le bateau ivre
Le silence règne dans la pièce, il est entrecoupé par quelques éternuements étouffés de participants. L'ambiance y est chaleureuse dans ce genre de rassemblement. Il n'y a que des amis dans la salle. Le jugement est absent de ce lieu.
Un pupitre est disposé devant les participants. Ces derniers sont venus avec leur famille et leurs amis, l'occasion est spéciale. On fête la liberté. On célèbre la victoire face à un démon qui s'affiche à tous les coins de rue. Le combat est avant tout personnel. Les vainqueurs de cette guerre sont à la fois forts et vulnérables. La présence des proches est une bénédiction dans cet affrontement. Il apparaît comme une évidence, car ils sont les premières victimes et la première motivation dans ce conflit interne.
Sur le pupitre, une bouteille d'eau fermé attend une âme charitable qui pourrait la libérer de son contenu.
Des néons blafards lancent leurs rayons sur tous ces visages heureux. Quelques joues sont mouillées depuis les précédentes interventions. Bien qu'à fleur de peau, l'auditoire est avant tout bienveillant.
Un homme d'une trentaine d'année se lève et se dirige vers le pupitre. Il a la démarche assurée de ceux qui ont un message à transmettre. Le doute n'existe pas dans ses pas. Il est un anonyme parmi les autres anonymes. Rien ne le distingue spécialement, il est brun avec de simple yeux marron. Il n'est ni grand, ni petit. Il n'est ni beau, ni moche selon les canons de la beauté occidentale. Même ses vêtements sont passe-partout : une simple chemise sombre et un jean bleu foncé.
Une seule chose le distingue, dans sa main il soulève avec mille précautions une bouteille dans laquelle est enfermé un bateau. C'est un trois mats qui appartient à l'époque fantasmée des grandes découvertes maritimes. Le navire est plus grand que le goulot de sa prison de verre et il est peu probable qu'il soit entré entier dans la bouteille.
L'homme pose le bateau dans la bouteille sur le pupitre avec attention. Il lance un regard à l'assistance, prend sa respiration et après une très longue seconde supplémentaire de silence il prend la parole.
« Bonjour tout le monde, je m'appelle Jean-Luc... »
L'homme marque une pause et souffle. Le stress rosit ses joues. Chez tous ses frères en humanité du public, une légère tension se crée. Tout le monde attend la suite de ses paroles.
« Excusez-moi, j'ai pas l'habitude de parler en public. »
Quelques sourires réconfortant chez les participants lui donnent la force de continuer.
« Je m'appelle Jean-Luc... et je suis alcoolique. »
L'espace d'un instant la pression dans pièce descend d'un cran. La recognition de cette faiblesse apparaît comme une force.
« Je n'ai pas touché à une goûte d'alcool depuis un an à présent. Si je dois dire une chose en employant des mots un peu crus, c'est que c'était dur putain ! »
Quelques rires répondent à la phrase de Jean-Luc. Ce dernier ne peut pas s'empêcher de sourire.
« En fait, mon histoire n'a rien d'exceptionnel. Aussi loin que je me souvienne, il y a toujours eu de l'alcool à la maison. Mon père était un alcoolique, même s'il ne l'a vraiment jamais reconnu. Je vois déjà ce que vous imaginez, un homme alcoolique qui bat sa femme et délaisse ses enfants, mais je suis désolé de briser cette image d'Épinal, mais mon père n'était pas quelqu'un de violent, il était juste abîmé par la vie. En fait, je pense que si j'ai commencé à boire, c'est parce que je trouvais qu'il n'y avait rien de plus normal que de poser ses lèvres sur une bouteille d'alcool. »
Cette dernière phrase semble trouver un écho favorable parmi l'auditoire. Il n'est pas le seul à avoir vécu cette situation. En fait, ils ne sont pas les seuls.
« J'ai bu mes premières gouttes d'alcool à 10 ans. Comme tous les enfants de cet âge, je n'ai pas aimé le goût. Ma première réelle ivresse a eu lieu à 14 ans. Cette première fois a été une véritable révélation pour moi. J'étais invincible et beau. Le monde m'appartenait. J'avais l'impression de devenir une personne intéressante et populaire. D'ailleurs à l'époque, nous étions une petite bande à tester nos limites avec l'alcool. Assez rapidement, je me suis mis à boire pour me donner de l'assurance au quotidien. J'avais toujours une petite flasque de whisky sur moi pour me donner de la consistance. »
Dans le public, les sourires ont disparu des visages. Certains souvenirs remontent dans l'assistance. Son histoire n'est pas inédite. Elle a déjà été vécue des millions de fois avec des multiples personnes différentes.
