8 | partie 1

Au fur et à mesure, le temps se faisait moins grincheux et, de bien meilleure humeur, il laissait le soleil graduellement sortir de sa tanière nuageuse, léchant de ses rayons délicats la surface boueuse et enneigée. Faustin y voyait déjà plus clair. Le retour s'annonçait également plus facile qu'à l'aller et il avançait à une allure traînarde, les pieds en compote. Marcher plus longtemps reviendrait à creuser sa tombe ; il n'en pouvait plus ! Et qu'est-ce qu'il voulait dormir...

Sa fatigue l'empêchait de distinguer Charles – qui ne correspondait pas du tout à un traqueur expert. Un peu plus loin derrière, le vampire n'agissait pas d'une manière qualifiée de discrète. Il ne s'effaçait pas dans le paysage, ne se fondait pas dans le décor tel un caméléon aux dents acérés, ne se métamorphosait pas en une ombre gracile.

Non, lui, il tombait dans la neige au bout de trois mètres, perdait continuellement les gants de Faustin qu'il avait ramassées, se cognait contre les troncs et, au passage, effrayait les oiseaux qui piaillaient à leur envol.

Aucun silence, que du bruit.

Et pourtant, il s'appliquait pour atteindre un résultat de mutisme absolu. Mais cela se comprenait quelque part, puisqu'il n'avait jamais accompli de filature auparavant ; c'était une toute nouvelle expérience.

Contre toute attente, à mi-chemin du village d'où venait Faustin, Charles sut trouver et maintenir un équilibre suffisant grâce à quelques bribes d'images de sa sœur. Âgée d'une dizaine d'années, elle mimait la petite sirène se mouvant à pas de loup dans la chambre du prince, parée d'un couteau et prête à le tuer, de façon caricaturale. Charles l'imita donc d'une minutie on ne peut plus déterminée. Il balançait la pointe de ses chaussures abîmées en avant, appuyait doucement sur ses phalanges podales, repliait sur eux-mêmes ses bras et progressait dans son pistage avec vigilance. Un air sérieux, grave, diligent revêtait ses traits délicats d'adonis alors que ses mouvements, exagérés au possible, le rendaient digne d'un méchant de cartoon.

Un contraste surprenant.

Vers quatorze heures, ils étaient pratiquement aux deux tiers du trajet en pente. Faustin marchait encore moins vite qu'auparavant. Son corps tout entier agonisait, il ne sentait plus ses pieds. Mais il fallait qu'il rentre et il savait que l'hôtel se rapprochait au fil de ses enjambées. Que le lit n'était plus si loin. Il était heureux de retourner au milieu de gens sains et civilisés, où il se sentirait bien plus en sécurité qu'en forêt.

Mais Charles pensait autrement que Faustin.

Plus ils s'éloignaient de la maison déconfite, plus de nombreux sons parvenaient à ses tympans anormaux : des tintements de verre, des semelles claquer contre le pavé, des timbres de voix différents, des rires, des cris de joie, de chagrin ou de colère, des ébats... Aucun doute à avoir là-dessus : ils se dirigeaient tout droit vers une bourgade. Mais depuis quand était-elle là ? Qui l'avait érigée ? Lorsqu'il s'était installé dans le coin, il avait survolé rapidement les environs et ce n'était qu'une vaste vallée. Personne n'y vivait.

Si Charles avait créé et maintenu ses distances avec les hommes, ce n'était pour ne jamais en rencontrer et en blesser. Tuer un humain lors d'une de ses crises était la dernière chose qu'il souhaitait ; pour lui, abattre des animaux était une chose, faucher ses semblables en était une autre. Quant à Faustin, ce dernier se différenciait des autres : il était – a priori – envoyé par Dieu. Ils pouvaient entrer en contact, c'était Son plan. Mais pas les autres, non, car ils ne s'accordaient pas à celui du vampire. Il serra les gants contre son torse.

Néanmoins, qui était-il pour contredire le Seigneur ?

Il se remit en route, la détermination en moins et l'appréhension en plus. À plusieurs reprises, Charles se stoppa, les yeux exorbités. Stupeur et inquiétude se lisaient sur ses traits crispés et s'accentuaient au fil de leur progression. Il ne reconnut pas toutes les notes qui arrivaient petit à petit, comme les sonneries stridentes de téléphones, les grondements de moteurs ou bien les crissements de pneus sur la route goudronnée. L'ensemble sonore complexe, qui lui donnait mal à la tête, suggéra à sa jugeote que c'était l'œuvre d'un concert de machines élaborées, dont il ne comprendrait indubitablement jamais le fonctionnement.

