L'égoïste survit
La pluie battait sur son corps et il tremblait de tout son être. Durlan avait l'impression de congeler sur place. L'eau imbibait ses vêtements, s'était infiltrée dans ses bottes et, malgré qu'il ait relevé sa capuche, ses cheveux étaient eux aussi trempés, ruisselants sur son visage. Aucun de ses compagnons de voyage ne semblait vouloir s'arrêter pour se mettre à l'abri et il se gardait bien de le suggérer par peur qu'ils ne se moquent encore de lui. « La princesse est mouillée ? Aurait lancé Murzol. Elle veut peut-être qu'on lui trouve un château avec des domestiques pour lui faire couler un bain chaud et lui allumer un bon feu de cheminée ? » Et le nain et l'orque auraient ri à gorge déployée. Seule Elecia semblait ne pas vouloir se moquer de lui. Pourquoi le ferait-elle, elle se fiche royalement de moi, tout ce qu'elle veut c'est l'argent et il ne sert à rien de gaspiller sa salive pour des pièces d'or.
Dix mille. Son cousin comptait donner dix mille pièces d'or à celui qui le ramènerait vif, et la moitié s'il était mort. En parcourant la forêt ils étaient tombés sur des affiches clouées sur les arbres. On y avait dessiné approximativement son visage et écrit en gros la récompense que celui qui ramènerait le Bâtard de l'Aube à Irindor empocherait. Ce surnom il le haïssait plus que la pluie qui glaçait ses os et Murzol et Torestrin l'avait parfaitement compris alors ils se faisaient un malin plaisir à le lui affubler.
Lorsqu'il se rendit compte qu'il était à la traîne, il poussa sa monture en avant pour rejoindre ses compagnons et resserra ses mains autour des rênes en espérant qu'elles allaient se réchauffer ainsi. Son cheval, on l'avait effectivement volé. Alors qu'ils avançaient un peu plus dans les bois, ils étaient tombés sur une petite maison avec une écurie. À l'intérieur se trouvaient trois montures avec l'équipement nécessaire. Il ne leur fallu pas bien longtemps pour seller la jument et détaler avec sans se faire repérer.
Depuis, Durlan ne cessait de se dire que ce cheval était utile à la famille qui habitait cette maison, et peut-être que les montures étaient leurs seuls biens de valeur. Il ne pouvait s'empêcher de culpabiliser à chaque fois qu'il mettait un pied dans l'étrier. Il n'avait jamais osé en parler avec les autres, il savait qu'ils se moqueraient une fois de plus de lui s'il le faisait. « Le bâtard prend des paysans en pitié ? Tu ne vas pas aller bien loin mon gars si tu commences comme ça, des gens qui se font voler ça arrive tous les jours et ça continuera encore pendant longtemps. »
Il avait compté huit jours depuis qu'ils avaient accepté de l'emmener avec eux, et depuis il avait appris que pour vivre en tant que chasseur de primes, il ne fallait avoir aucune pitié pour qui que ce soit et prendre la vie devait être aussi facile que manger. Mais il ne cessait de se rendre malade de culpabilité. Quel piètre chasseur de primes je fais, ils doivent bien rire de moi lorsqu'ils ne sont que tous les trois. Certainement que c'était le cas mais il s'en contrefichait, d'ici quelques semaines il serait en sécurité à Lakar. Il ne pleut presque pas là-bas, au moins je ne ressentirais plus cette désagréable sensation des vêtements mouillés sur ma peau.
Il lui arrivait souvent de rêver de Lakar et de la vie qui l'y attendait. Le mot « bâtard » n'y était pas une insulte, au contraire, les bâtards sont enviés et sont considérés comme les enfants de la passion et de l'amour véritable. Une fois à la Cour de la reine Sirila, il serait libre. Il pourra aller où bon lui semblera sans rendre de comptes à personne, il pourra s'entraîner avec les soldats, assister aux réceptions, se rendre dans une auberge en ville pour boire à n'en plus finir, manger tout un tas de choses que les Terres de l'Aube ne peuvent pas donner et passer des journées entières à se prélasser à l'ombre d'un citronnier ou d'un olivier. Là-bas, plus de Bâtard de l'Aube, seulement Durlan le prince déchu. Peut-être que la reine Sirila souhaiterait engager une campagne contre son cousin pour le mettre sur le trône. Ce serait insensé mais terriblement jouissif si nous obtenons une victoire. Et surtout il n'aura plus jamais affaire avec ces trois chasseurs de primes. Ils prendront l'argent et disparaîtront de sa vie à jamais.
