Le Banc

Ce jour-là, il pleuvait.

Des milliers de gouttes froides tombaient du ciel, gris et orageux. Sous les intempéries, le béton était patinoire, le sable était gadoue. Personne n'osait affronter cette colère des cieux, personne, hormis Marie.

Assise sur son banc, trempée de la tête aux pieds.

Rien qu'une ombre dans un parc, en fin de semaine. Un cartable sur ses cuisses, serré contre sa poitrine, elle frissonnait. Le froid s'insinuait sous son imperméable rouge, et pourtant, elle ne bougeait pas. Alors que tout les écoliers se ruaient chez eux, Marie préférait subir la pluie, en solitaire. Ses parents ne la comprenaient pas. Contrairement aux adolescents de son âge, son téléphone portable ne l'intéressait pas. Non, Marie préférait s'asseoir sur ce banc.

Tous les vendredis, ils se fixaient un rendez-vous, à la sortie des cours. Tous les vendredis, Marie observait les passants, qu'importe que le temps ne lui soit pas favorable. Comme ce jour-là. Les cheveux plaqués en arrière, les manches mouillées et le nez rouge, elle ne se levait pas. Pourtant, il n'y avait rien à voir. Une balançoire désertée, un toboggan et un bac à sable en piètre état.

Non, ce que Marie aimait chez ce banc, c'était son histoire. Elle imaginait, des personnes, comme elle, venant s'y asseoir. Elle leur inventait une vie, des secrets, des visages. Sur ce banc, elle voyait des existences défiler, des couples s'enlacer, une mère berçant son enfant, un homme devant son journal. À peine sa peau effleurait ce banc, qu'elle visualisait ces bribes du passé, plus ou moins anciens. Elle se plaisait à leur donner des noms, à imaginer leur tracas, leur joie.

Pour être sincère, elle aimait s'oublier à travers ses personnages. Elle les enviait, eux à l'existence malléable. D'un simple désir, d'une pensée, elle pouvait faire basculer leur destin. Mais elle ? Son destin se coltinait à ce banc. À des résultats scolaires passables, à une vie déjà tracée pour elle. Pas la moindre fantaisie, étincelle dans ce tableau. Mais Marie, elle, rêvait de se démarquer. De croire en ses rêves. Des rêves qu'elle avait abandonnés.

- Tu devrais rentrer chez toi.

Surprise, elle sursauta, les yeux ronds tournés vers l'intrus. Perdue et absorbée dans sa réflexion personnelle, elle ne l'avait pas remarqué. Assis à ses côtés, il la dévisageait. Elle voulut lui rétorquer que si elle rentrait, il devrait en faire de même, mais ses lèvres restèrent liées. Son silence incommodait l'adolescent, qui gesticulait sur le banc. Ses mains tapotaient le bois, un bruit qui insupporta Marie, qui se contenta de le foudroyer du regard. Cela ne découragea pas l'inconnu, curieux de la connaître :

- Je suis Timéo.

Il lui tendit la main, et aussitôt, Marie se détourna. Peut-être que si elle ignorait suffisamment longtemps, il abandonnerait. Elle laissa donc le temps s'égrener et s'écouler, immobile sur son banc, attendant le départ du garçon. La pluie s'abattait toujours avec autant de violence, souillant leurs vêtements d'eau. Dos au jeune homme, elle sentait encore sa présence, et restait figée, le visage rougi par le froid. Elle ne souhaitait pas faire ses aux revoirs au banc devant lui, elle usait donc de patience.

Puis après des minutes interminables, Timéo se pencha vers elle, et ouvrit un parapluie. Elle se tourna vers lui, soupira, puis se rapprocha de lui. Désormais, elle entendait le bruit mat, creux et léger des perles d'eau. Celles qui glissaient le long de la toile, et venaient s'égoutter à ses bords, telles des larmes, roulant sur nos joues.

