Chapitre 8 | 2
"Trying to chase my train of thought,
Tell everybody that I'm doing okay,
Make it look good and hope that one of these days
It won't be a lie."
Stuck In My Head – Blü Eyes. (En média).
Son air soudain sérieux, presque impénétrable me paralyse. Je savais que je n'aurais pas dû passer autant de temps à lire les phrases type qu'on peut trouver sur internet. Je savais que j'aurais dû laisser mon instinct parler, mon authenticité mettre en valeur mes aptitudes, ma personnalité œuvrer à ma place... Si ça se trouve, j'ai déjà tout gâché et je n'ai plus aucune chance de repartir d'ici avec un ticket pour un autre avenir que celui que mon grand-père veut pour moi. À cette simple pensée, mon cœur se serre violemment et je dois prendre sur moi pour ne pas laisser mes larmes s'éclater sur mes joues. Il faut que je me batte pour que Monsieur Langlois change d'avis, il faut que je prouve à Grandpa... que je me prouve à moi-même que je suis en mesure de changer de vie. Que je peux aller de l'avant et trouver le moyen de combler le vide abyssal qui se creuse de jour en jour à l'intérieur de ma poitrine. Que je vais réussir à retrouver mon véritable sourire. À respirer sans souffrir.
— Ne t'inquiète pas, Willow, ce n'est pas une question piège, tente le soixantenaire, rassurant. Simplement, il est nécessaire tu sois sincère. La plus sincère possible. Tous les employés qui travaillent ici le font parce qu'ils en ont besoin. Ils n'avaient pas juste envie d'apprendre ou d'avoir un petit quelque chose pour arrondir leur fin de mois pour s'émanciper de papa et maman ; ils avaient des raisons plus profondes que ça quand ils sont arrivés, et c'est ce que je recherche. Si tu veux apprendre, tu peux apprendre dans n'importe quelle boîte, tu comprends ? Si tu veux un peu d'argent de poche, c'est très bien, mais tu peux aussi l'obtenir dans n'importe quelle autre entreprise. Mon objectif premier quand j'embauche les gamins qui bossent dans ce bar, c'est de les aider, de leur donner l'occasion d'avoir un endroit où ils se sentent en sécurité. Et si ce n'est pas quelque chose qui te manque, alors peut-être que tu pourrais laisser ta place à quelqu'un qui en aurait plus d'utilité.
Touchée en plein cœur par son discours, je baisse les yeux et réfléchis un instant. Pourquoi est-ce que je veux ce job en particulier ? Est-ce que c'est d'un lieu sécuritaire dont j'ai besoin ? Une immense amertume s'infiltre dans mes veines quand mon premier réflexe est d'abandonner. De me dire qu'une autre personne mérite sans doute sa place ici bien plus que moi. Pourtant, à la seconde où la voiture défoncée de Lucas, la pâleur d'Océane dans son lit d'hôpital, les noms de mes amis sur leur pierre tombale et l'image d'Axel qui saute du pont Mirabeau s'allument dans ma mémoire, je me rends compte que cette petite voix, celle qui m'affirme que je ne suis pas digne de l'aide qu'on me propose a tort. Complètement tort. Je ne suis pas juste la petite fille de l'amie d'enfance du patron de ce pub. Je suis cette gamine qui a tout perdu et qui ne sait plus comment se retrouver. Ce travail, ce n'est pas qu'une nouvelle expérience, c'est une chance énorme. C'est mon espoir, mon opportunité de me réconcilier avec mon existence. Et si ça, ce n'est pas une assez bonne raison pour faire partie de l'équipe de bras cassés de ce vieil homme généreux, alors je ne sais pas ce qui pourrait en être une.
Après un long silence, je finis par replonger mes prunelles dans celles de mon interlocuteur et opine avec plus de ténacité que je n'en ai eue jusque-là. Je suis prête. Je vais lui montrer que je vaux la peine qu'il me laisse le bénéfice du doute.
— Alors on recommence. Qui es-tu, Willow ?
Je fronce les sourcils, m'apprête à lui servir des banalités qui ne reflètent pas le moins du monde la réalité, mais fais immédiatement machine arrière. De la sincérité, il veut de la sincérité.
— Je ne sais pas, monsieur, murmuré-je. Et je crois que c'est pour ça que je veux... que j'ai besoin d'entrer dans la vie active : pour le découvrir.
Un peu timide devant cette mise à nu inattendue, je déglutis, puis me racle la gorge mais Monsieur Langlois ne réagit pas. Il attend. Il m'écoute avec une attention qu'on m'a rarement accordée, et ça me fait du bien. Ça me redonne un peu d'énergie.