Il regarda autour de lui pour passer le temps mais tout ce qu'il voyait était des arbres à perte de vue, des arbres, des buissons et surtout de la pluie. Depuis qu'il était parti d'Irindor il n'avait vu que ce paysage-là. À quoi je m'attendais ? Nous sommes sur les Terres de l'Aube après tout. Mais il commençait à en avoir par-dessus la tête de la forêt, il avait l'impression qu'elle était infinie. Et ça n'allait pas s'arrêter en si bon chemin puisque pour se rendre sur les Terres d'Ambre, il fallait passer sur le territoire des Demi-elfes, le Royaume de Feoyether, qui était lui-aussi essentiellement composé de forêts. Il n'attendait qu'une seule chose : retrouver les étendues sableuses des Terres d'Ambre.
Ses paupières se faisaient de plus en plus lourde au fur et à mesure que la nuit tombait. Il essayait de toutes ses forces de rester éveiller, par peur de tomber de sa monture en chemin. Mais ils chevauchaient depuis l'aube et il était exténué. Fermer les yeux quelques instants ne lui ferait pas de mal. Mais lorsqu'il les rouvrit, il avait cessé de pleuvoir.
Ils s'arrêtèrent une fois le soleil couché, attachèrent leurs chevaux aux arbres après les avoir fait boire dans un petit ruisseau puis montèrent le campement. Alors que Murzol était parti se vider la vessie et Torestrin chercher du bois supplémentaire et suffisamment sec pour alimenter le feu, Elecia s'occupait de l'allumer et Durlan s'était contenté de s'asseoir sur un tronc d'arbre humide, attendant de pouvoir se réchauffer. La jeune femme avait du mal à garder les flammes à cause de l'humidité du bois et pestait de plus en plus. Elle faisait s'entrechoquer les deux pierres de plus en plus rapidement, animée par l'énervement, puis il l'entendit murmurer quelque chose et le feu s'alluma comme par magie. Durlan se redressa et regarda longuement les hautes flammes rougeoyantes.
« Comment est-ce que tu as fait ça ? S'exclama-t-il alors que son regard vacillait entre le feu et Elecia. »
Elle le regarda un instant les sourcils levés et lui montra les pierres.
« Avec ça, fit-elle avec son ton nonchalant habituel, si tu te mets à t'émerveiller devant quelqu'un qui fait du feu tu n'es pas rendu, prince bâtard. »
Il grimaça en entendant ce sobriquet mais ne releva pas, trop intrigué par ce qu'elle venait de faire.
« Je ne suis pas complètement idiot, rétorqua-t-il, tu as dit quelque chose et leu feu s'est allumé.
–J'étais juste en train d'insulter les branches humides, répliqua-t-elle, mais si tu es jaloux je peux t'insulter toi, ça me fera passer le temps.
–Et tu arrives à allumer un feu avec des insultes ? Je n'y crois pas une seule seconde. »
La jeune femme jeta les pierres au loin puis reporta son attention sur lui, le regardant avec tout son désintérêt pour lui.
