Chapitre 29 - Impuissant

pdv Romain

― Quel idiot, mais quel idiot !

Mes paroles tombent le long de la falaise sans me renvoyer le moindre écho. Je peste encore contre ma débilité d'espérer cette présence un minimum amusante.

― Je savais bien que c'était une mauvaise idée, râlé-je.

Je suis déçu, je m'en veux à moi-même d'avoir tout gâché, d'avoir tenté alors que je savais très bien comme ça finirait. J'en veux à Lyam et ces conseils stupides aussi. Je suis sûr qu'il n'a jamais embrassé de fille ce bouc !

Je serre les poings. Qu'est-ce que je ne donnerais pas pour remonter le temps de cinq petites minutes !

C'était sûr qu'elle ne m'aime pas comme je l'aime ; je ne suis qu'un bon à rien, un incapable. Même mes amis me considèrent comme un boulet, pas étonnant qu'elle soit de cet avis aussi.

Je lâche un énorme soupir désespéré en laissant mes prunelles bleues glisser sur le paysage. Mes mains se posent d'elles-mêmes sur la rambarde. Je décharge toute ma colère en contractant les muscles de mes doigts pour m'empêcher de frapper le premier objet à ma portée et mes jointures me font mal.

Les minutes passent alors que je ressasse la scène, encore et encore. À chaque fois, je constate à quel point mes gestes étaient maladroits, mes mots, stupides. Et elle, elle était parfaite, comme toujours. Pourquoi même, ai-je envisagé cette possibilité ?

Je m'en veux. Je m'en veux tellement d'avoir gâché notre amitié, de la mettre mal à l'aise... La connaissant, elle va se poser des milliards de questions jusqu'à se persuader que c'est de sa faute !

Le sketch se rejoue une fois de plus dans mon esprit étriqué et des larmes me montent aux yeux. Des larmes de honte, de colère et de désespoir.

Parce que j'ai beau tout faire pour ne pas lui en vouloir, ça reste quand même douloureux de savoir qu'elle ne partage pas mes sentiments. J'aimerais hurler ma peine, mais j'ai peur qu'on m'entende, qu'on me pose des questions, qu'on sache toute l'étendue de ma bêtise.

― Romain ?!

Je sursaute en reconnaissant la voix de Naguz, qui crie mon nom en remontant l'allée de graviers blancs. J'espère qu'il n'est rien arrivé...

― Ah ! Tu es là mon garçon !

Je cligne des paupières deux fois pour m'assurer qu'il est bien aussi radieux que lors de ma première impression.

― Oui... Je suis là...

Je sèche rapidement mes yeux humides et placarde un léger sourire sur mon visage défait.

― L'espion est revenu !

Quelques secondes sont nécessaires pour que mon cerveau fasse le rapprochement, puis un sourire mi-intéressé mi-soulagé se peint sur mes lèvres.

― Oh, super !...

Il ne remarque pas que cette nouvelle rocambolesque ne m'extasie pas outre mesure étant donné mes autres préoccupations et me prends par le bras pour me conduire à la rencontre du fameux agent secret.

― Il semblerait qu'il ait plein d'informations à nous communiquer ! Nous allons enfin en savoir davantage sur ces gredins d'ogres et...

Je déconnecte mon cerveau pour ne pas entendre ce flot ininterrompu de paroles retentissantes et me contente de hocher la tête à intervalle régulier pour approuver. Nous traversons finalement la cour déserte et je me prends à espérer que Laurie ne soit pas présente à cette réunion improvisée : je ne suis pas prêt à affronter son regard.

Je suis surpris en remarquant que nous arrivons déjà et Naguz ouvre l'immense porte d'un ample mouvement du bras.

Et là, c'est l'avalanche.

Dans la salle à manger immaculée d'un palais trop parfait, un satyre particulièrement grand soulève une jeune fille au teint verdâtre : Laurie.

Je veux hurler, mais je ne saurais dire si des sons sortent ou non de ma bouche. Le monde devient flou tout autour de moi, à l'exception de cet être aimé qui tente en vain de survivre. Mon cerveau est comme paralysé, bloqué sur mon seul et unique espoir : que ce soit impossible.

Je ne comprends pas la scène qui se déroule devant moi, et surtout, je ne veux pas la comprendre, pas l'admettre. Mes pensées tournent en boucle alors que mes membres refusent d'obéir.

L'espion est de notre côté, il y a forcément une erreur !

― Qu'est-ce que vous faites ?! S'étrangle le roi faunes.