Marie leva la main, et la passa au-dehors. Comme un fouet, le froid la saisit à nouveau, et elle rangea avec précipitation sa main dans son manteau. Elle ignorait ce qui la poussait à rester sur ce banc. Normalement, à cette heure-ci, elle était déjà rentrée. Ses parents devaient commencer à s'inquiéter. Mais Timéo l'intriguait. Tout comme elle, il se tenait loin de son portable, et se contentait de contempler le parc.

Un parc vide.

Elle n'osait pas le dévisager ouvertement, et gardait ses yeux fixés sur son poignet, autour du manche du parapluie. L'adolescent ne parlait plus, tout comme Marie, muré dans son silence. Elle trouvait, il y a quelques instants, son bavardage insupportable, mais son silence la démangeait. Même si elle ne l'avouerait jamais, il l'avait sortie de sa monotone solitude.

- Tu es toujours décidée à ne pas rentrer ? l'interrogea-t-il à nouveau.

Elle pinça des lèvres, les doigts crispés sur ses genoux. Ses cheveux balancés par le vent venait fouetter son visage, dissimulant son expression.

- Sûre ? Car je vais devoir y aller.

Sur ces mots, il se redressa, surplomba Marie par sa grande taille, et se dirigea vers la sortie. Marie se retrouva à nouveau sous les torrents d'eau, à regarder une silhouette incertaine s'éloignait. Une observation qui la blessait, car elle était, encore une fois, seule.

Alors, les bottes imbibées d'eau, elle s'élança vers le jeune homme, la main tendue. Elle s'arrêta à sa hauteur, et posa ses doigts sur son bras, avec la demande silencieuse qu'il ralentisse. Il se tourna vers elle, un immense sourire aux lèvres, et s'exclama :

- Je savais que tu reviendrais !

Et tous les vendredis, il revint. Lui parler, de lui et uniquement de lui. Car Marie, elle, ne parlait pas. Elle tournait le dos à Timéo, et se contentait de l'écouter, d'opiner du chef de temps à autre. Parfois, il s'essayait à la sortir de son mutisme, de l'interroger, mais Marie l'ignorait. Elle ne voulait plus penser à elle. Alors, elle se plongeait dans le récit de Timéo, et pour la première fois, oublia les bruits ambiants, la balançoire, et les visages de passage. Elle oublia tout, pour se concentrer sur lui.

Il lui raconta les exploits culinaires de son frère, son devoir de maths interminable, ses mèches qui lui tombaient dans les yeux. Tous ces histoires inutiles, futiles, il les partageait avec elle. Et Marie se plaisait à croire qu'il les partageait seulement avec elle. Quand elle ne l'écoutait pas, elle observait Timéo, s'interrogeait sur les raisons de sa présence. Quelle était la raison qui poussait l'adolescent à rester sur ce banc, avec elle ?

Cette question, elle se la répéta en boucle, sans y trouver de réponse.

Et le temps fila.

Les arbres nus se vêtirent de pétales et de rose. Les imperméables se muèrent en jean, cuir, et les bottes cédèrent aux tennis. Mais Timéo et Marie, eux, étaient toujours sur ce banc, qui portait de nouvelles gravures.

Pourtant, un vendredi, Timéo fit patienter Marie. Assise sur son banc, son sac sur les genoux, elle tentait de se convaincre que l'absence du garçon ne la touchait pas. Elle observa les passants, le regard vide, creux. Ses visages qui apparaissaient aussi vite qu'ils s'évanouissaient, elle ne leur portait plus d'intérêt. Marie n'avait d'yeux que pour le portail du parc. Ce portail qui apportait une vie, une véritable, dans celle de Marie.

Mais les minutes s'égrenèrent, avec lenteur, la narguant.

Lorsqu'elle se résolut à partir, à glisser son cartable sur ses épaules, elle entendit ce grincement familier. Elle prit sur elle-même pour ne pas le regarder directement, et à la place, posa ses affaires, puis se figea dans sa statue de silence. Il s'installa à ses côtés et lui adressa un immense sourire. Indécise et étonnée face à sa réaction, elle oscilla entre rire et grimace, ce qui devait donner un étrange rictus. L'adolescent ne le remarqua pas, et trifouilla dans les poches de sa veste, avant d'en sortir l'objet de sa quête.