« Bon écoute, ferme-la, dit-elle. On vient de voyager une journée entière et la dernière chose que je veux en ce moment c'est t'entendre piailler. Tu devrais t'estimer heureux d'avoir un feu pour te réchauffer. Maintenant tu tiens ta langue ou je te l'arrache et je l'envoie à ton royal cousin. »
Il avala péniblement sa salive et ne dit plus rien. Le regard qu'elle lui lançait à chaque fois qu'il lui adressait la parole lui serrait les tripes et le glaçait jusqu'aux os, il en avait même oublié qu'il était trempé. Elle le détestait, il le savait mais il ignorait pourquoi. Il se garda de demander, par peur qu'elle ne mette ses paroles à exécution et au vu de ce que lui avaient raconté Murzol et Torestrin, il valait mieux prendre ses menaces au sérieux. Les deux hommes revinrent peu après et s'installèrent près du feu, sortant au passage leurs provisions. L'orque enleva ses bottes et les déposa près des flammes pour les faire sécher et s'étendit de tout son long au pied d'un arbre.
« Ce qu'on ne fait pas pour un petit humain, s'exclama-t-il.
–Surtout pour de l'argent moi je dirais, le corrigea Torestrin.
–Je déteste voyager sous la pluie, l'ignora l'autre, je me sens tout poisseux après.
–Plus que d'ordinaire ? Plaisanta le nain. »
L'orque se redressa vivement et lui lança un regard noir.
« Ne me regarde pas comme ça ! Fit Torestrin en levant les mains. Ton odeur est capable de faire fuir un troll !
–Ouais et bah je suis sûr que la princesse est contente de ne pas tomber sur des trolls, répliqua Murzol. N'est-ce pas ? »
Les deux hommes se tournèrent vers lui et il réfléchit un instant avant de leur répondre.
« Même ton odeur n'est pas capable de repousser un troll, répondit Durlan. »
L'orque se mit à rire et se rallongea sur le sol humide. Durlan se demanda comment pouvait-il supporter d'être étendu sur de la terre mouillée.
« Je l'aime bien ce petit, dit-il, au moins il est plus agréable que toi Torestrin. Et à ma hauteur. Plus ou moins
–Ça y est, tu recommences ! Lança le concerné. Quand arrêteras-tu de parler de ma taille ?
–Le jour où les naines arrêteront d'avoir de la barbe et de ressembler à des hommes. As-tu déjà vu des naines Durlan ?
–Non, avoua le jeune homme.
–Chanceux, rit Murzol. J'espère que tu n'en verras jamais de toute ta vie. Regardes-en une et, d'abord tu mets à temps fou à savoir s'il s'agit-là d'un homme ou d'une femme, et une fois que tu t'es rendu compte qu'elle n'a rien entre les jambes, tu en feras des cauchemars toute ta vie.
–Arrêtes-dont de lui mentir ! S'indigna le nain. Ma mère était très belle.
–T'es sûr que ce n'était pas ton père ? »
L'orque parti dans un fou rire à s'en tenir le ventre. Contaminé par son hilarité, Durlan se mit à rire à son tour et ils furent rapidement accompagnés de Torestrin qui avoua qu'il lui arrivait souvent de confondre son père et sa mère. Mais cette ambiance légère n'atteignait pas Elecia qui restait froide comme la pierre et concentrée à aiguiser son épée. Durlan la regardait faire ces mouvements réguliers, accompagnés du son aigu de la pierre sur le métal. Tous les soirs elle effectuait cette même rengaine et tous les soirs, sans savoir pourquoi, il était fasciné. Pourtant, aiguiser une épée était une chose banale, lui-même le faisait, alors pourquoi était-il si captivé ?
Après avoir englouti son repas, Torestrin prit la première garde. Les trois autres se couchèrent sur leurs paillasses et Durlan tenta tant bien que mal de dormir. Il se tournait dans un sens, puis dans l'autre sans que le sommeil ne le prenne. Pourtant, lorsqu'il était sur sa monture, il était épuisé, et voilà qu'il n'arrivait pas à fermer l'œil. Au bout de ce qu'il jugea comme étant des heures, il se leva et s'éloigna lentement du camp, tâchant de ne réveiller ni Murzol, ni Elecia. Il trouva Torestrin un peu plus loin, assis sur une grosse pierre à regarder distraitement l'horizon, sa hache près de lui. Durlan s'avança un peu plus et vint s'asseoir à côté du nain, respirant l'air frais de la nuit et resserrant les pans de son manteau sur lui.
