Chapitre 1
Elle était bancale. Comme désaccordée. Une fausse note dans un concerto.
Bien caché sous son corsage, son cœur en lambeaux pendait tel un rideau de larmes malgré tout le mal qu'elle s'était donné pour recoller les morceaux. Elle ne faisait que cela. Coller. Mais les fissures et les entailles ne se refermaient plus.
Alors son cœur se déversait et elle le sentait ruisseler le long de ses côtes et de son ventre en y laissant des sillons brûlants tandis qu'il tentait de s'échapper. La fuir parce qu'elle était incapable de s'en occuper.
Elle ne savait pas faire. Elle n'avait jamais appris.
Elle avait appris le mal. La douleur. Les coups. L'innocence volée. Coller et coller encore.
À chaque moquerie, chaque insulte, à chaque main levée sur elle, des morceaux de son corps se perdaient dans le vent. Ils s'envolaient loin d'elle. À la recherche d'une vie meilleure. Peut-être trouveraient-ils un nouvel hôte ? Une personne digne de ce nom et non pas un objet brisé. Une poupée cassée.
Elle se faufilait à travers les rues froides de la ville. Au milieu des maisons aux pierres grises. Une ombre claudicante au milieu des passants pressés.
Elle faisait tout pour être invisible. Tout pour que personne ne la remarque. Elle baissait la tête, longeait les murs et priait pour ne pas se prendre les pieds dans ses jupes qui touchaient presque le sol. La plupart du temps, elle y parvenait. Certains jours cependant, elle faisait un faux pas, une erreur et elle se retrouvait confronter à ces gens qui lui faisaient peur. Elle subissait leurs regards. Elle n'aimait pas la façon dont ils la dévisageaient. Ils lui parlaient comme à une infirme. Comme si elle n'était pas capable de les comprendre parce qu'elle ne leur répondait pas. Elle ne pouvait pas. Ses mots la fuyaient. Ils se bousculaient au bord de ses lèvres avant de s'y retrouver piégés.
Elle courait alors, pour fuir et fuir encore. Elle laissait la ville derrière elle et rejoignait la mer.
Chaque jour, elle quittait le monde des hommes, qu'il pleuve, qu'il neige ou qu'il vente. Quel que soit le temps, elle venait sur la plage et ôtait un à un les vêtements qui recouvraient son corps abîmé. Une fois en sous-vêtements, elle laissait le froid lui caresser la peau.
D'un pas de moins en moins saccadé, elle entrait dans l'eau. Le sel sur ses plaies ne la mettait pas au supplice. Il lui permettait au contraire de recoller ses morceaux plus vite.
Entourée par l'immensité de la mer, elle prenait une grande inspiration avant de plonger. Elle nageait avec grâce pendant quelques minutes. Parfois plus. Puis elle faisait ce pourquoi elle était venue. La mer la faisait vivre. En ramassant du bois flotté, des coquillages. En attrapant avec un filet les petits poissons qui s'approchaient trop près du bord. Elle s'excusait auprès d'eux de les faire souffrir. Elle leur promettait de donner quelque chose à l'océan en échange de leurs vies. Elle n'y manquait jamais. C'était parfois du pain pour les mouettes ou une prière en l'honneur de la Mère Nature. Chaque jour, elle ramassait les ordures qui venaient se déverser sur le sable gris, bouteilles cassées ou filets de pêche déchirés et recrachés par la mer. Mais le plus souvent, elle laissait un petit bout d'elle-même se diluer dans l'eau. Ces jours-là, la mer scintillait. Sur la plage déserte, à l'abri des regards, elle n'était plus cassée. Même les bleus et les cicatrices qui couturaient son corps s'atténuaient. Même son cœur en lambeaux se recollait de lui-même.
Elle vivait.
Pendant quelques heures, elle respirait. Avant de retrouver la noirceur et les hommes. La noirceur des hommes.
Quand les lumières de la ville au loin éclairaient le jour qui faiblissait, elle remettait un à un ses vêtements. D'abord les jupes qu'elle superposait pour cacher sa silhouette bien trop maigre. Puis sa blouse ample qu'elle était obligée de recouvrir de ce corset parce que c'était la mode pour ces dames. Elle le haïssait autant qu'elle l'aimait. Le premier parce qu'il révélait sa minceur. Le second parce que son corps en lambeaux avait plus de mal à s'échapper grâce à lui.
