CHAPITRE I

Décembre 1934.

Le train siffla et entra en gare. Maud colla son front contre la vitre et sourit : tout était exactement comme dans ses souvenirs. Rien n'avait changé ou presque. La petite gare de Fleurville était toujours aussi propre et jolie qu'autrefois. Comme avant, elle était très animée : des enfants chahutaient en jouant à la marelle sur le quai, des parents nerveux jetaient un regard inquiet dans leur direction et les rappelaient sans cesse à l'ordre, des couples de jeunes amoureux se promenaient main dans la main en attendant l'arrivée du train. Maud se rappelait une marchande de violettes, toujours postée près du guichet à vendre un bouquet pour les voyageurs. La jeune fille la chercha des yeux mais la foule était tellement dense qu'elle ne vit rien.

Une secousse indiqua que la machine s'était arrêtée. Maud quitta la fenêtre et attendit patiemment que ses voisins de compartiment sortent. Un vieux monsieur chancelant demanda d'une voix fêlée à son voisin cinquantenaire de l'aider à porter son bagage, ce que le gentilhomme accepta complaisamment. Une jeune domestique – qui avait tout d'une bonne d'enfants – ajusta un manteau douillet sur les épaules d'un garçonnet et, lui prenant la main, l'entraîna à sa suite, après avoir pris sous son bras un panier recouvert d'un drap immaculé.

Maud était enfin seule. Elle se leva sans hâte, enfila ses gants de cuir brun, boutonna son manteau de la même couleur, s'assura que son chapeau assorti tenait bien sur sa tête, se mira un instant dans la vitre du compartiment puis, satisfaite du résultat, attrapa son sac de voyage et descendit la marche qui la séparait du quai en chantonnant.

Elle se fraya un chemin dans la foule, observant ce qui l'entourait avec un sourire aux lèvres. Cela faisait des années qu'elle n'avait pas mis les pieds à Fleurville et retrouvait avec plaisir le bourg où elle avait passé nombreuses de ses vacances d'enfant.

La raison de sa venue était fort simple : elle venait rendre visite à un oncle de sa mère, veuf depuis peu, qu'elle avait toujours considéré comme un deuxième grand-père.

Elle passa près du guichet et aperçut la vendeuse de violettes. Celle-ci avait bien vieilli depuis que Maud était partie, néanmoins la jeune fille reconnut sans peine son parfum si particulier. Elle la salua joyeusement et lui acheta un petit bouquet de fleurs. Elle remarqua que la vendeuse ne la reconnaissait pas et s'éloigna, légèrement déçue.

Elle sortit de la gare et se retrouva tout d'un coup un peu plus au calme. Un crieur de journaux attira son attention. Elle le héla et lui acheta les nouvelles. Le garçon remercia en recevant sa paie et s'éloigna.

Maud jeta un coup d'œil aux alentours. Aucune voiture ne l'attendait. Cette constatation lui arracha un sourire : son oncle avait sans doute oublié sa visite, même si Maud avait pris soin de la lui rappeler dans une lettre récente. Qu'à cela ne tienne ! pensa-t-elle en haussant les épaules. Elle se remémorait parfaitement le chemin qui la conduisait jusqu'à la maison de son oncle. La marche ne lui faisait pas peur ; au contraire c'était même un excellent exercice. De plus, Maud pourrait profiter de cette promenade pour admirer le paysage.

Elle se mit donc en route, fredonnant toujours. La maison de son oncle était située à l'extérieur du bourg qu'il fallait traverser. Maud revit avec plaisir la pâtisserie de son enfance, le parc où les enfants jouaient au cerceau près de la vieille fontaine, l'imposant palais de justice et la petite église romane qui datait du XIIème siècle.

Elle se promit de revenir la visiter, une fois délestée de ses bagages. Elle atteignit rapidement la sortie de Fleurville et s'engagea sur une route caillouteuse à sa droite. Elle longea des champs de culture, fermés par de hautes haies au vert sombre. Le chemin était tranquille. On pouvait entendre les oiseaux gazouiller dans les branches.

On était au mois d'octobre, l'atmosphère se rafraichissait doucement. Maud admira les teintes pourpre et or des arbres, et contempla la terre brune et grasse, fraîchement retournée. La jeune fille aimait la vie à la campagne. C'était pour elle synonyme de vacances. Elle avait toujours vécu en ville, entourée de ses parents et de son frère aîné. Lorsqu'elle était enfant, se rendre à Fleurville permettait de s'échapper de l'atmosphère étouffante de la cité mondaine.

