5
Charles ouvrit soudainement les yeux, en sueur.
Il voyait un peu flou et battit rapidement des cils pour tenter d'arranger cela, l'esprit embrouillé. Ses cheveux se collaient à sa peau poisseuse et asséchée. Sa tête était lourde pendant que de terribles maux à la nuque le prirent soudainement. Il posa le front sur sa paume, soutenue par son coude appuyé sur le bois, et sa main toucha par pure mécanisme le haut de sa colonne vertébrale, Charles massant lentement la zone meurtrie. Cependant, il sentit son majeur s'enfoncer dans une sorte de trou qui commençait déjà à se refermer ; c'était donc une régénération qui lui faisait un mal de chien ! Il ne voulait même pas en chercher l'origine, exaspéré et fatigué.
Son corps se mut avec dépit, glissant à moitié sur le bois qui grinçait sans discontinuer ; on aurait dit qu'il tentait de mimer une sirène échouée sur la plage, mais qu'à la place il ressemblait à un médiocre hareng qui s'étouffait en convulsant hors de l'eau.
Il observa les alentours. La lumière du jour n'étant pas levée, il en conclut que la nuit suivait tranquillement son cours. Ce qu'il ne savait pas, c'était qu'une journée entière s'était passée, séparant sa perte de connaissance à sa reviviscence. Ce ne serait pas la première fois. Et ce serait loin d'être la dernière.
Allongé à même le sol dans le salon décrépi, une odeur nauséabonde lui attaqua les narines. Répugnante et corrosive, tel un produit acide grignotant peu à peu la chair du pharynx jusqu'à sa trachée. Mais Charles ne se pinça pas le nez, comme l'aurait déjà fait quiconque en proie à cette puanteur atroce, et ne détourna pas non plus le regard de ce qu'il déduisit immédiatement être... son œuvre.
À ses côtés se trouvait un amas de barbaque poilue. Si on faisait abstraction de la marée sanguine à peine sèche – la couleur rouge cramoisi devenant de plus en plus marron insipide –, le pelage châtain resplendissait d'une beauté à couper le souffle. Une biche gracieuse.
Morte.
Tuée par Charles.
Le corps du pauvre animal disloqué, ses membres adoptaient des angles impensables et gardaient la pose, comme une statue taillée dans de la pierre. Son cou formait élégamment un parfait arc de cercle. Mais cedit cou, frigide et épousant à la perfection le bois rougi, trahissait une dernière convulsion, un ultime appel à l'aide – qui refusait certainement de sortir de sa gorge loqueteuse – de par la façon dont il s'élevait vers le ciel. Les exceptionnels yeux ébènes, dorénavant vitreux, de l'animal observaient impuissants le trou béant dans le mur. Le vingtenaire comprit alors que ce qui rendait son épiderme encore plus dégoûtant que d'habitude était le sang de l'animal, répandue partout sur le sol et sur lui, de son menton jusqu'à son bassin.
Dans le silence de la nuit, Charles crut se remémorer un léger murmure plaintif. Celui de la biche avant que celle-ci ne se taise à jamais. Le chuchotement fut simple et bas, voire imperceptible, mais il l'avait pleinement entendu.
La détresse intelligible de cette biche.
Alors, le jeune homme pleura.
Longtemps des larmes salées coulèrent de ses longs cils épais sur ses joues noircies de crasse et sur ses pommettes coralliennes. Sur sa grande chemise tissée dans de la mousseline lactescente tachée de rouge. Sur sa pureté une nouvelle fois bafouée. Sur sa chrétienté piétinée par ses nombreux – trop nombreux ! – pêchés commis.
Sur le monstre qu'il était et resterait sans retour possible.
Entre deux sanglots, Charles caressa du bout des doigts le pelage de la feue biche. Ses phalanges se promenèrent sur le poil brun tout en délicatesse, de peur d'aggraver l'état de l'animal plus qu'il ne l'était déjà. Doux et soyeux au contact de la peau, certainement lumineux aux rayons du soleil... et noyé dans son propre sang, les veines déchiquetées d'où avaient découlées des litres de gouttes écarlates en abondance. Il courba son dos comme un félin et susurra à la biche qu'il était désolé, que rien ne pouvait le pardonner de ses actes et que, si elle comptait le hanter pour l'éternité, il comprendrait et s'en accoutumerait sans problème.
