9
Le chemin est le même depuis plusieurs années. Je traverse la rue, sur le béton qui résonne juste avant le trottoir comme s'il y avait un trou dedans, grimpe sur le trottoir et avance en ligne droite. Je frôle la forêt, jette un coup d'œil dedans sans ralentir, en me répétant qu'un jour il faudra que je fasse un tour. Elle est grande et très dense, comme dans un film d'horreur. Le soleil commence à traverser les nuages et chauffe de suite. L'hiver se calme un peu, se fait plus doux, et si lorsqu'il n'y a pas un rayon on le retrouve, je l'oublie bien vite quand la lumière dorée vient chauffer mes joues.
Je marche sur le pont, en dessous, l'eau marron semble n'avoir aucun fond. Elle se coupe elle-même, avale toutes les branches, paraît méchante. Puis, l'arrêt de bus vert accueille mes yeux, peut-être pas positivement. Je lâche mon sac devant, m'assois sur le banc et somnole encore un peu.
Tout est comme avant, tout est pareil que d'habitude. Pourtant, une boule me noue le ventre. Et je ne peux pas penser à autre chose qu'à elle : Alice. Je ne la voie pas avec un visage, mais au contraire, avec une sorte de point d'interrogation accroché à son cou. Je ne veux pas l'imaginer, je ne veux pas lui mettre le doute de décevoir, je ne veux pas me donner le pouvoir de baisser les yeux face à elle. Je veux pouvoir la regarder et me dire que c'est mieux que ce que ça aurait pu être, parce qu'un humain ne peut pas être décevant au premier abord.
Et je monte dans le bus.
Mes écouteurs dans les oreilles, je me berce au son de 505. Ce sera toujours plus doux comme trajet, comme les nuits de printemps. Même scénario dans le bus que toutes les fois précédentes : Le regard noir de Jackson, les rires des plus jeunes, les yeux qui roulent du chauffeur, les dos d'âne prit vite comme pour essayer de s'envoler. SI seulement. Partir dans les airs, dans le vent froid du matin, paupières closes comme dans un conte.
Mais ça n'arrive pas. Qu'est-ce que j'espérais ? Que ça arrive vraiment ? Oui, peut-être bien. Qu'est-ce que je suis prévisible par moment.
J'essaye de repousser mes pensées fantaisistes par peur de sombrer alors qu'ils exploseraient en morceaux face au mur de la réalité. Je regarde et ressens les derniers virages avant d'arriver vers mon lycée, signe que je ne connais que trop bien le circuit qui m'y mène. Pourtant, aujourd'hui, une curiosité m'impatiente d'arriver. Je ne me presse pas pour autant lorsque le bus se gare, et que Jackson se jette dehors avec la rage d'un requin tigre. Je le suis d'un regard haineux, le trouvant absolument ridicule, mais ne lance ni provocation ni insulte, prenant sur moi en sortant pratiquement à sa suite.
Rien n'a changé. C'est amusant mais chaque matin je me fais ce constat avec une sorte de surprise que je n'avouerai sûrement jamais, et chaque matin je suis un peu plus déçu. A défaut de voir mon bus s'envoler, j'aimerai au moins voir mon lycée soudainement s'illuminer. Ou bien voir un griffon en sortir, ses ailes de plumes soulevant son corps peint d'un pelage argenté pour le pousser dans les airs. Et j'irai à sa poursuite, chasseur de bête, comme un pirate et son trésor.
Quelqu'un vient se loger dans mes bras, enlace ses bras autour de mon dos, s'accroche à mon pull. Je ne vois que le haut d'un crâne blond : Charline. Elle relève la tête, les lèvres teintées de rouges.
« Il paraît qu'il y a une nouvelle dans votre classe, aujourd'hui... »
Un air un peu inquiet brille dans ses yeux. Je fronce les sourcils, perturbé par ce comportement.
« Oui, il paraît oui.