— Vous savez, depuis que je suis toute petite, j'ai toujours eu un chemin tout tracé devant moi. Je n'ai jamais eu à me demander qui j'étais, parce que c'était une évidence pour tout le monde. C'était une évidence pour ma famille, pour mes amis, pour mes coachs et même pour les journalistes. Je n'ai jamais été rien d'autre que Willow Hamilton, l'athlète médaillée. Et d'ailleurs, encore aujourd'hui, quand on me demande de parler de moi, les seuls trucs que je trouve à dire, c'est que je fais du sport. Mais je crois que maintenant, j'ai envie d'être plus que ça, de rencontrer cette fille que je vois dans le miroir et d'apprendre à la connaître vraiment. De savoir ce qu'elle veut quand personne ne la regarde, quand personne ne l'entraîne, quand personne ne la filme. Quand elle n'est plus la championne qui fait la une des journaux, mais juste la petite blonde qui danse toute seule dans sa chambre avec la musique à fond.
Attentif, le soixantenaire ne baisse le nez vers ses notes que lorsque j'ai terminé ma tirade. Il écrit deux, trois mots en vitesse puis se reconcentre sur moi comme si c'était tout ce qui comptait à ce moment-là. Comme si j'avais de l'importance.
— Pourquoi est-ce que tu veux travailler ici et pas dans un autre bar aux alentours de l'endroit où tu habites ?
— D'abord, je pensais que c'était parce que c'était plus facile. Puisque ma grand-mère pouvait m'obtenir un rendez-vous avec vous directement, je me disais que c'était ce qui me poussait à postuler ici en particulier, mais en réalité, je ne crois pas que ce soit le cas. Ici, ça a été le premier endroit où je me suis sentie entourée en arrivant à New York, le premier endroit où j'ai eu la sensation d'être hors de danger.
Le visage de Raven me traverse l'esprit et même si ça m'apaise un peu, je ne me déconcentre pas, je continue sur ma lancée. J'ouvre les vannes sans rien cacher de ce que je pense.
— Ça a été mon premier repère, finalement, continué-je. Comme ma grand-mère en est un pour moi. Mes deux seuls repères ici, mais surtout les deux seuls repères qu'il me reste dans ma vie. Et je crois que j'ai besoin de ça, j'ai besoin d'avoir des piliers pour soutenir la forteresse détruite que j'essaie de rebâtir à mon image. Pour être tout à fait honnête avec vous, l'argent que ce job pourrait m'apporter ne m'intéresse pas. Je m'accroche de toutes mes forces à cette possibilité parce que j'ai l'impression que c'est ma seule chance de changer de vie, de me reconstruire après tout ce que j'ai perdu en France. Tout ce que je veux, c'est un nouveau départ pour oublier que la totalité de mes amis viennent de mourir...
Ma gorge se noue sans prévenir, et ma voix dérape.
— Et...
Je déglutis, essuie mes joues humides et avale une grande goulée d'air.
— Et je ne suis pas certaine d'avoir la force de faire ça sans avoir de repères... Sans me sentir au moins un peu... un peu...
Mes mots s'évaporent et je n'arrive plus à articuler quoi que ce soit. Je ne suis même plus sûre de savoir où je voulais en venir.
— Un peu à l'abri ? me propose Langlois, l'air grave.
— Oui... oui, je crois...
L'ami d'enfance de Granny m'observe avec un regard protecteur, puis me tend une boite de mouchoirs bleu foncé. J'en attrape un, me mouche, éponge mon émotion, et me refocalise sur mon objectif. Il faut que je reste concentrée, l'entretien n'est pas fini.
— Et pourquoi je devrais t'embaucher, selon toi ?
J'inspire, repense à cette histoire d'assiduité et d'entraînement mais finis par renoncer à ces phrases toutes faites pour laisser mes tripes s'exprimer. Avec cet homme, mon sourire médiatique et ma politesse hypocrite ne fonctionnent pas. Lui, ce qu'il veut, c'est du vrai, du concret. Il veut que je lui montre la Willow que je meurs d'envie de rencontrer, il veut voir ce que je n'ai jamais montré, et inconsciemment, il me pousse à devenir cette nouvelle version de moi que je suis venue découvrir en plongeant dans la métropole américaine sans bouée de sauvetage.
— Pour être honnête, je n'en ai aucune idée, lâché-je avec un haussement d'épaule.
Monsieur Langlois lève un sourcil, puis sourit.