« Mon premier contact avec la réalité de l'alcool fut la cirrhose de mon père. En quelques mois, il est devenu tout jaune avant de succomber. Malgré les mises en garde des médecins, il n'a jamais arrêté de boire. La bouteille l'a accompagné jusqu'à la tombe. »
Une larme coule sur le visage de Jean-Luc et il marque une nouvelle pause.
« J'avais 16 ans le jour de son enterrement et j'étais tellement ivre que je suis tombé dans les pommes. Les autres membres de ma famille se sont dit que ce n'était pas grave, que j'avais bu parce que j'avais du chagrin. Cependant avec le recul, je sais à présent que le chagrin comme la joie ne sont que des prétextes pour boire. Lorsque l'on est vraiment alcoolique, on s'invente des excuses pour consommer de l'alcool. On se dit qu'on aime le goût ou qu'on a soif, mais la seule chose qu'on recherche c'est l'ivresse. C'est la chose qui est de plus en plus difficile à atteindre lorsqu'on s'enfonce dans ce monde. »
Jean-Luc reçoit en réponse quelques hochements de tête.
« Peut après, je me suis fait virer de l'école. J'avais toujours été bon élève avant l'alcool. J'aurais pu devenir ce que je voulais. Cependant mon démon personnel m'a poussé à voir l'école comme une perte de temps. J'arrivais ivre en cours, je finissais régulièrement à l'infirmerie et je rejetais toutes les aides que l'on me proposait. J'ai ainsi gâché mes études et une partie de mon avenir dans la boisson. A la maison, je menais la vie dure à ma mère et à mes frères et sœurs. Je ne participais à aucune tâche ménagère, je passais mon temps à me plaindre et à insulté tout le monde. Je me pensais incompris et j'attendais tout de la vie. Lorsque ma mère en eut marre de moi, elle me mit à la porte. Cette décision lui brisa le cœur, mais elle fut nécessaire, je n'avais pas le droit de bousiller la vie de toute la famille. J'avais 19 ans lorsque je suis devenu un clochard. »
Jean-Luc fait une pose dans son récit. Il laisse le temps au public d'assimiler ce qu'ils viennent d'entendre.
« J'ai vécu dans la rue durant plusieurs mois. J'ai réalisé à ce moment que je ne buvais pas par plaisir mais par nécessité. J'avais besoin de trouver ma boisson même si cela se faisait régulièrement au détriment de la nourriture. J'ai fait la manche, je me suis retrouvé dans des squats miteux et j'ai même été passé à tabac à plusieurs reprises. J'ai connu la crasse et la peur, j'ai rencontré un tas d'autres paumés comme moi. J'ai vu mourir de froid des compagnons d'infortune, tandis que d'autres se sont retrouvés en prison. Même lorsque j'étais au fond du gouffre, je n'ai jamais arrêté de boire. Alors que tout espoir s'était envolé depuis longtemps, ma route à croisé celui d'un ange. Elle s'appelait Jeanne et elle m'a donné un amour inconditionnel. Dans ses yeux, je n'étais plus un clochard alcoolique, mais un homme. »
L'émotion s'empare de l'orateur.
« Nous nous sommes mis en couple rapidement et j'ai réussi à tirer un trait sur l'alcool. Les premiers jours de mon sevrage furent atroces, mais j'avais à présent un objectif clair et définit. Je devais me montrer à la hauteur de mon ange gardien. Une fois l'alcool effacé de ma vie et de mon corps, j'ai commencé à chercher du travail. Sans diplôme et sans qualification, j'ai enchaîné les missions d'intérim. J'ai été manœuvre, homme de ménage dans les usines, balayeur dans les rues, monteur dans des usines... Je n'aimais pas ces tâches abrutissantes que je répétais à l'infini, cependant lorsque je rentrais le soir chez moi, le sourire de mon ange effaçait toute envie de boire. À cette époque, j'ai repris contact avec ma famille. Ma mère fut heureuse d'entrer dans ma nouvelle vie. Ces quelques années furent les plus belles de toutes ma vie. Il m'arrivait cependant de me réveiller le matin avec la sourde angoisse de n'avoir fait qu'un merveilleux rêve. »
Tout l'assistance sait que ce déferlement de bonheur précède à une chute. Dans le cas contraire, Jean-Luc n'aurait rien à faire ici.