Maud distingua bientôt le manoir de son oncle. Issu d'une famille de l'ancienne aristocratie, il avait hérité des quelques biens que ses ancêtres avaient pu récupérer après la Révolution. Même la Première Guerre n'avait pas laissé de trace. Pourtant, cela faisait dix ans qu'elle était terminée et elle laissait encore de profondes blessures dans les mémoires et dans les cœurs. Maud n'avait pas vécu tout l'horreur et la tourmente de ses jours sombres. Elle était trop jeune à cette époque : la guerre avait éclaté alors qu'elle allait sur sa treizième année. Très vite, ses parents les avait envoyés, elle et son frère, en lieu sûr, là où ils ne seraient pas atteints par les combats. Leur mère s'était engagée comme infirmière volontaire et leur père était parti au front. Tous deux étaient revenus brisés, et affaiblis par les privations. Mais Maud ne se plaignait pas de son sort : au moins, ses parents étaient revenus en vie et elle remerciait chaque matin le Ciel de cela.

Plongée dans ses pensées, elle se rendit soudain compte qu'elle était arrivée chez son oncle. Pas un bruit n'emplissait la cour ni les dépendances. Il ne semblait avoir aucune agitation à l'intérieur de la maison. Maud se risqua à aller frapper, songeant qu'elle serait ravie de poser son sac qui commençait à peser lourd.

Elle frappa trois coups à la suite et attendit patiemment. Ne recevant aucune réponse, elle avisa soudain une cloche sur sa gauche. Elle tira sur la corde et la voix grêle du carillon retentit dans le silence environnant.

Des pas précipités se firent entendre de l'autre côté de la porte. Maud eut un imperceptible sourire : cette démarche nerveuse ne pouvait être que celle d'une personne.

- Grant ! s'exclama Maud de sa voix de mezzo.

- Mademoiselle Maud ! répondit le dénommé Grant avec une surprise contenue.

Maud se retint de rire. Le vieux majordome l'avait toujours amusée : issu d'une respectable famille anglaise, Thomas Grant avait quitté sa terre natale pour la France, pays qui l'attirait énormément. Après avoir mené une vie quelque peu chaotique sur les routes françaises, il avait fini par arriver au manoir de Fleurville où l'oncle de Maud l'avait immédiatement pris à son service. La relation qu'entretenaient l'aristocrate français et le très britannique Grant s'était vite muée en une amitié sincère et indéfectible. Cela faisait maintenant près de quarante que Grant était devenu le majordome incontesté du manoir.

De taille moyenne, maigre, il portait la livrée de majordome avec toute l'aisance et l'élégance britannique. Maud se souvenait de ses cheveux – gris maintenant – impeccablement coiffés selon la mode de l'époque. Elle n'avait pas oublié non plus ces yeux marron-vert brillants d'intelligence, ainsi que ce visage impassible, ne trahissant jamais la moindre émotion.

- Je parie que mon oncle a oublié de mentionner ma venue, devina Maud avec un sourire.

- Je le crains fort, mademoiselle, répondit Grant avec son léger accent. Il est très occupé ces temps-ci avec la venue prochaine de Madame Desroses.

- Vous parlez de la cantatrice, Madame Desroses ?

- C'est cela, en effet... Je vous installe dans la chambre bleue, comme d'habitude ? ajouta-t-il sans donner plus d'informations.

- Oui bien sûr ! répondit Maud. Mais vous n'allez pas vous échapper comme cela, Grant ! Je veux tous les détails concernant l'arrivée de Madame Desroses.

- Votre oncle vous en parlera mieux que moi, sourit le majordome en saisissant le sac de la jeune fille. Le voilà justement qui arrive !

Maud se retourna dans la direction qu'indiquait Grant. Une voiture arrivait à toute allure et se gara avec grand fracas devant les marches du perron.

- Seigneur, je ne me ferais jamais à ces voitures ! soupira Grant dans le dos de Maud.

Celle-ci avait l'ouïe fine : elle entendit la remarque du majordome mais ne réagit pas. Les pas pressés du domestique indiquèrent qu'il montait à l'étage préparer sa chambre. Pendant ce temps, un homme d'une soixantaine d'années, grand et vigoureux encore, descendait souplement de la voiture.

- Maud chérie ! s'exclama-t-il en voyant sa nièce. Tu veux bien me pardonner de t'avoir oubliée à la gare ?

- Comment pourrais-je vous en vouloir ? rit Maud en embrassant son oncle. J'ai fait le chemin à pied et je dois dire que la promenade fût fort agréable. Si vous saviez comme il me plait de revenir en cet endroit !

- Et moi, je suis bien content de t'avoir à mes côtés en ce moment ! répondit son oncle en l'entraînant à l'intérieur. J'ai une foule de choses à faire et je compte bien t'engager comme assistante.

- Tout ce que vous voudrez, Oncle Mat ! Je suis à votre disposition autant que vous le voudrez ! Alors, racontez-moi l'arrivée de Madame Desroses. Grant m'a mise au courant mais n'a rien voulu me dire !