Un tube à bulle.

Marie l'observa, perplexe, comme si elle appréhendait un inconnu. Timéo dévissa la partie supérieure et la tendit devant les lèvres de la jeune fille.

- Souffle, lui intima-t-il.

Elle lui sourit cette fois-ci, d'un air entendu. Quel âge avait-elle ? Uniquement les enfants s'amusaient ainsi, mais elle, non. Pourtant, Timéo insista, et secoua le bâtonnet devant sa bouche.

- Souffle, répéta-t-il.

Et, comme défaitiste qu'elle était, Marie souffla. Elle contempla avec une joie enfantine ses bulles iridescentes scintillaient à la lumière du jour. Emportées par le vent, elles s'envolèrent en un ballet envoûtant, jusqu'à se volatiliser, loin d'eux.

Les yeux de Marie fixaient désormais le néant, un sourire timide figé sur ses lèvres. Elle ne remarqua pas l'expression triomphante de Timéo, ses poings serrés en signe de victoire. Non, elle savourait cette chaleur, ce bonheur oublié.

Sans que Timéo ne lui demande, elle délaissa son cartable sur le banc, et s'assit sur le tourniquet. Elle ancra ses pieds dans le sable, puis se propulsa vers cette spirale infinie. Timéo la rejoint pour lui donner de l'élan. Et comme jamais, Marie rit.

C'était un son à la fois doux et délectable. Il n'avait rien de superficiel, de menteur ou d'inventé. Son rire, c'était sa renaissance. En cet instant, Marie oublia tout. Les regards de travers, les mots haineux, ses larmes, sa sueur, ses cris, son désespoir. Elle ne les effaça pas, mais les relégua à l'arrière-plan.

Quand Marie rentra chez elle, elle sortit d'un tiroir son album photo. Et cette fois-ci, elle ne pleura pas à la vue de son visage.

Les rencontres avec Timéo se multiplièrent, en rires et en plaisanteries. Chaque semaine, Marie trépignait d'impatience, attendait ce moment qui égayait ses vendredis. Elle souhaitait une unique chose : se débarrasser de ses tracas.

Cependant, la fin d'année approchait à grands pas. Les moments partagés seraient oubliés. Marie plongerait à nouveau dans cette spirale de ténèbres, de douleur et de doutes. Visages déformés, lèvres arrachées, yeux décolorés, ô qu'elle les haïssait ! Qu'elle se haïssait, elle, être faible d'esprit, indigne de persévérance et de courage.

Sans même le réaliser, Marie s'effondre, laisse les larmes dévaler ses joues. Marie n'a plus de force. Marie a perdu sa force.

Alors comment avance-t-elle tous les matins, s'efforce d'affronter ses cauchemars ? Leurs voix, elle les entend constamment. Leurs mots réduisent en lambeaux la personne qu'elle était. Mais par-dessus tout, la solitude achève Marie. Comment fera-t-elle sans Timéo, comment ?

Marie est désespérée. Marie sanglote devant sa classe, mais qu'importe ! La cour d'école étouffe le bruit de ses pleurs. La cour l'étouffe, elle peine à respirer, à voir, à se mouvoir ! Mais qui viendra l'aider, lui porter secours, en dépit des critiques, des rumeurs, des mensonges proférés !

Personne. Timéo, être de fumée se volatilise, l'abandonne. Timéo n'a jamais été. Elle ne peut que le pleurer désormais.

Toi, vois-tu Marie sur son banc ? Combien de fois es-tu passé devant elle, sans la remarquer, sans lui adresser la parole, la réconforter ? Qu'attends-tu ?

Elle sanglote sur son banc, imagine la vie des inconnus, imagine la vie qu'elle n'a jamais eue.

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