-T'as hâte ? »
Je comprends soudainement ses sous-entendus. Elle est jalouse. Elle a peur que j'aille voir ailleurs. Je hausse les épaules avec un sourire, parce que pour une fois je suis infiniment honnête face à elle :
« Je m'en fous. »
Et elle récupère aussitôt son sourire. Ce qui est cruel, peut-être un peu trop, c'est que ce n'est pas pour la rassurer que j'ai dit ça. Non, c'est juste que je m'en tape, réellement, qu'elle soit belle ou moche, gentille ou méchante, pauvre ou riche, populaire ou à la ramasse. J'ai d'autres priorités. Elle se racle la gorge en hochant la tête, et glousse un peu.
« Oui, ça ne m'étonne pas de toi. Tu fais quelque chose ce week-end ?
-Je ne sais pas. Pourquoi ?
-J'aimerai bien qu'on se voit en ville. Et puis, mes parents ne sont pas là, tu sais ? »
Elle cligne un peu des yeux. Je suppose qu'un garçon normalement constitué aurait acquiescé, content qu'une jolie fille comme elle laisse de si gros sous-entendus. Mais je ne suis pas normalement constitué, et sa vie ne m'intéresse pas. Autant que la mienne l'ennuie. Alors, j'hésite. Je force un sourire, je force tout, pour répondre :
« Il faut que je vérifie, mais normalement c'est bon. »
Elle m'embrasse en me laissant sur un « nickel alors », et tourne les talons pour aller rejoindre ses copines en gloussant à nouveau. Et je suis désolé de savoir que je trouverai une excuse pour ne pas y aller. Je n'ai pas envie d'elle. Je ne sais pas pourquoi.
Je suis clairement à la ramasse.
Je secoue la tête, remet mon sac sur mon épaule et traverse la cour pour entrer dans la bâtisse grise, la tête basse. J'entends des gens m'appeler, comme un guerrier qui entre dans l'arène, mais je glisse mes écouteurs dans mes oreilles et prétends ne pas les entendre. Ça s'appelle fuir ses responsabilités, parait-il. Ma salle n'est pas bien loin, et je décide d'aller camper devant le temps que ça sonne, dans quelques minutes à peine. J'y trouverai au moins un peu de calme, ne serait-ce que pour cinq minutes.
Je sais bien que je n'ai pas les comportements de l'adolescent que je prétends être. Je m'en rends compte parce que devant le mur, je suis soudainement perturbé par les éléments qui le composent. Les imperfections sur la peinture, la couleur qui me gêne, les traces de stylo qui s'effacent un peu trop. Je fronce les sourcils, essaye d'oublier. « Maniaque ». Peut-être un peu. La sonnerie retentie contre les parois du lycée, et a pour mérite de me tirer hors de mes pensées. Je soupire en entendant la foule d'élèves monter les marches en trombe. Le professeur suit quelques pas derrière, et ouvre la porte pour nous laisser entrer.
Un nœud dans mon ventre se fait alors que je vais prendre place. Une tension est palpable dans l'air, et de nouveau, comme lorsqu'il l'a annoncé, le mot résonne dans les bouches « la nouvelle, la nouvelle, la nouvelle. » Le retour du sirop. Ce n'est pas comme dans certains établissements, elle n'a pas la chance d'avoir un moment de discrétion et de pouvoir s'assoir parmi nous. Non, elle va être présentée. Face à la foule en furie, elle va devoir aller trouver une place parmi toutes celles qui sont vides, chacune à côté de quelqu'un. Notre professeur nous rappelle à l'ordre alors que la plupart s'égare.
« Bon, veuillez prendre place. »
Il se retourne vers la porte, passe la tête par l'encadrement, et déclare.
« Alice ? Viens, c'est ici. »
Il revient face à nous. Un silence lourd s'abat sur la salle, chacun retient son souffle alors qu'elle arrive. Elle passe la porte, vient face à nous, la tête basse. Des cheveux noirs, immenses, tombent devant son visage. Elle est si fine qu'elle ne semble pas loin de se briser, mais non, elle tient bon. Mon cœur rate un battement alors qu'elle relève la tête, et je sens mon sang se figer. Alice. Elle s'appelle Alice.
Et Alice est un garçon.
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