Elle enroulait ensuite une immense écharpe autour de son cou et se couvrait de son long manteau mité.
Elle ramassait son butin de la journée et au fur et à mesure que ses pas la portaient loin de la plage, sa silhouette se voûtait et retrouvait son allure saccadée. La mer ne la soignait qu'un temps de plus en plus court.
Elle se rapprochait de la vie de ses concitoyens. Ombre plus ou moins invisible, elle passait à côté d'eux et les regardaient vivre. Ils allaient et venaient, tirant ici un enfant récalcitrant par le bras, buvant là une bière aussi noire que la suie recouvrant les murs. Des amoureux rentraient chez eux, bras dessus-bras dessous. Les riches, les bien-nés, les bien-vus étaient peu nombreux mais personne ne pouvait les manquer. Ils étaient les seuls à porter des couleurs. Cette année, le rouge était en vogue. Les dégradés allaient de l'orangé au pourpre. Mais celui qui dominait était le rouge sang.
Il y avait plusieurs raisons à cela. Aucune n'était bienveillante, elle le savait, en ayant fait les frais.
Elle se dirigea vers le marché aux poissons. L'odeur la prit au nez trois rues avant d'arriver à destination et pourtant elle aimait cet endroit. Ça criait fort et dans tous les coins. Ça se houspillait, négociait les prix en tentant de couvrir la voix du voisin. Ça cherchait la meilleure marchandise, la plus fraîche, la plus savoureuse. Ça parlait comme dans l'ancien temps. L'accent était à couper au couteau, les mots hachés menus. C'était vrai. Brut.
Elle alla trouver Han.
— Salut gamine.
Elle aimait son timbre grave d'ours mal léché qui était adouci par un sourire franc.
— Qu'est-ce que tu as pour moi ? Lâcha-t-il.
Elle déposa son seau sur l'étal sans dire un mot.
— Tu es la meilleure. Ils se battent tous pour de la marchandise quasi avariée. Tes poissons frétillent encore.
Elle baissa la tête. Sous ses vêtements, ses plaies arrêtèrent de suinter. Un pâle rictus étira ses lèvres. Elle avait l'impression qu'il déformait son visage. Qu'une étrangère prenait possession de son être.
Han pesa la friture, apparemment indiffèrent à ses états d'âme.
— Vu la qualité de ta marchandise, on fait 50/50. Dit-il en souriant.
Il était comme ça, Han. Juste et honnête. Des qualités rares en ce bas monde. Et puis, il devait avouer qu'il l'aimait bien cette petite et qu'il préférerait la voir fière plutôt que cette petite chose fragile qui la dominait. Il ne lui posait jamais de questions parce que ça ne se faisait pas, mais il se doutait que sa vie ne devait pas être facile.
— M...merci. Bredouilla-t-elle, les yeux toujours baissés.
— Mathilda, regarde-moi.
Ce n'était pas un ordre. Han ne lui en donnerait jamais. Pas à elle.
Elle obéit quand même et leva son regard vers lui. Vers son tour de taille imposant, son torse saucissonné dans son tablier dont le blanc cassé était passé depuis des lustres. Vers ses moustaches imposantes et son sourire. Vers ses yeux noirs semblables à deux puits sans fond qui lui souriaient. Il lui faisait vraiment penser à un ours.
— Je ne fais pas affaire avec toi pour te faire plaisir. Je ne fais pas affaire avec toi parce que tu te promènes en guenilles. Je le fais parce que tu m'apportes des produits de qualité. Lui asséna-t-il.
Il fouilla dans sa caisse, pauvre boîte en métal rouillé en évitant de la dévisager pour ne pas surprendre sa gêne. Il en sortit des pièces et des billets froissés, attrapa la main de la jeune fille et déposa l'argent sur sa paume. Il referma ses doigts sur la monnaie. La chaleur de sa patte d'ours irradia dans tout le corps de Mathilda.
— Va t'acheter à manger. Lui dit-il doucement.
— Merci Han.
— Ne me dis pas merci. On travaille ensemble. C'est donnant-donnant.