« Tu ne dors pas petit ? Demanda le chasseur de primes. »
Durlan secoua la tête.
« Je n'y arrive pas, j'ai trop de trucs en tête, avoua-t-il.
–Comme ? »
Il s'étonna de voir que Torestrin s'intéressait à lui. Il s'ennuie certainement, je lui fais de la compagnie. Néanmoins, il ne releva pas. Lorsqu'il était encore à la Cour, il avait l'habitude de se confier à Maître Pesara, mais à présent qu'il n'était pas là pour lui, il se sentait lourd et terriblement seul.
« Mon cousin, mon titre, ma tête qui est mise à prix, le fait que j'ignore complètement si nous arriverons un jour à Lakar, et à vous. »
Il n'osa pas lui dire qu'il craignait que la reine Sirila ne veuille pas les payer. S'ils l'apprenaient, ils le ramèneraient immédiatement à Irindor.
« À nous ? S'étonna le nain.
–Oui, à vous trois. Vous êtes des chasseurs de primes, des assassins. Pour vous, tuer est un jeu d'enfant alors je pense que c'est légitime d'avoir peur pour sa vie lorsqu'on est avec vous.
–Crois-moi mon garçon, si on avait voulu te tuer on l'aurait fait à la seconde où tu as commencé à nous parler. Et puis tu vaux moins mort que vif.
–Bon, au moins je sais que vous ne m'égogerez pas dans mon sommeil, plaisanta-t-il.
–Ce serait bien le genre d'Elecia ça, ajouta Torestrin en rigolant. »
Le sourire de Durlan s'effaça lorsqu'il la mentionna. Il n'avait toujours pas oublié ce qu'elle avait dit et la façon mystérieuse avec laquelle elle avait allumé ce feu. Il savait qu'il n'obtiendrait aucune réponse de la jeune femme mais du nain, ça, il avait de l'espoir.
« D'ailleurs, en parlant d'elle, il y a quelque chose qui me perturbe, commença-t-il.
–Je t'arrête tout de suite, parler d'elle est un chemin dangereux sur lequel je préfère ne pas m'aventurer. Mais dis toujours, je verrais si je veux te répondre. »
Il hésita un instant, plus vraiment sûr de vouloir lui demander ça. Mais il se lança malgré tout, il devait savoir.
« Tout à l'heure, lorsque nous n'étions que tous les deux et qu'elle s'occupait du feu, expliqua-t-il, elle n'arrivait pas à l'allumer à cause de l'humidité du bois. Et puis je l'ai entendu souffler quelque chose et des flammes sont apparues comme par magie. Je lui ai demandé ce qu'elle avait fait mais elle n'a rien voulu me dire.
–Si elle ne t'a rien dit c'est parce qu'elle ne le voulait pas, lui répondit l'autre. T'es sans doute perturbé parce qu'elle n'est pas comme toutes les demoiselles que t'as croisé à la Cour mais il vaut mieux que ça reste comme ça. D'expérience, je sais que si les gens ne disent rien sur eux c'est parce qu'ils ont des choses à cacher et un sombre passé. Elecia a sûrement les deux.
–Mais vous n'avez jamais voulu savoir qui elle est vraiment, Murzol et toi ? Demanda le jeune homme. De ce que j'ai compris, cela fait des années que vous êtes tous les trois et vous ne vous êtes jamais posé de questions ? »
Torestrin soupira longuement et baissa les yeux vers sa hache, cherchant ses mots. Durlan posait trop de question auxquelles il ne pouvait pas répondre, mais elles étaient légitimes.