Il s'élance sans prendre la peine de comprendre ce qu'il se passe et en dégainant de sa ceinture une dague que je n'avais jamais remarquée, mais je le vois à peine.

Le temps est suspendu, même mon cœur a cessé de battre.

L'espion lâche enfin Laurie qui chute au ralenti, alors que son assassin se jette sur Naguz pour commettre un autre crime. Il sort lui aussi une dague de je-ne-sais-où – à croire que tous les faunes en ont une sur eux – et contre le premier coup du roi qui serre les dents lors de l'impact.

Les feintes, précises et rapides, s'enchaînent sans discontinuer entre ces deux adversaires de force égale. Et moi, je suis toujours incapable de bouger, je suis terrorisé. C'est pathétique.

― ROMAIN !

Le hurlement du roi, véritable baffe mentale, me fait sursauter. En une fraction de seconde, je sors enfin de ma torpeur et mes jambes se mettent en route pour lui porter assistance.

Je les rejoins en quelques enjambées et tente un coup de poing improvisé dans l'épaule de notre adversaire, alors que son bras et occupé à bloquer un uppercut de Naguz.

Il grimace légèrement sur l'impact, mais m'envoie une grande claque, armé de sa dague, que j'esquive en bondissant en arrière. Le souverain profite de cette ouverture pour lui érafler la joue. L'entaille n'est pas profonde, mais elle semble énerver grandement le blessé.

En réponse à notre maigre victoire, sa détermination se renforce, portée par son envie vindicative. Ses attaques redoublent de vitesse et de force. Bientôt, je parviens tout juste à les éviter sans parvenir à lui porter le moindre coup.

― Romain ! Va chercher de l'aide !

Nous nous essoufflons rapidement, et les paroles de Naguz sont hachées par sa respiration saccadée. Je n'ai pas le temps de répondre, ou même d'envisager de suivre ses instructions : je croise les pupilles froides de l'espion et, bien que je ne sois pas devin – ni télépathe – je comprends ses intentions en une fraction de seconde.

Poussé par un instinct que je ne soupçonnais pas il y a quelques secondes à peine, je plonge vers le sol à l'instant même où il projette sa dague noire vers moi.

Naguz, qui ne s'attendait pas à ce geste imprévisible, amorce un mouvement désordonné pour dévier la lame de sa trajectoire. Dans la panique, l'objet mortel passe juste au-dessus de ma tête pour aller se ficher dans un canapé et l'espion profite de cet instant de flottement pour saisir le roi, lui faire une prise et le désarmer.

Le traître maintient fermement le roi en lui tordant les bras dans le dos, la lame horizontale de la dague appuyée sur la gorge de son propriétaire. Assis par terre le souffle court, je dévisage l'espion et ces yeux noirs qui menacent d'enfoncer l'arme si je tente quelque chose. Aucun de nous n'ose bouger, nos muscles sont tendus, en état d'alerte dans l'attente du premier mouvement.

Une goutte de sang suinte de l'estafilade qui se forme lentement et coule dans le cou du roi.

― Qu'est-ce qu'il se passe ici ?

Je reconnais la voix de Lyam qui me parvient du seuil, mais ne prends pas le temps de le regarder : c'est maintenant ou jamais. J'échange un coup d'œil furtif avec Naguz qui pense visiblement à la même chose que moi.

Avant que l'espion n'est eu le temps de réagir, je bondis sur mes pieds pour lui donner un coup de poings dans le tibia à l'instant ou le souverain se contorsionne violemment pour se dégager de son emprise.

Nos positions s'inversent alors que Naguz envoie un brutal uppercut dans la mâchoire de l'espion et que la dague du roi lui échappe des mains pour atterrir sur le sol.

Seulement le traître ne se laisse pas faire et les chocs s'enchaînent dans un amalgame de membres et de vêtements déchirés. Je profite de la panique générale pour ramasser la deuxième dague, tombée aux pieds des combattants, en évitant de me faire marcher dessus.

Constatant mon inutilité, je me redresse et me précipite au chevet de Laurie, étendue un peu plus loin. Un filet de sang coule d'une de ses épaules et un autre de derrière son crâne, sans compter les traces inquiétantes sur son cou.

― Laurie, Laurie ! Tu m'entends ?

Je me répète encore et encore dans l'espoir d'obtenir une réponse tout en saisissant son poignet pour prendre son pouls. C'est un échec : entre les bruits de bagarre et ma panique croissante, je n'arrive pas à différencier son pouls du miens.