L'oncle et la nièce se dirigèrent d'un pas tranquille vers le salon. Maud avait glissé son bras sous celui de son oncle. Matthieu de Fleurville – rebaptisé Oncle Mat – était un ancien marin. Il gardait ses habitudes militaires, ce qui ne manquait pas d'amuser sa nièce. Grand et bien bâti, il paraissait dix ans de moins que son âge véritable. Cheveux grisonnants, yeux bleus délavés rieurs, peau tannée par la mer et le sel, il avait encore fière allure. Il avait vécu vingt-cinq ans avec son épouse qui l'avait quitté il y a peu. Le couple n'avait malheureusement pas eu d'enfant, mais avait accueilli quelques orphelins ou avaient aidé à financer les études de jeunes gens du village qui aspiraient à une vie plus ambitieuse que celle que leur proposaient leurs parents. Maud les admiraient beaucoup et les prenaient toujours pour modèles.

Oncle Mat invita sa nièce à se débarrasser de son manteau et lui avança galamment un siège près de la cheminée. Maud remercia son oncle d'un sourire et frotta ses mains l'une contre l'autre pour les réchauffer.

Une domestique que Maud ne connaissait pas, âgée d'une vingtaine d'années, entra pour servir le thé. Elle ajouta une bûche dans le feu qu'elle avait allumé avant l'arrivée du maître de maison et se retira après une révérence timide.

- Qui est-ce ? demanda Maud à son oncle lorsque la porte fut fermée.

- Camille Longchamp. Je crois qu'elle a ton âge. Elle a postulé le mois dernier et je l'ai prise à mon service, sachant que tu viendrais et que tu apprécierais sans doute d'avoir une femme de chambre de ton âge. Elle a l'air gentil et j'ai pensé que tu pourrais t'en faire une amie. Ce qui est plus attrayant que de passer ses journées en solitaire ou en compagnie d'un vieil homme comme moi.

Maud sourit, se leva et alla embrasser son oncle sur le haut du crâne.

- Vous êtes trop gentil, dit-elle en lui tendant ensuite une tasse de thé. Je ne mérite pas tant d'attention, vous savez !

Oncle Mat la regarda s'asseoir et siroter son thé, les yeux brillants de tendresse. Cela n'était pas dans ses habitudes de dire de telles choses mais il pouvait certifier qu'il aimait Maud comme une petite-fille. Il ressentait une certaine fierté en la voyant ainsi, jeune femme accomplie. C'était la preuve que les quelques leçons de morale qu'il lui avait prodigué à Maud lorsqu'elle n'était encore qu'enfant, n'était pas tombées dans l'oreille d'une sourde.

- Oncle Mat, vous aviez promis de me parler de Madame Desroses, rappela Maud d'un ton de léger reproche, ramenant brusquement le sexagénaire à la réalité.

- Oui, bien sûr ! s'empressa-t-il de répondre. Tu sais que je parraine l'orphelinat de la rue Saint-Jacques...

- L'orphelinat « Bon Pasteur » ? demanda Maud après un instant de réflexion.

- Effectivement, acquiesça son oncle. Cet établissement est de plus en plus important et a sans cesse besoin de fonds. Je cherchais donc un moment de pourvoir aux besoins de l'établissement, lorsque j'ai reçu une lettre tout à fait inattendue. Ecrite de la main de Madame Desroses, elle nous annonçait son intention de participer au développement de l'établissement par n'importe quel moyen. J'ai donc sauté sur l'occasion et je lui ai proposé de mettre au point un petit concert dont les recettes iraient non à elle mais aux orphelins. Elle a accepté avec un enthousiasme débordant et m'a fait part de ses disponibilités pour ce mois-ci. Cela fait donc maintenant près de quatre semaines que j'organise son arrivée. Crois-moi, ma chère Maud, ce n'est pas une partie de plaisir ! Je veux que tout soit parfait pour cette réception, autant pour cette généreuse dame que pour nos orphelins qui sont tout excités de recevoir une célèbre chanteuse d'opéra dans leur maison !

- Et vous connaissant, vous vous souciez du moindre détail, le taquina Maud gentiment. Que puis-je faire pour vous soulager un peu de tous vos tracas ?

- Pourrais-tu te charger d'acheter des fleurs et de décorer la salle de réception ? Les sœurs de l'orphelinat sont trop occupées et les dames de Fleurville ont des choix trop extravagants à mon goût.

- Fort bien, accepta Maud avec un sourire. Cette mission m'enchante. Me permettez-vous d'aller jeter un coup d'œil dès maintenant à la salle ?

- Je préfère que tu y ailles demain matin de bonne heure. Le repas va bientôt être servi et tu risques de déranger l'orphelinat à cette heure tardive.

Maud regarda l'imposante pendule qui battait d'un ton monotone et régulier. Un son grave retentit, indiquant dix-neuf heures. La jeune fille nota mentalement qu'il n'était pas si tard que cela, mais se rangea à l'avis de son oncle : une visite à cette heure ne la ferait que passer pour une personne mal élevée et impolie. Elle se résigna donc à attendre le lendemain, se disant qu'elle pourrait profiter pleinement de son cher oncle pour une soirée entière.

Camille entra à ce moment-là et indiqua que le dîner était servi. L'oncle et la nièce se levèrent dans un parfait ensemble et se dirigèrent vers la salle à manger.



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