Il retira sa main et le froid envahit à nouveau la jeune femme. Cet homme était le seul qui, les jours où elle venait ici, illuminait son quotidien et elle devait déjà le quitter. Elle se recroquevilla sur elle-même et partit sans un mot. Tout au fond de son cœur, elle aurait aimé que ce soit lui, son père. Pas le monstre qui était le sien. Mais l'on ne choisit pas ces choses-là.
Elle quitta le marché précipitamment et rentra chez ses parents à reculons. Trop tôt, la maison grise dans laquelle ils vivaient apparut devant elle. Les éclats de voix lui parvenaient du bout de la rue. Elle pénétra dans le taudis à pas feutrés, essayant plus que jamais d'être invisible. Ce fut peine perdue.
— C'est à cette heure-ci que tu rentres ? Hurla son père, le visage rouge de colère.
Il était aussi gros que Han. La comparaison s'arrêtait là. Rien, rien dans ses manières, dans sa voix, dans son regard n'était comparable à l'homme qu'elle venait de quitter.
La gifle sortit de nulle part et laissa une marque incandescente sur la joue de Mathilda. Il y aurait un autre bleu. Une autre marque. Mais pas de larmes. Elle ne devait pas pleurer. Si ça arrivait, il recommencerait et ce serait pire. Pire.
— Donne-moi ce que tu as gagné ! Ordonna-t-il.
A contrecœur, elle sortit de sa poche l'argent de Han. Le sien.
— Plus vite que ça.
Sa voix ne tolérait aucun refus, aucun délai. Pendant un instant, il ne dit plus rien. Il comptait. Mathilda espérait que ce serait assez. Elle savait que ça l'était. C'était plus qu'aucun des derniers jours. Ce ne fut pas le cas. Elle le sut dès qu'il saisit son poignet, si fort qu'il aurait pu le briser. Elle comprit quand il l'entraîna sous les yeux consentants de sa mère, affalée dans son fauteuil, vers la chambre.
Elle ferma son esprit pendant qu'il arrachait ses vêtements et mettait son dos à nu.
Elle ferma son esprit pendant qu'il la battait.
Mathilda partit loin. Sur la plage, dans les vagues, dans le sourire bienveillant de Han.
Les mots de son père ne lui parvinrent qu'à travers un épais brouillard. « Bonne à rien ». « Idiote ». Mais, ensuite, il y eut les autres. Ceux qui franchissaient le brouillard, ceux qui fissuraient les murs qu'elle érigeait. Ceux qui faisaient mal et lacéraient son cœur pendant que son père ravageait son corps.
Elle ne dit rien, ne fit pas un bruit et enfin, il s'arrêta. Il guetta le moindre signe de faiblesse de sa fille, alors elle ne bougea pas. Elle savait qu'elle ne devait pas. Pas tout de suite. Que si elle esquissait le moindre geste, la sanction serait plus sévère encore.
Au bout de longues, trop longues minutes durant lesquelles elle se força à rester immobile, il quitta la pièce sans un regard en arrière.
Ce n'est que quand il fut sorti que les larmes ruisselèrent sur les joues de Mathilda et que ses épaules furent secouées de soubresauts.
Ses gestes furent lents et saccadés quand elle essaya d'éponger le sang qui coulait dans son dos.
Elle se traîna jusqu'à la paillasse sur laquelle ses frères et elle dormaient. Sur le sol. Comme les chiens. Recroquevillée sur elle-même, en position fœtale, elle se laissa aller un instant à sa douleur. À cette vie qu'elle détestait mais qu'elle ne quitterait jamais. Parce qu'ici, on ne pouvait pas. Il n'y avait pas d'issue, pas d'échappatoire. Pas de deuxième chance.
Elle fouilla de ses doigts fins l'un des trous qui ornaient ce qui lui servait de matelas, en sortit un papier et le déroula.
Elle suivit le contour des arabesques qui le noircissaient.
Elle aurait tant voulu savoir les lire. Mais les livres étaient interdits chez elle. D'après son père, ils incitaient à la paresse.
Mathilda serra le bout de parchemin contre son cœur en morceaux. Se disant que les mots qui y étaient inscrits pourraient peut-être la sauver.
C'était vrai.
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