« Jeanne gardait un vieux bateau dans une bouteille. Elle me disait qu'elle l'avait reçu en héritage de son grand-père. C'était une reproduction de la Duchesse Anne qui a été rénovée par la ville de Dunkerque. Elle racontait tout le temps que son grand-père l'avait construite pièce par pièce en rentrant les minuscules parties une à une dans la bouteille à l'aide de pinces. Elle disait que ce bateau la faisait rêver, il lui donnait envie de voyager et de traverser les mers. Elle voulait découvrir d'autres horizons et d'autres pays. Elle voulait connaître cette sensation de liberté absolue lorsqu'on se retrouve à la proue d'un navire avec l'infinité de l'océan devant soi. Ses yeux brillaient d'émerveillement à chaque fois qu'elle parlait de mer et de navire. Malheureusement, nous vivions chichement et nous n'avons jamais pu réaliser ce rêve de voyage. »
Cette fois ci, la pause est plus longue et plus chargé en émotion.
« Rien n'est éternel ici-bas, j'ai appris cette dure leçon un matin de juin. C'est le jour où on a diagnostiqué une tumeur dans le cerveau de Jeanne. Ce que la providence avait mis sur mon chemin mourut dans d'atroces souffrances trois mois plus tard. Il n'y avait plus d'espoir à partir du jour du diagnostic. Je me suis battu à ses côtés, je l'ai veillé, je l'ai soutenu, mais finalement le cancer a été le plus fort. Je me suis donc retrouvé seul, sans but et sans avenir. Je lui avais promis de vivre une belle vie et de faire des voyages. Ces promesses furent oubliées le jour de son enterrement lors que j'ai bu ma première bière. Ce jour-là je me suis dis que je serais plus fort que l'alcool, que je pourrais faire face. Je me mentais à moi même. Dès la première goutte d'alcool, mon sort était scellé. Je n'avais plus d'autres voies que celle me menant à la déchéance. Si vous donnez une seule goutte d'alcool à un abstinent, son démon se réveille, il prend le contrôle de son cerveau et de son corps. Le démon de l'alcool nie toute votre personnalité, il annihile tout futur, tout projet et tout rêve. Il plaque un tatouage indélébile sur tout ceux qu'il touche. »
Le public acquiesce silencieusement.
« Je perdis rapidement le soutien de ma boite intérim et toutes les missions qu'elle me confiait. Je gardais mon logement grâce aux prestations sociales. Je devins un parasite égoïste qui ne pensait qu'à sa dose d'alcool. Je fréquentais des gens louches et je m'abandonnais dans les bras de femmes ivres. Une brume éthylique régnait sur mes journées et je me complaisais dans cette destruction systématique de mon corps et de mon âme. Je me disais que tout allait bien, qu'il y avait des gens qui buvaient plus que moi. Je voyais des héroïnomanes dans la rue en pensant que je valais mieux qu'eux. Je vivais dans un monde d'illusion et de faux semblant. Je n'avais aucun ami et je ne fréquentais que des épaves comme moi. Certains matins, je vomissais du sang, mais je me convainquais que cela n'était pas grave. J'étais complètement fou et isolé dans ma dépendance. »
Jean-Luc pèse chacune de ses paroles, il semble éprouver des difficultés à livrer les aspects les plus sombres de sa vie. Cependant après chaque parole prononcée, le poids écrasant de ses fautes s'estompe petit à petit.