Ces mots prononcés, le blond se leva et dépoussiéra gauchement le tissu de son pantalon noir, manquant de trébucher. Il alla ensuite dans une pièce cachée derrière les escaliers – qui avait dû servir de remise pour les anciens habitants – et ouvrit la porte de bois molle par l'humidité. Rangée dans un coin terreux, Charles y prit une vieille pelle rouillée de forme rectangulaire et revint dans le salon afin d'installer adroitement la bête morte sur ses épaules. Puis, il sortit en affrontant le vent hivernal qui accueillit flegmatiquement ces deux ombres fusionnant dans la nuit.
Lorsque Charles retournait sur ses pas, la lune avait disparu. Par contre, le mauvais temps était resté campé sur ses positions. Normalement, tout serait clair et rutilant, d'un charme typiquement montagnard. Malheureusement, la météo se montrait plus que prête à en découdre avec quiconque oserait venir la déranger dans l'accomplissement de ses caprices.
Une météo que l'on pouvait résumer facilement à : froid, vent, neige et un soleil particulièrement trouillard – bien qu'il eût fait une courte apparition flamboyante, il se cachait de bonne heure derrière d'opaques cumulonimbus. Un tableau qui découragerait n'importe qui, même une âme aventureuse, à ne sortir qu'un seul orteil dehors en toute sérénité. De plus, ces derniers jours un brouillard stagnait dans la région, tellement épais que peu de gens pouvait y discerner quoi que ce soit.
Mais pas pour Charles. Car il possédait ce qu'il appelait les « yeux maudits ».
Métamorphosé par il-ne-savait-comment, le regard du blond avait changé à jamais. Il ne considérait plus le monde de la même manière qu'auparavant. Ses prunelles inhumaines percevaient tout de près ou de loin – voire de très très loin s'il se concentrait assez. Sauf son propre physique. Alors que Charles pouvait, s'il le désirait, jeter un coup d'œil par le toit pour surveiller à plusieurs kilomètres d'ici, son reflet lui restait invisible. La bonne blague ! Être capable de tout voir sans être vu, cela relevait forcément d'une malédiction.
Peut-être était-ce parce que, depuis ses treize ans, on ne faisait que le contempler, l'étudier sous toutes les coutures sans que lui fasse de même en retour ? À part avec sa famille, il n'arrivait pas à rencontrer les iris curieux, avides d'inconnus dirigés à son égard plus d'une demi-seconde. Cela le mettait terriblement mal à l'aise.
Pourtant, ce n'était pas faute d'avoir essayé. Une fois, quand il était adolescent, Charles avait réussi à fixer durant quelques minutes (un record !) une vieille femme excentrique, qui parlait tellement fort qu'il était persuadé que même Grand-Mère Philomène – pour autant dure de la feuille –, installée sur un fauteuil de tapisserie florale bien loin de cette burlesque dame et auprès de son second fils – le père de Charles –, arrivait à entendre distinctement chacun de ses mots. Et sa tenue ! Des bijoux, des bijoux, et encore des bijoux !
Charles ne savait plus où regarder pour paraître poli ; devait-il admirer l'imposant collier de perles assorti aux boucles d'oreilles pendantes, l'ensemble de tous ses bracelets et bagues en pierres précieuses qui ornaient fièrement ses membres ridés, ou bien les nombreux accessoires superficielles dans sa chevelure grisâtre ? Tout cela était si... frivole. Charles appréciait et préférait de loin le naturel.
Ne sachant pas quel choix paraissait le plus judicieux, il rattrapa le vague moment d'hésitation qu'il avait laissé transparaître en se rattachant au regard de la femme. Quelle erreur ! Il avait été violemment désarçonné par ses yeux perçants et, bafouillant quelques banalités, il en était presque tombé dans les pommes.