« Bien sûr que si mais comme je te l'ai dit, si elle ne veut rien dire alors elle ne dira rien. Et si elle reste aussi vague c'est que quelque chose de grave a dû se passer dans sa vie et honnêtement, je n'ai finalement pas envie de savoir. Si tu veux un conseil, évite de lui poser des questions sur elle, elle déteste ça et n'hésitera pas à t'envoyer sur les roses et te menacer. On s'y habitue à force, on finit par trouver ça presque attachant. Mais ne te méprend pas, elle a un cœur de pierre et n'aura aucun scrupule à te vendre pour plusieurs dizaines de milliers de pièces d'or. Ne t'attache pas trop à nous mon garçon, ça vaut mieux pour toi. »
Durlan savait qu'il avait raison. Apprendre à les connaître était dangereux puisqu'en connaissant leur histoire, il risquait de s'attacher à eux. Ce ne sont que des chasseurs de primes, pas tes amis, ils ne sont là que pour l'argent.
Ils restèrent un moment assis tous les deux à regarder la forêt animée par mille bruits et ombres. Puis la fatigue prit le dessus et Durlan décida de retourner se coucher. Il fit demi-tour et rejoignit le campement où Murzol ronflait bruyamment et Elecia dormait à poings fermés, une main sur son épée étendue auprès d'elle. Il regarda un instant son visage serein. Ainsi, elle ressemblait presque à une femme de la Cour, belle et gracieuse même dans son sommeil. Il se demanda une fois encore ce qui l'avait poussé à vivre cette vie. Mais il chassa rapidement cette question à laquelle il n'aura jamais de réponse. Il s'allongea sur sa paillasse et admira un moment les étoiles au-dessus de lui jusqu'à ce que ses paupières se ferment.
« Réveille-toi feignant, t'es pas à la Cour du roi ici ! »
Murzol, avec sa délicatesse naturelle, le poussa avec son pied pour le réveiller et Durlan sursauta. Autour de lui, le campement était presque entièrement remballé. Il sauta sur ses deux pieds et se dépêcha de tout ranger et de rejoindre sa monture. Lorsqu'ils reprirent la route, le jeune homme ne s'était toujours pas remis de ce réveil brutal. D'ordinaire, il arrivait à se réveiller en même temps que les autres. C'est ça de traîner dans les bois la nuit.
À peine cela faisait-il quelques minutes qu'ils s'étaient remis en marche et Durlan avait déjà mal partout, pas encore remis de la chevauchée de la vieille. Mais il ne dit rien, préférant souffrir en silence plutôt que de se voir moqué par ses compagnons. Il essayait de ne pas y penser, espérant que s'il reportait son attention sur autre chose, la douleur disparaîtrait. Alors il regardait tout autour de lui, essayait de repérer le peu d'animaux sauvages qu'ils croisaient. Il écoutait les sons que la nature lui offrait : le vent dans les feuillages, le chant d'un oiseau et l'envol d'un autre, une biche détalant loin d'eux et un renard chassant. Un peu plus loin devant lui, ses compagnons parlaient entre eux.
« Moi je dis, on devrait s'arrêter à une auberge, fit Murzol. Je rêve d'un bon lit avant d'arriver dans les canyons des Terres d'Ambre.
–Et risquer qu'on reconnaisse le bâtard ? Lança Elecia. On dormira à la belle étoile.
–Qu'on le reconnaisse ou pas, il est à nous, répliqua l'orque. Si jamais quelqu'un essaie de toucher un seul de ses cheveux et je lui arrache les mains.
–Rien ne nous dit qu'il n'a pas des alliés, ajouta Torestrin, à votre avis comment s'est-il échappé ? »
Elecia tourna la tête vers lui et le regarda longuement, le visage à moitié caché derrière sa capuche. Elle ne l'enlevait que très rarement, avait-il remarqué, et elle ne retirait jamais son long manteau qui cachait jusqu'à son cou. Seul son visage ressortait de ses vêtements, ce qui intensifiait la crainte qu'il ressentait à son égard. Puis les deux autres se tournèrent à leur tour.
« Alors, insista Murzol fils de Murzol, comment t'as réussi à sortir sain et sauf de ce château ? Et surtout avec des provisions, des armes et une monture sellée et harnachée. »
Jusque-là, ils ne lui avaient rien demandé mais après tout, ils pouvaient bien savoir, Pesara ne risquait rien.