« Le jour où j'ai atteint le fond du gouffre avait commencé comme n'importe quelle journée. J'étais parti chercher de quoi boire dans un supermarché discount. J'avais croisé quelques compagnons de galère et nous avions finit la journée dans mon appartement à enchaîner les bières pour combler le vide de nos vies. Je buvais sans plaisir dans le seul but d'anesthésier mon cerveau. Je ne pouvais pas affronter la perte de Jeanne et je n'arrivais pas à en faire le deuil. Depuis son départ, je n'avais pas touché aux meubles ou à la décoration de l'appartement. Les cadavres de bouteilles et de canettes jonchaient l'appartement comme vous pouvez vous l'imaginer. Une rixe a éclaté avec un de mes compagnons d'infortune. Je ne me souviens même pas du motif de cette stupide bagarre. Nous avons roulé dans les détritus et bousculé les meubles dans ce pitoyable affrontement. Nous étions deux sales alcooliques qui s'affrontaient sans réelle raison. Je ne sais même pas comment ceci s'est terminé. Je me souviens juste de m'être réveillé le lendemain au sol au milieu de cadavres de bouteilles. J'avais mal à la tête et du sang séché sur la joue. »
Nouvelle pause de Jean-Luc, cette fois ci, il prend une gorgée de la bouteille d'eau qui est posé sur le pupitre. Il reprend la suite de son récit :
« La douleur physique ne fut rien lorsque je découvris au sol les restes de la Duchesse Anne. Ma stupidité me frappa en plein ventre. Après avoir perdu Jeanne, je brisais son plus grand rêve et la promesse que je lui avais fait. Le bateau brisé au sol était la plus grande erreur de ma vie. Il était le plus grand mensonge que je m'étais fait, la plus grande trahison envers la seule personne qui avait jamais cru en moi. Je ne pouvais pas recoller les morceaux du navire brisé, je ne pouvais pas remplacer les heures de travail que le grand-père de Jeanne avait passé. Je ne pouvais pas vivre une vie digne de celle qui m'avait aidé et aimé. Durant un instant, j'ai pensé à mettre fin à mes jours. Cependant, je ne pus me résoudre à m'ouvrir les veines. Aujourd'hui encore, j'ai encore du mal à comprendre ce qui m'a sauvé. J'aime à penser que durant tout le temps de ma déchéance, mon ange gardien veillait toujours sur moi. Ce jour-là, après que les vapeurs éthyliques quittèrent mon corps, je me fis une promesse : je devais me montrer digne de la mémoire de Jeanne et changer de vie. Je devais arrêter l'alcool et réparer le mal que j'avais fait. Je devais redevenir la personne que Jeanne avait sauvé ! »
Devant l'enthousiasme des dernières paroles de Jean-Luc, quelques membres de l'assistance ne peuvent réprimer des applaudissements.
« La première étape fut de partir de l'appartement. Je fis une cure pour désintoxiquer mon corps du démon de l'alcool. Je commençais ensuite à participer à votre groupe de soutien. Je rencontrais des gens formidables qui m'aidèrent sans contre partie. À mon retour dans mon appartement, j'éliminais les stigmates de l'alcool et de ma déchéance. Je jetais les morceaux brisés du bateau du grand-père de Jeanne. Il appartenait à un rêve défunt qui n'était pas le mien. J'entrepris cependant de construire mon propre rêve. Je décidais de faire mon propre bateau dans une bouteille. Il y a quelque chose d'étrange de se dire qu'un tel exercice de minutie commence par l'achat d'une bouteille d'alcool. J'achetais donc cette bouteille que je vidais dans mon évier. Certes, vous allez me dire que j'aurais pu acheter une bouteille d'autre chose que d'alcool. Cependant, je trouvais délicieuse l'ironie de cette situation. Je dois avouer que c'était aussi un défi que je me lançais. Pour la première fois de ma vie, je ne boirais pas une bouteille que j'avais achetée. »
Le public répond par quelques éclats de rire. Jean-Luc lance un sourire complice à ses amis. Pour le coup, toute trace de stress a disparu de son visage.
« La principale difficulté de la construction de ce genre de bateau est la précision. À aucun moment, il ne faut trembler et il faut toujours rester attentif au moindre de ses gestes. Il est impossible pour un alcoolique de réussir ce genre d'exercice. Vous pouvez me croire sur parole, mais la construction du bateau que vous voyez ici m'a prit un an. J'ai dû recommencer une quinzaine de fois avant d'arriver au résultat parfais que je viens vous présenter. Je sais qu'aujourd'hui je suis un autre homme grâce à votre écoute et à vos conseils. Je sais aussi que je n'y serais jamais arrivé sans Jeanne ou sans ce bateau dans cette bouteille. J'ai même décidé de vivre les rêves que Jeanne avait trop longtemps réprimé. La vie est trop courte pour la perdre dans la boisson. Je sais que l'océan m'attend, je veux voir ces îles et ces continents qui faisaient tant rêver mon ange. Je vais devenir marin et partir vers d'autres ports. Ne soyez pas triste mes amis, mon cœur sera toujours avec vous et je reviendrais vous voir de temps à autre. Je suis un homme libre à présent ! »
Le discours s'achève sous un tonnerre d'applaudissement. Une certitude reste dans tous les esprits : le mal peut être vaincu.
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