À cette spirale de souvenirs lointains (et gênants), le visage de Charles s'empourpra. Sans s'en rendre compte, il se mit à courir si rapidement qu'il atteignit en un claquement de doigt, et les pieds au bord de l'eau, sa salle de bains. Enfin, « salle de bains » était un terme bien trop sophistiqué pour cette petite rivière qui s'écoulait paresseusement à travers la forêt.
Située à seulement quelques kilomètres de la maison en ruines, Charles venait s'y laver, lui et ses vêtements, tous les matins et tous les soirs. Il aimait se laver, oui. De cette manière, il avait l'impression que ses vices dégoulinaient de son enveloppe charnelle pour embrasser le fleuve et s'en aller loin de lui. Assez loin pour ne plus y songer ne serait-ce qu'un instant.
Charles ôta ses chaussures et sa chemise qui n'était plus d'une blancheur immaculée, mais d'un gris de plus en plus foncé au fil des ans – en supprimant les marques de sang dessus. Et son pantalon, si c'en était encore un, troué et piteux ! Ne traduisant donc plus ses origines sociales, on aurait pu croire qu'il était né à la campagne et dans une famille sans le sou. Bien qu'il prenait le plus possible soin de ces deux derniers vêtements en sa possession, ainsi que de ses grandes bottes de cuir, ils restaient trop usés et les lavages réguliers à la rivière ne changeaient rien à leur apparence misérable.
Agrippant sa chemise avec, Charles plongea ses mains dans l'eau glacée qui ne renvoyait pas son reflet ; et une minuscule brume aquatique de couleur écarlate commençait à se répandre autour du vêtement. Aucun grelottement, aucun cri de stupeur ne sortit de sa bouche rose au contact de la rivière ; seul un soupir mélancolique créa un nuage de buée au nez du blond bouclé. Il aurait payé cher pour se souvenir de la sensation du froid et du chaud, pour retrouver un quelconque miroir, pour revoir les siens. Pour redevenir humain.
Charles souffla de plus belle :
— Si seulement je n'avais pas succombé à la maladie...
Oui, si seulement.
Constitué d'une meilleure santé, aurait-il connu une vie semblable à celle de ses parents : trouver l'amour, se marier et avoir des enfants ? L'idée du mariage romantique séduisait Charles depuis ses plus tendres années, sûrement parce que ses parents représentaient l'exemple parfait du ménage heureux comme on en voyait rarement. Quelques fois, alors qu'il se confiait aux étoiles, le jeune homme osait espérer qu'une personne attentionnée aimerait la bête qui sommeillait en lui.
Mais il se ressaisissait à chaque fois, puisque rien de tel ne surgirait dans son existence. Il ne vivait pas dans un conte de fées.
Charles extirpa la chemise de la rivière, l'essora comme il put et l'enfila de nouveau sur ses frêles épaules. Il récupéra sa paire de bottes qu'il remit, puis il se secoua de sorte à balancer quelques gouttes d'eau hors du tissu tel un chien. Néanmoins, cela n'eut pas l'effet escompté : à part amplifier l'aspect « indécent » de sa tenue entre ses cheveux coiffés n'importe comment et ses habits mal mis, il était toujours mouillé. Donc, trempé-guené, Charles se fit la réflexion qu'il serait sec en un rien de temps s'il rentrait à l'aide de sa vitesse surhumaine. Il baissa alors la tête et se concentra sur ses mouvements pour ne pas tomber lors de sa course à travers les arbres.
En moins d'une minute, Charles se retrouva dans la vieille maison.
En moins d'une seconde, il releva les yeux et rencontra ceux ahuris d'un étranger au couvre-chef bleu foncé, plus loin dans le corridor et apparemment pris au dépourvu.
Mais cela parut être une éternité pour Charles et Faustin de comprendre ce qui se déroulait en ce moment-même.
n.d.a : un grand merci à Alkalys pour l'illustration des fleurs :3 et j'ai également changé le résumé, fufufu :D
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