— Je n'ai pas d'expérience, je suis seule et effrayée, je ne suis pas sûre de faire une bonne employée. Pourtant j'ai envie d'essayer, j'ai beaucoup de volonté parce que c'est vital pour moi d'entamer une nouvelle vie loin du sport, loin de tout ce qu'on m'a arraché. Je ne sais pas si je serais à la hauteur, mais je sais que je vais faire de mon mieux, je sais que je peux m'améliorer si jamais on m'explique. Et... Même si je veux m'éloigner le plus possible de mes années de patinage et de danse, je peux me servir de ce que j'ai vécu en championnat, en entraînement, devant les médias pour travailler. Travailler différemment de ce que vous avez l'habitude de voir chez vos apprentis, mais travailler quand même. Peut-être que cette différence pourrait faire ma force et pourrait apporter un nouveau souffle à vos équipes, j'en sais rien. Tout ce dont je suis certaine, c'est que je ne vous décevrai pas. Vous ne regretterez pas de m'avoir donné ma chance.
Le soixantenaire, toujours tout sourire, fait mine d'examiner les notes qu'il a prises, et je me ratatine dans mon siège. Pourvu que je n'en aie pas trop fait...
— Bon, il ne me manque plus qu'une information et nous aurons fini.
— Laquelle ?
Mon cœur bat la chamade dans ma poitrine. Est-ce que c'est positif s'il ne dit rien d'autre que ça ? Est-ce que ça veut dire qu'il va réfléchir à sa décision ? Est-ce qu'au contraire, j'ai été trop minable et qu'il ne voit pas l'intérêt d'ajouter quoi que ce soit à ce fiasco ? Plus les questions se bousculent dans mon cerveau, plus j'ai l'impression de me noyer. De disparaître derrière un brouillard opaque qui m'extirpe de la réalité pour étouffer le moindre de mes espoirs.
— Tu pourrais commencer quand ?
Encore perdue dans mes angoisses, je scrute l'air satisfait de l'homme qui se trouve en face de moi.
— Je... Attendez, quoi ?
Le visage de Monsieur Langlois s'illumine, ses prunelles brillent et les petites rides aux coins de ses yeux réapparaissent alors qu'il se met à rire.
— Tu préfères que je te laisse une semaine de répit ou tu pourrais commencer avant ?
Mon regard se fait de plus en plus insistant, de plus en plus intense et après encore quelques secondes de flottement, je finis par réaliser ce qu'il est en train de m'annoncer. J'ai réussi, j'ai réussi ! Il m'embauche. Soudain surexcitée, je mets un temps considérable à retrouver ma voix, à retrouver mes capacités de communication.
— Oh, mais je peux commencer tout de suite si vous voulez !
Je ne tiens plus en place. J'ai envie de sauter partout, d'exploser de joie et d'appeler maman pour tout lui raconter. Elle serait fière de moi, j'en suis certaine. Et elle ne serait plus en mesure de parler d'autre chose à papa pendant au moins des semaines après ça. Je l'imagine déjà déblatérer des heures tandis que papa me maudirait de ne pas lui avoir dit à lui d'abord pour qu'il puisse tenter de calmer sa pile électrique préférée.
— Même si ton enthousiasme me plaît, je vais d'abord te donner deux trois papiers à remplir et te laisser au moins la fin de la journée pour que tu te fasses à l'idée. Si tu veux vraiment commencer tout de suite, reviens demain à 9 heures. Je missionnerai quelqu'un pour t'expliquer un peu le fonctionnement du bar, comme ça tu pourras observer comment se passe un service complet, puis si tu es d'accord, tu commenceras un peu plus tard par un service en soirée. Un soir comme ça devrait être assez calme, ça te permettra de démarrer en douceur et ensuite, tu viendras en journée. Après une petite période d'adaptation, tu pourras choisir les périodes de travail que tu préfères et on s'arrangera pour ton emploi du temps définitif. Est-ce que ça te va ? Est-ce que tu as des questions ?
Si j'en avais la possibilité, je crois que je sauterais au cou de Monsieur Langlois. Je le prendrais dans mes bras et je le remercierais encore et encore jusqu'à épuisement, plus heureuse que je n'ai pu l'être depuis la mort de Lucas, Neven et Axel. Peut-être que c'est à ça que ressemble l'espoir quand on a passé des mois entiers dans le noir. Peut-être que c'est cette sensation-là qui nous anime quand on retrouve une raison de saluer l'avenir.
Du bonheur plein les veines, je pose mes dernières questions à mon nouveau patron, le laisse m'expliquer les modalités de paiement pour mon futur salaire et les règles en vigueur dans son établissement, puis sors de son bureau sans oublier de lui envoyer toute ma reconnaissance à la figure au moins une dizaine de fois. Toute légère, je repasse devant le comptoir, ou la fille de la dernière fois s'active en compagnie de la personne aux cheveux rasés de près que j'avais pu apercevoir lors de ma rencontre avec Raven. Raven...