Puis, une idée lui vint : était-ce une collectivité de scientifiques ? Si Charles avait raison, dans ce cas tout s'expliquait. En se rendant à la destination de cet homme roux, peut-être que ces savants l'aideraient à trouver un remède ! L'optimisme ressurgit et trancha d'un coup d'épée le reste des mauvais pressentiments envahissant sa raison, désormais aussi éclatante et lumineuse qu'un bouton d'or.

Faustin se trouvait environ une centaine de mètres plus loin ; à l'inverse de son poursuivant, il n'avait pas arrêté son allure. Charles s'enveloppa d'un cran plus féroce que le précédent et accéléra la sienne. Échouer n'était pas une option.

Et il n'échouerait pas.

Qu'est-ce que...

Derrière un arbre épais, Charles observait le YouTubeur rejoindre les habitations aux toits soit pointus soit plats. Celui-ci empruntait une petite voie qui, en période estivale, devait être le coin préféré des contadins pour souffler à l'ombre, car elle se camouflait à l'entrée des bois. Dès le début du printemps, lorsqu'elles retrouvaient leurs feuilles, cela ressemblait certainement à une tente végétale. Parfait pour dormir à l'abri de la chaleur caniculaire.

Malheureusement, le mois de novembre débutait à peine. Dénudée de sa végétation, la cachette n'offrait rien d'autre que de l'herbe gelée et ensevelie sous le tas de neige.

Toutefois, Charles y fit abstraction. Il clignait rapidement des yeux, très déconcerté par ce qu'il apercevait. Voire extrêmement sidéré, pour ne pas dire épouvanté.

Cela relevait bien plus que de la science.

Charles planta ses doigts ténus si fort dans l'écorce que celle-ci abdiqua, les laissant trouer sa croûte de quelques centimètres en profondeur. De nouveau, il n'y fit pas attention. Il regardait en silence Faustin qui fonçait droit vers un bistrot... après être passé sur un passage piéton, une voiture immobile devant les marques blanches. Lorsque le véhicule redémarra, Charles le suivit du regard, estomaqué et la bouche grande ouverte.

Le modèle n'avait rien à voir avec celui qu'il connaissait déjà de par les amis de son père qui, une fois, s'étaient vantés d'avoir conduit un bolide. Pour prouver leur bonne foi, ils avaient emmené une photographie de l'engin pour ensuite l'offrir gracieusement aux de Poyenneville. Impressionné, Charles avait longtemps lorgné sur l'image, immortalisant chaque détail dans sa conscience. Il se rappelait de la modique cabine pour les passagers, de ses énormes roues arrière en bois, des engrenages visibles qui faisaient tourner les turbines motrices et du levier allongé pour le chauffeur, assis à l'extérieur.

Mais, ici, la conductrice était à l'intérieur et elle tenait un volant, pas une barre de métal. Le châssis rouge l'entourait entièrement avec sa forme étendue en longueur. Les pneus en caoutchouc noir synthétique étaient tous du même format et des loupiotes s'allumaient, puis s'éteignaient.

D'autres éléments le rendirent curieux, comme tous ces traits peints et ces sortes de panneaux. À quoi cela pouvait bien rimer ? Avait-on fait autant de progrès en si peu de temps ? Charles n'y comprenait rien. Cela semblait si... inenvisageable.

Et pourtant, c'était réel.

Un groupe de jeunes passa en courant, pris dans l'adrénaline d'une bataille de boules de neige. Tous emmitouflés de la tête aux pieds, ils ressemblaient à des bonbons avec leurs doudounes aux couleurs pétantes. Capuches ou bonnets mis sur le cuir chevelu, ils se lançaient des projectiles à bout de souffle. Bien que Charles jugeait les vêtements de Faustin comme abracadabrants, il ne pensait pas que c'était la nouvelle mode. Tout à coup, une des fillettes glissa sur du verglas et chuta sur les fesses ; elle manifesta son mécontentement :

— Aïe, merde ! (Son voisin en profita pour lui envoyer une boule qu'elle se prit en pleine poire.) Tu vas le regretter ! cria-t-elle en lui courant après, tous deux hilares.

