Le Baiser
Il y a des draps qui ne sentent plus rien, ceux dont l'odeur n'est plus qu'un détail, ceux défaits de la dernière étreinte. Je ne sais plus vraiment quand c'est arrivé. J'étais allongé, presque nu et inerte, les mains tremblantes et la tête enfoncée dans un oreiller gorgé de sueur. Mes draps ne sentaient plus rien mais un bâton d'encens se consumait doucement dans la pénombre de ma chambre, sa fumée valsant dans les lueurs rougeâtre d'une vieille lanterne orientale. Je sentais presque ses effluves caresser mon corps, effleurer ma peau pour enfin s'introduire dans mes narines avides de parfum, comme si chaque petit bout de réalité pouvait m'aider à rester ancré dans ce lit trempé. Alors, je sentais, emplissais mon nez de cette légère vapeur comme s'il s'agissait d'opium. Je touchais aussi, passant mes doigts moites entre les montagnes de plis vallonnant mon lit ; j'admirais, profitant de ces rayons écarlates tombant sur mon corps comme les reflets d'un vitrail de cathédrale, et j'écoutais, me concentrant pour distinguer au-delà du plafond une légère mélodie que ma voisine tapait sur son piano. C'était des notes aiguës, lentes et lancinantes, une ballade enivrante parmi les charmes de la mélancolie et des complaintes intimes. Sol la sol fa. Tout semblait soudainement si facile. La douce odeur d'agrume qui imprégnait peu à peu les rideaux clos de la pièce, la chaleur moite qui s'accrochait à mes hanches, la lumière qui se fracassait par morceaux sur mon torse palpitant, la valse des notes qui semblait vouloir caresser mon front douloureux, tout se complétait, tout s'accompagnait dans une fluidité particulière, tout était étrangement parfait. Sol la sol fa. L'instrument continuait ses lamentations au-dessus de ma tête, ses larmes musicales arrivaient à s'introduire entre les lames du parquet et tombaient jusqu'à moi comme pour me noyer. Chaque touche appuyée, chaque marteau qui frappait une corde me semblait un bruit de pas résonnant au loin, au-delà des murs, au-delà de la fenêtre calfeutrée, dans l'infini.
Alors, surgissant de l'obscurité et du nuage d'encens,il apparut. Immobile, calme, bienveillant. Discret, comme s'il ne voulait pas déranger. Son visage se dessinait dans ce brouillard de pénombre et de fumée,pâle et doux, incrusté d'un regard précieux et puissant. Il m'observait avec compréhension, presque avec compassion, ses lèvres fines traçant un délicat sourire sur cette peau crémeuse. Comme prise dans un imperceptible tourbillon,la fumée sembla soudainement fuir vers les murs pour laisser la voie libre au jeune homme. Il était habillé de noir, revêtu d'un long manteau sombre qui semblait se mêler à l'obscurité, surmonté d'un chapeau de velours qui luisait dans la pénombre, et tenait une cigarette entre ses longs doigts gantés. Droite et élancée, sa silhouette dominait la pièce comme une colline, un grand chapiteau d'ombres qui étendait ses toiles sur le parquet, les meubles, la lumière. Le jeune homme s'avança d'un pas doux, vaporeux, presque inexistant,comme si ses pieds effleuraient à peine le sol. Il s'arrêta devant le lit et me regarda, ses pupilles dorées étincelant dans la noir d'un air félin et impérial, d'un air que je saisi aussitôt, comme si ses pensées atterrissaient automatiquement dans les tréfonds de mon esprit. Secoué par un sanglot de douleur et de soulagement, je me léchai les lèvres pour me préparer à parler puis, après avoir vu sa cigarette disparaître dans un nuage de fumée et son sourire s'étendre, je me contentai de hocher la tête, comprenant que les mots n'étaient pas nécessaires. Alors, le jeune homme se retourna, faisant délicatement glisser ses gants avant de les laisser tomber sur le sol, et se dirigea vers la commode. De son ombre majestueuse, une main blanche émergea,tenant entre ses doigts un sablier de cristal. Elle le posa délicatement sur le meuble. Les petits grains de sable noir s'étaient presque déjà tous glissés à travers l'étroit trou du destin et seuls quelques millilitres de souffles restaient dans le compartiment haut de l'objet, attendant patiemment la grande chute vers l'inconnu. L'étranger, demeurant près de la commode, se tourna vers moi et dans un geste voluptueux, laissa tomber son manteau qui s'engouffra dans l'obscurité, dévoilant une chemise immaculée qui se fondait dans la pâleur de sa peau. Il s'approcha, plongeant ses yeux affectueux dans les miens, et enleva ses bretelles qui chutèrent contre ses cuisses comme si elles s'évanouissaient.Ses lèvres étaient rouges, plus rouges que tout à l'heure, et semblaient me murmurer d'irrésistibles appels, telles deux sirènes écarlates. S'arrêtant de nouveau devant mon lit, devant mon corps allongé et faible, il détacha lentement mais avec détermination chacun des boutons de sa chemise, laissant apparaître un torse svelte et lisse, comme sculpté dans de l'ivoire. Bientôt,la chemise s'écrasa sur le sol et les mains innocentes du jeune hommes'attardèrent sur son pantalon. Ce dernier chuta presque aussitôt. Nu, fragile et angélique, seulement habillé d'un tatouage d'œil au bassin, il enleva doucement son chapeau, presque avec précaution, et laissa échapper une longue chevelure bouclée sur ses épaules. C'était une véritable cascade luisante qui atteignait ses côtes, lui donnant des airs enfantins, des airs de saint. Alors, dans une aura sensuelle et pure, il se glissa jusqu'à moi en souriant et, posant une main délicate sur mon cœur faiblissant, il se pencha, le visage entouré par son auréole de cheveux. Ses paupières se fermant doucement sur ses pupilles dorées,il appliqua ses lèvres délicates sur les miennes et déclencha un puissant frisson dans les profondeurs de mon torse.
C'était le meilleur baiser que je n'avais jamais connu. Le plus long, le plus beau, le plus fort, le plus divin, celui qui semble se graver sur votre bouche à tout jamais, celui qui semble vous arracher à la vie, celui qui vous emmène dans les profondeurs des limbes,fondant sur votre bouche comme l'eau ténébreuse du Styx. Les doigts de l'inconnu tremblèrent sur mon torse et soudainement, des ailes émergèrent de son dos, sombres et magistrales, faisant voler un nuage de plumes noires dans la pièce. Leur ombre envahit la chambre, s'étendant sur le parquet, les murs puis le plafond. Elle plana sur l'immeuble, la ville puis le monde. Sur mon corps, sur mon cœur puis sur ma vie. Encore blotties contre les miennes, ses lèvres s'entrouvrirent comme pour aspirer le peu d'énergie qu'il me restait, mon dernier souffle. Sous ses ongles, ma poitrine se souleva dans un son caverneux et grave, un son lourd comme un glas, un son qui sonnait comme un cri de détresse. Ce dernier battement se perdit dans la pâleur de sa main qui sembla frémir d'émotion, puis le silence s'installa. Dans le sablier, le dernier grain bascula. Ses lèvres s'évaporèrent.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top