se retrouver à moins d'un mètre d'elle. La blonde cligne plusieurs fois des paupières, mais ne recule pas, renvoyant une onde de défi.

— Combien de milliers votre mari vous a légué ? Combien de propriétés ? 

Jeanne Petit étudie impunément la jeune femme, tout de ses cheveux à se tenue, en une grimace de dédain.

— Si vous avez besoin de conseils mode, vous m'appellerez.

Ambre ne bronche pas, n'hésite même pas à rétorquer, lui signifiant que les insultes, déguisées ou évidentes, ne l'énerveront pas. Un rictus s'installe sur ses lèvres peintes d'un rouge vif, et Jeanne lui murmure : 

— Des millions, ma chérie, et quatre propriétés. L'appartement principal à Paris, la maison secondaire à la plage, le domaine à Carcassonne et le chalet à la montagne. Mon mari a travaillé dans la politique des années et des années, il en a amassé des millions et son testament me permet de gérer cet argent en attendant que les enfants héritent. J'ai ma propre part, bien sûr. Une autre question ?

Vincent grince des dents à l'insouciance de cette femme, à côté d'une Ambre totalement déphasée. Elle lui retourne son sourire mauvais.

— Je présume que votre mari avait des ennemis, mais cette question me lasse et ne nous mène à rien. Jouons cartes sur table. Outre les ennemis, considérez-vous que votre mari a commis des actes susceptibles d'être qualifiés de souillure ? 

Jeanne acquiesce fermement.

 — Tromperie ?

Oui.

— Jeux ? 

Non.

— Alcool ? Drogue ? Développez. Sur tout ce que vous savez.

Oui. Oui. Une épouse aimante, pourvue qu'elle soit aveuglée par son amour, préserverait son mari de la honte et du déshonneur, y compris après la mort. Pas Jeanne Petit. Elle se fiche pas mal de salir le nom de son époux. Au contraire. Elle semble un peu trop heureuse que des enquêteurs lui posent enfin les bonnes questions. Elle inspire profondément, comme pour profiter de cette occasion, et déballe tout d'une traite, d'une voix basse et contrôlée :

— Mon mari m'a trompée avec des douzaines de femmes, et quelques hommes apparemment. De son parti ou des autres, ou avec des personnes qui n'ont rien à voir avec la politique. Vous avez vu ses photos, vous êtes au courant de combien sa beauté et son aura l'aident à séduire. En plus des tromperies classiques, il organisait ou était convié à des soirées entre collègues. Une bande de politiciens corrompus et véreux dont je ne vous révélerais pas le nom. Cela ne concerne pas votre enquête et je ne désire pas les avoir sur le dos. Peu importe. Ils payaient pour des salles privées dans des boîtes de nuit ou louaient des locaux pour la nuit, et ils buvaient, se droguaient souvent, et ils faisaient venir des femmes pour les divertir. Ou ils les louaient, elles aussi, pour la nuit. Il arrivait que la soirée dérape et qu'elles soient...malmenées. Il arrivait également que ça dérape à la maison et que je sois malmenée à mon tour.

Tout à coup, la colère de Vincent s'effondre et il réalise pourquoi une telle haine pour son mari, pourquoi elle est devenue à ce point égocentriste. Le Boucher Collectionneur l'a libérée de sa prison. Elle perçoit ce changement évident dans leurs trois paires d'yeux et elle continue de cracher son venin.

— Ne me prenez pas en pitié. J'ai signé le contrat de mariage en me méfiant de tout ça. J'avais entendu des rumeurs sur lui. Je savais. C'est pour sa fortune que je me suis embarquée là-dedans. Vous voulez que je vous dégoûte encore plus ? Je me moque du sort de ses gosses. Ils n'étaient pas prévus. J'ai été forcée de les concevoir et de les mettre au monde... Mon mari était une sale petite merde et j'ai dansé le soir de son enterrement en discothèque, je me suis retrouvée dans les toilettes avec deux types vraiment sympathiques, et j'étais sincèrement heureuse cette nuit-là. 