« Je revenais de la ville lorsque mon professeur m'a annoncé que le roi avait réuni ses conseillers pour faire de moi un bâtard, et il savait que mon cousin me ferait enfermer puis exécuter alors il m'a aidé à partir.
–Ton professeur est un homme stupide, déclara Elecia en lui tournant le dos.
–En quel honneur ? Se vexa Durlan.
–Il a risqué sa vie pour toi et s'il est découvert on le fera pendre pour trahison, juste après avoir été torturé pour connaître ta position, répondit-elle. S'il avait été intelligent, il ne t'aurait rien dit et aurait sauvé sa peau.
–Elle n'a pas tort, insista Torestrin, il va certainement mourir pour t'avoir sauvé. »
Durlan baissa les yeux vers ses mains. Il savait cela, mais son professeur avait insisté pour rester à Irindor.
« T'inquiète mon garçon, fit Murzol, dis-toi que toi au moins tu es en vie. C'est tout ce qui compte, non ? »
Il releva la tête et les regarda un à un. Leur arrivait-il de penser à autre chose qu'à leur propre personne ? Durlan n'avait jamais rencontré de personnes aussi égoïstes qu'eux.
« Et puis dis-toi que tu vas te la couler douce à Lakar ! Continua l'orque. Vous croyez que la reine nous laissera rester un peu ? J'ai bien envie de découvrir les femmes que peuvent nous offrir les Terres d'Ambre. »
Elecia s'arrêta soudainement et leva le bras pour leur ordonner de faire de même, les yeux rivés vers le ciel. Les trois hommes se regardèrent sans comprendre son geste mais elle était beaucoup trop concentrée sur ce qu'elle faisait pour s'occuper d'eux. Lentement et sans aucun bruit, elle s'empara de son arc et d'une flèche, encocha, banda la corde et visa vers le ciel. Durlan leva les yeux et vit un faucon tourner au-dessus d'eux. Elecia resta sans bouger quelques instants puis décocha. La flèche atterrit dans le poitrail de l'animal qui entama sa chute libre jusqu'à s'écraser aux pieds de la monture de la jeune femme, mort.
C'est alors qu'un homme sortit des fourrées en hurlant et se rua vers Durlan. Le jeune homme tourna sa monture et sortit son épée du fourreau mais l'ennemi fut projeté par la masse de Murzol avant qu'il ne puisse faire quoi que ce soit. L'homme percuta un arbre et tomba au sol, complètement désarçonné. Il prit appui sur ses mains pour tenter de se relever mais son bras droit le lâcha et il se mit à hurler de douleur. Les chasseurs de primes descendirent de leur monture pour le rejoindre et Durlan les imita, arme à la main. En s'approchant de leur assaillant le jeune homme remarqua que son bras avait pris une forme étrange, loin d'être naturelle.
« Qui es-tu ? Demanda Torestrin en le mettant sur le dos d'un coup de pied.
–Pitié, murmura l'autre, je demande votre pitié.
–Réponds à la question ! S'exclama Murzol.
–Je suis Braden Morley, pleurnicha-t-il. S'il vous plaît, je ne faisais qu'obéir à ses ordres. Je vous promets de ne jamais revenir vous importuner mais je vous en supplie, épargnez ma vie !
–Qui, il ? Demanda Durlan. Qui t'a donné des ordres ?
–J'ignore son nom mais il m'a dit que si je vous rapportais vivant, j'aurais un tiers de la récompense. S'il vous plait, j'ai une famille, je n'ai fait ça que pour la nourrir.
–À quoi ressemblait-il ? L'interrogea le nain.
–Je ne sais plus... s'il vous plait ne me faîtes plus de mal.
–On t'a posé une question, continua l'orque. Réponds ! »
Braden Morley se recroquevilla sur lui-même tout en pleurant, effrayé.
« C'est un grand homme, avoua-t-il, avec les cheveux longs et noirs, une cicatrice lui barrant la moitié du visage et des tatouages sur tout le corps. Pitié, s'il sait que je l'ai dénoncé il me tuera, moi et toute ma famille !
–Devon le Sanglant, souffla Elecia sans aucune émotion.