Ils disparurent au coin du bistrot. Charles fut autant marqué par la tenue de cette fille – qui portait un pantalon ! – que par son langage. Où étaient donc ses bonnes manières ? Visiblement, aucun de ces garnements n'en possédait et personne ne s'était donné la peine de leur procurer une bonne éducation. Des enfants des rues ? en déduisit-il. Pour autant, ils portent des habits détaillés et si riches en tissus...

Le vampire n'osa pas avancer. Il préférait se maintenir à l'écart plutôt que de se lancer dans le branle-bas de combat qu'était ce village aux technologies et avancées époustouflantes. Trop époustouflantes pour un esprit simple comme le sien, Charles le devinait. Les matières théoriques n'avaient en aucun cas été son point fort. Hormis la musique.

Oui, c'était trop tôt pour réapparaître soudain dans ce monde qu'il avait abandonné.

La perspective de fuir à nouveau lui chuchota une douce mélodie dans l'esgourde. Elle l'intimait à partir, à déguerpir, à désobéir au moyen de notes flegmes, sémillantes, alléchantes. Il entreprit un demi-tour.

Ce fut là que Faustin sortit du bâtiment, ses baskets tambourinant le gravier du trottoir avec fracas. Après avoir commandé et bu un « remontant », il s'engageait dans une longue venelle de pierres montante, où des portiques et des boîtes aux lettres annonçaient la présence de multiples foyers, afin de regagner l'hôtel dans les plus brefs délais.

Charles n'écoutait plus la cavatine enchanteresse. Il n'ouït que les semelles du rouquin à lunettes frapper la terre d'une ardeur brisée, dont il n'égara pas la trace.

Dans la salle de bains, Faustin retraçait son reflet du bout de l'index. La ligne sporadique et visible de son passage salissait le miroir. Son doigt était monté par le Mont des cheveux suintants, puis redescendu au niveau des Crevasses cernées qui se situaient en amont du Trou de la honte. Quelle belle traversée.

Le jeune homme clignait des paupières au ralenti, rompu et bien trop las pour être capable de bailler. Il respirait par la bouche, son nez complètement bouché. En rencontrant le regard du fantôme en face de lui, il pensa franchement qu'il avait l'apparence d'un psychopathe. Ensuite, ses prunelles vertes descendirent plus bas.

— Super, nasilla Faustin. Manquait plus qu'ça. Un putain d'bleu.

Au niveau de son cou, une ecchymose violette bleutée formait une évocation abstraite de la main de Charles. Faustin porta la sienne sur la marque. Rien que sa paume épaisse recouvrait l'entièreté de l'empreinte menue et élégante. Instinctivement, il compara la taille de leurs mains et se demanda comment un garçon si frêle pouvait être une machine à tuer. Et comment il n'avait pas remarqué cette blessure avant. Vérifiant un peu partout s'il y en avait plus sur son corps, Faustin finit par dénicher une deuxième contusion sur son ventre, où le blondin l'avait plaqué au sol de tout son poids. Néanmoins, celle-ci se montrait moins foncée que l'autre. Les éplucher de visu laissa un arrière-goût désagréable à Faustin ; il avait l'impression qu'un vide se créait dans sa poitrine et l'aspirait de l'intérieur.

Il se reluqua intégralement une seconde fois, puis il marmotta mollement :

— Demain, j'me casse d'ici. J'aurais même dû partir ce matin et pas d'mander un jour d'plus à l'accueil. Instinct d'merde. Instinct d'merde, oui. Mais demain... demain je rentre.

Faustin ricana seul à voix basse, le rire sortant à peine de sa gorge serrée et rouillée par le froid. Soudain, un écho sourd le fit sursauter. Cela venait de la balustrade.

Faustin, croyant qu'un oiseau s'était éclaté contre la baie vitrée, se précipita hors de la salle d'eau. Il se prit les pieds dans son sac, laissé à l'abandon dans la chambre, et manqua de s'aplatir sur le parquet. L'ami des animaux se rattrapa alors de justesse avec la couette du lit, contourna la couche à bloc et ouvrit l'accès au balcon d'une traite.

Faustin ne vit pas un volatile le bec en l'air, mais une chauve-souris inconsciente à ses pieds.

n.d.a. :

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