Ambre qui pensait prendre le taureau par les cornes et dominer l'échange finit en lambeaux, une humidité étrange dans les yeux. Jeanne Petit tourne les talons et sans une parole de plus, s'éloigne à grandes enjambées, flottant sur les pavés comme si elle ne marchait pas avec des talons. La main de Vincent vient se loger sur la nuque de la jeune femme, qui regagne brusquement la réalité. 

— Nous contournerons les rues touristiques, dit-il à l'intention de Néo.

Celui-ci le remercie d'un maigre sourire, autant secoué par les aveux de la veuve que ne l'est Ambre. Elle s'est figée et dévisage un point invisible, fébrile sur ses jambes. Néo conclut par ce qu'ils ont tous déduit :

— Toutes les victimes sont coupables d'un crime pour le Boucher, ce qui inclue même les plus innocents d'entre elles. Même les deux pratiquants religieux. Nous avons tous un secret à cacher.

La phrase n'accuse personne et Néo l'a prononcée sans arrière-pensée, mais la jeune femme en frissonne. Sur le chemin de retour, le profileur laisse vadrouiller son attention un peu partout, pour se distraire après ces confessions horribles, et c'est là qu'un détail le perturbe. Il ralentit considérablement, et abandonne la ruelle pour son sosie perpendiculaire. Une impasse étroite entre deux rangées de maisons collées aux volets de toutes les couleurs. Ses deux équipiers reviennent sur leur pas.

— Qu'y a-t-il ? 

Ambre réfrène son envie d'ajouter encore. Mais, la raillerie meurt dans sa gorge en voyant ce que Néo vient de récupérer, accroché à un des volets. Un dahlia noir. Impossible. Vincent se rue sur le jeune homme et lui arrache la fleur des mains. Il en renifle violemment le parfum. Aucun doute. En plastique, qui plus est. 

— Ambre...

L'énervement dans le ton de Vincent serait évident à n'importe qui. Toutefois, la jeune femme  a cessé de respirer. Cette fleur...ici...dans cette ruelle exacte... À Dijon, ils sont restés dans le même hôtel durant cinq jours. On avait le temps de préparer le bouquet et d'en arranger la livraison devant sa porte. Ici, dans une ruelle isolée, à l'écart des touristes et des grands axes de la citadelle. Ils devaient rencontrer Jeanne Petit chez elle, et non ici. Soit leurs téléphones sont sur écoute, soit ils sont suivis, espionnés, les deux sûrement. Ici. Le fait que ce dahlia noir soit ramassé sur ce volet prouve que... Elle manque d'air, pétrifiée. Vincent réagit trop tard. Elle perd l'équilibre et se serait heurtée aux pavés si Néo n'avait pas plongé pour minimiser sa chute. Il la fait instantanément rouler sur le côté et lui répéter de respirer. 

Néo fait volte-face vers le Capitaine ; d'une part, parce qu'il détient plus d'informations sur lui sur le sujet, d'autre part parce qu'il est bien plus proche de la jeune femme que lui. À son grand étonnement, il découvre un Vincent bouleversé, adossé au volet, la fleur piétinée sous sa chaussure, sur le point d'imploser de rage. Il a desserré la cravate de son costume, suffoquant tout autant qu'Ambre. Le profileur se concentre sur elle. Sa respiration ne s'est pas stabilisée, mais, au moins, elle respire. Par réflexe, il dépose un doigt contre son poignet et mesure les battements de son cœur. Rapides. Une réaction de peur ou de colère, ou des deux mélangés. 

Il comprend que la situation sordide, dont il a pris conscience à Dijon et qu'il a surveillée depuis la veille, dépasse aussi bien Vincent qu'Ambre, et qu'ils n'en sont pas les maîtres, mais les victimes. 

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