— Alors, comment ça s'est passé ? m'apostrophe la rousse au moment où un ciel d'été menaçait de m'emporter loin du monde.
— Je commence demain... soufflé-je timidement.
— C'est génial, félicitations ! T'entends, le Moineau, on va avoir une nouvelle collègue !
— Tu vas voir, c'est cool ici, m'annonce ce dernier avec une douceur infinie.
— J'en connais un qui va être content...
— Oh mais tu veux pas lui lâcher la grappe, avec ça ? s'agace le Moineau en fusillant l'air dépravé de sa collègue d'un regard noir.
Je fronce les sourcils sans saisir tout de suite la signification de cette drôle de conversation mais on ne me laisse pas le temps d'y réfléchir davantage.
— L'écoute pas, ajoute le petit bout d'humain en replaçant son bandana violet sur sa coupe courte, le Corbeau, c'est pas le genre de mec à tourner autour des nouvelles comme un gros lourd.
Je me fige. C'était de Raven dont il s'agissait ? Quelque chose enfle dans ma cage-thoracique mais je suis incapable d'identifier le sentiment qui m'envahit.
« J'en connais un qui va être content... »
Est-ce que Raven sera heureux de me savoir plus proche de lui ? Comment va-t-il réagir quand il apprendra que désormais, nous travaillons ensemble ?
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Coucou tout le monde,
J'ai eu une petite absence, je sais. Mais des tas de choses se sont passées pour moi récemment. Déjà, j'ai fait un détour par Paris pour un concert (oui, encore). Ensuite les précommandes de mon nouveau livre ont été officiellement ouvertes et enfin deux trois trucs moins cool qui ont fait que j'ai eu besoin de souffler un peu. Du coup je n'ai pas publié ici. Pour me faire pardonner, je vous propose deux parties d'un coup : celle-ci et la fin du chapitre 8. J'espère que ça vous fera plaisir et que je ne vous ai pas perdu.e.s avec cette absence.
Avant de blablater, je voudrais quand même vous dire que mon prochain livre, un recueil de textes et de poèmes, est actuellement en précommande sur Etsy. (Le lien est dans ma bio ou je peux vous l'envoyer). Trois packs différents vous sont proposés pour que chacun puisse se procurer le livre selon son budget et la vente officielle sur Amazon devrait ouvrir fin octobre début novembre pour toutes les personnes qui préfèrent lire en eBook ou qui préfère passer par Amazon plutôt que par Etsy. Dans les packs vous pouvez retrouver le nouveau livre (obviously), mon premier livre, une illustration, un marque-page offert... Evidemment, si vous précommandez, vous aurez l'avantage de recevoir le livre plus tôt, vous serez les seuls à avoir le marque-page gratuitement (et vos livres vous seront dédicacés si vous le souhaitez, comme pour chaque achat qui passe par Etsy). Voilà, donc si vous souhaitez me soutenir, n'hésitez pas à passer voir ou même juste à venir partager le lien ou mes publications sur vos réseaux. Juste un peu de visibilité pourrait grandement m'aider.
Je l'ai déjà dit sur Instagram mais je le redis ici : ce n'est pas parce que ce livre est un recueil de textes et de poésie que j'arrête d'écrire des histoires. Au contraire. Ce livre est un peu une exception. Les livres qui arrivent après seront tous des histoires. Des nouvelles, des romans... Je n'arrête pas les fictions, j'avais juste besoin de publier celui-ci pour m'exprimer autrement et j'espère qu'il plaira aux personnes qui l'achèteront. (D'ailleurs un grand merci à toutes celles qui l'ont déjà précommandé, gros gros coeurs sur vous).
Voilà, maintenant que mon discours est terminé, on peut blablater :
Vous pensez quoi de cette méthode d'embauche ? De ce patron un peu spécial ? Vous validez ? Vous trouvez ça louche ?
Vous êtes content.e.s pour Willow ? Elle a l'air d'être bien entourée, là, comme ça, au premier abord ?
Et Raven, alors, est-ce qu'il va être content ? Est-ce que quelque chose va entaché leurs retrouvailles ? Comment vous voyez les choses ?
La musique, c'est pas du tout connu, mais Deezer me l'a proposé et j'ai pensé très fort à Willow. Vous aimez ?
Voilà voilà, c'est tout pour moi, je fonce sur la seconde partie pour vous la publier en espérant que cette histoire vous plait et que vous avez toujours envie de la découvrir.
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