Je décide de plaquer mon oreille sur sa poitrine. Là, il me semble bien percevoir quelque chose, mais je ne suis pas sûr, et j'ai peur d'y croire, peur d'espérer.

Un cri dans mon dos me rappelle que tout n'est pas terminé et j'accours vers mes amis. Ne sachant par quel bord m'y prendre, je ne peux que les observer à la recherche d'une faille.

Lyam s'est jeté dans la baston et les deux alliés arrivent finalement à maîtriser le traître qui écume de rage. Ils le maintiennent au sol au prix de grands efforts, trempés de sueur. Le faune toux relève la tête pour remarquer que je tiens toujours l'arme. Nos regards se croisent et, à ma plus grande horreur, je devine ce qu'il attend de moi. Je recule d'un pas en prenant un air effaré.

― Non, non, non !

Il soupire.

― On a pas d'autre solution Romain...

― Si ! Bien sûr que si ! Vous pouvez le faire prisonnier, lui demander des explications !...

― Ce faune connaît tout de notre royaume, il saura s'évader de n'importe laquelle de nos cellules, intervient Naguz. Et la mort est le sort que l'on réserve aux traîtres.

Il lance un coup d'œil haineux au satyre qui tente encore de se relever. Mon cœur s'accélère alors que je ne comprends pas leur logique.

― Mais... Mais c'est tout simplement un meurtre !

― Romain, il nous aurait tués tous autant que nous sommes s'il en avait eu la possibilité, et ce, sans éprouver le moindre remord, argumente le roi.

Je déglutis difficilement, l'attitude de l'espion ne pouvant que confirmer cette possibilité.

― Des milliers d'êtres innocents sont morts pour cette guerre, s'ils méritent d'être vengés, c'est bien sur cette pourriture de Tarek, ajoute Lyam.

― Regarde ce qu'il a fait à Laurie, glisse sombrement Naguz. Il ne mérite que la mort.

Laurie...

Ce nom déclenche en moi une avalanche de tristesse alors que je lance un regard furtif à son corps inconscient qui gît toujours entre deux canapés. Si elle ne s'en sort pas... La colère s'empare de moi, inonde mon esprit. Je vois rouge. Déterminé, je dresse l'arme à bout de bras au-dessus de sa tête.

Les dents serrées, les yeux fermés, j'abats le coup final avant d'avoir pu changer d'avis. Mais je suis incapable de faire une chose pareille, et à la dernière seconde, je dévie ma trajectoire pour que la pointe percute le sol froid. La lame laisse une éraflure dans la pierre semi-précieuse, mais je ne m'en soucie pas.

Le cœur au bord des lèvres de ce que j'aurais pu commettre, je me lève d'un bon et m'enfuis malgré les appels des deux faunes. Je vois flou, ma vision accablée par des scènes horribles où je n'aurais pas changé d'avis. Mes pieds foulent le sol dans un martèlement incessant qui tambourine contre mes tympans alarmés. Sans y avoir réfléchi, je me dirige vers le parc et sa vue sur le lac miroitant.

Retour au point de départ...

Mes mains s'agrippent d'elles-mêmes à la rambarde, tentant désespérément de se raccrocher à quelque chose de concret. Tout ça, tout ce qu'il s'est passé cet après-midi... ça ne peut être réel, c'est impossible.

Et pourtant...

Ma seule chance maintenant, c'est que tout ceci ne soit qu'un cauchemar dont je me réveillerais trempé de sueur demain matin. Si je pouvais m'éveiller dans ma chambre, dans mon monde, et que tout ce voyage ne soit qu'un songe, ce serait encore mieux. Mais quelque chose hurle en moi que ça ne se passera pas selon mon désir.

Mon corps parcouru de tremblements incontrôlés ne me porte plus et je m'assois dos à la barrière pour ne pas tomber à la renverse. Ma gorge se noue et des larmes s'échappent de mes yeux. Je ne tente pas de les retenir, conscient que c'est un combat perdu d'avance.

J'ai abandonné le roi et Lyam avec un criminel sur-entraînés ; J'ai abandonné Laurie alors que je ne sais même pas si elle vit encore. Je ne suis qu'un enfant égoïste.

La culpabilité me ronge déjà, mais je suis incapable d'y retourner, de regarder la réalité en face. Trop d'émotions contradictoires se bousculent dans mon cœur endommagé.

J'essaye de remettre mes idées au clair, de me reposer sur une pensée réelle, possible. Mais je n'ai qu'une certitude : je suis assez faible pour avoir envisagé de tuer un Homme, et trop pour l'avoir fait.

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