–Vous le connaissez ? S'étonna Durlan.
–Et pas qu'un peu, répondit Murzol, c'est un chasseur de primes renommé. Il ne se montre que très rarement et a des hommes un peu partout pour couvrir le plus de terrain. Il s'arrange toujours pour prendre un peu de sang de ses victimes avant de prendre la récompense. »
Durlan frissonna. Il n'avait aucune envie de tomber sur cet homme. Elecia s'approcha de Braden et s'accroupit en face de lui, posant une main sur son épaule.
« Où l'as-tu rencontré ? Lui demanda-t-elle.
–À deux journées de marche d'ici, au nord, dans son campement, lui répondit-il entre deux sanglots. »
Elecia plongea son regard dans le sien et approcha un peu plus son visage du sien. Braden cessa de pleurer et l'admira, ne pouvant décrocher son regard de celui de la jeune femme.
« Tu retourneras auprès de ta famille, lui dit-elle. »
Le visage de l'homme s'illumina d'un sourire.
« De l'Autre côté. »
Elle planta son épée dans le cœur de l'homme jusqu'à la garde. Il se mit à cracher du sang alors que son sourire s'effaçait en même temps que la vie quittait son corps. Elecia retira son épée et l'essuya sur les vêtements du mort puis le laissa s'écrouler par terre. Le regard de Durlan vacillait entre le cadavre et la jeune femme qui se relevait comme si de rien n'était alors que Murzol et Torestrin commençaient à faire les poches du mort.
« Qu'est-ce que tu as fait ?! S'indigna Durlan.
–Je l'ai tué, déclara simplement la jeune femme en rangeant son arme.
–Mais... il avait imploré votre pitié ! Il avait une famille ! »
La voix du jeune homme éclata et résonna dans la forêt, provoquant la fuite de quelques oiseaux. Elecia ne le regarda même pas, occupée à récupérer sa flèche sur le cadavre du faucon.
« Plus maintenant, fit-elle en rangeant la flèche dans son carquois.
–Il voulait seulement nourrir sa famille ! Continua Durlan en s'avançant vers elle.
–Il allait nous dénoncer à Devon et à la seconde où il aurait appris où nous sommes, il serait venu pour te chercher. Je tiens à ma vie et pour la sauver j'ai dû tuer cet homme. Ce n'est rien.
–Ce n'est rien ? Explosa-t-il. Tu as pris sa vie ! Comment peux-tu être aussi égoïste ?! »
Elle se retourna d'un seul coup, les yeux remplis de colère, et avança rapidement vers lui. Mais Durlan ne se dégonflait pas, il en avait assez de baisser les yeux et se soumettre.
« Si tu avais vécu aussi longtemps que moi dans la nature, s'écria-t-elle en le prenant par le col, tu saurais que pour survire il faut être égoïste. Commence à penser à la vie des autres avant la tienne et tu es sûr de mourir ! Alors oui, je l'ai tué mais figure-toi que je viens de sauver ta misérable vie de bâtard en même temps que la nôtre. Oui je suis égoïste mais au moins, je suis vivante. »
Elle resta ainsi quelques instants, à le regarder droit dans les yeux, avant de le repousser. Elle se dirigea vers son cheval et monta en selle. Durlan pu enfin respirer et ferma les yeux quelques secondes afin de reprendre ses esprits.
« On y va, déclara Elecia, Devon est trop proche de nous. »
Murzol et Torestrin fourrèrent leur butin dans leurs sacoches avant de monter à leur tour sur leurs montures. Durlan fit de même en évitant de poser ses yeux sur les cadavres et alors ils se remirent en route. Il resta volontairement en arrière et médita sur les paroles de la jeune femme. S'il voulait survivre, il devait devenir égoïste. Mais ce n'est pas moi, je ne suis pas comme elle ou Berengar. Alors peut-être allait-il mourir en voulant aider quelqu'un mais il s'en contrefichait. Jamais il ne deviendrait un homme égocentrique au cœur de pierre, pas même pour vivre.
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