Chapitre 9
Lorsque j'entends Jenna prononcer mon prénom avec enthousiasme, je me tourne vers elle, incapable de refréner un sourire. Elle fait signe à un serveur qui rapplique presque en courant.
— Soyez gentil, installez mon couvert à la table de mon ami, vous voulez bien ?
Le jeune homme s'empresse de lui obéir tandis qu'elle se lève et s'assoit en face de moi. Je suis troublé par son comportement : si elle est venue ici pour chasser, comme je le crois, pourquoi gâche-t-elle ses chances de se rapprocher de l'un de ces grands-pères pleins aux as en s'affichant avec moi ?
— Jenna, vous allez bien ?
— Je crois que l'on pourrait vraiment se tutoyer maintenant, non ? Je veux dire... les événements d'avant-hier nous ont un peu rapprochés, n'est-ce pas ? demande-t-elle avec un regard malicieux.
Au moins, elle assume ce qui s'est passé. Elle ne cherche pas à nier ou même à minimiser.
— J'étais inquiet pour vous... Non, pour toi.
— C'est très gentil, j'apprécie sincèrement la manière dont tu as pris soin de moi, reconnait-elle en posant une main sur la mienne.
Mon cœur bat la chamade dans ma poitrine.
— C'est super Quentin, elle te tombe dans les bras ! s'enthousiasme Léo.
— A propos de cette soirée, j'aurai aimé te conduire à l'hôpital, et même t'accompagner pour déposer plainte au commissariat, si tu avais besoin d'un soutien.
Alors que je prononce ces mots, sa mine se ferme subitement et elle retire sa main instinctivement, comme si elle se repliait, tout à coup sur la défensive.
— Je n'ai pas de très bonnes expériences avec les forces de l'ordre, en vérité. Je préfère ne pas avoir affaire à eux, j'espère que tu comprendras, se justifie-t-elle avec une voix dure et un accent plus prononcé.
— Pff ! Tu m'étonnes, qu'elle ne nous aime pas ! Une vraie garce ! renchérit Nicolas, qui a dû quitter son poste de chauffeur privé pour rejoindre nos coéquipiers en planque.
— C'est ton choix, je le respecte. Qui suis-je pour te dire quoi faire ? Je trouve juste que c'est dommage que les salauds qui droguent les jeunes femmes ne soient pas arrêtés.
— Il y a beaucoup d'injustice dans ce monde, mon cher Quentin. Beaucoup de salauds qui s'en sortent. Si tu veux qu'ils soient punis, je crois que tu ferais mieux de t'acheter un costume de chauve-souris ou de dépenser ton argent dans une armure hi-tech capable de voler, plutôt que de compter sur les flics, explique-t-elle en affichant de nouveau un sourire mutin.
Je souris également, mais ce n'est pas sans arrière-pensée pour ma part. Est-ce une façon pour elle de se rassurer, en se disant qu'en tant que "méchante", seul un super-héros — qui n'existe pas — pourrait l'arrêter ? Ou bien alors est-elle simplement en train de me confier sa vision désenchantée de notre société ? A-t-elle décidé de s'enrichir par le crime à cause de cette croyance si répandue que notre monde est déjà pourri jusqu'à l'os, et qu'il n'y a plus d'espoir ?
— Il y a sans doute aussi beaucoup de salauds que l'on met en prison, Jenna.
— Oui, oui... Mais seulement ceux qui n'ont pas assez de pouvoir, c'est-à-dire d'argent, pour y échapper. Toi et moi, qui déjeunons ici, sommes bien à l'abri de ces déboires.
— Il y a malgré tout des choses que l'argent n'achète pas.
Elle s'esclaffe comme si j'avais dit la chose la plus insensée au monde.
— Alors, c'est que tu n'en as pas assez ! Quentin, tu es si rafraîchissant. Ta fortune est récente, peut-être ?
— Non, non, dis-je sur la défensive, m'empressant de me trouver des excuses, c'est un héritage familial puisque mon père a fait fortune dans le commerce de yachts de luxe. D'aussi loin que je me souvienne, je n'ai jamais manqué de rien, nous avons toujours vécu dans l'opulence.
— Parfait, Quentin. Tu t'en sors très bien ! m'encourage Nico.
— Alors c'est seulement ton côté fleur bleue, pour ne pas dire naïf, conclut-elle avec un sourire malicieux. Tu m'emmèneras en mer ?
— Comment ça ?
— J'imagine que ton père travaille sur Dubaï en ce moment... Le nouvel El Dorado ! Mais j'espère qu'il ne t'a pas abandonné à Nice sans te laisser un petit lot de consolation... tout de même !
— Mmhh...Veux-tu connaître mon secret le plus honteux ? chuchoté-je sur le ton de la confidence.
Comme je l'espérais, mon stratagème attise sa curiosité. Elle se penche vers moi en hochant la tête, et mon regard se perd irrépressiblement au creux de son décolleté. Je ne peux m'empêcher de me demander si elle porte encore le soutien-gorge en tulle et dentelle fine que j'ai aperçu sur la banquette arrière l'autre soir. Le tissu parfaitement transparent qui enveloppait ses seins ronds, ne laissant que peu de place à l'imagination malgré la pénombre... Ces images me hantent.
— Alors Quentin, me diras-tu ce terrible secret ?
Le parfum envoutant qui se dégage de sa nuque et de ses cheveux m'enjoint à fermer les yeux quelques secondes, tandis que je murmure tout contre sa joue :
— Le fils unique du riche armateur ne te fera pas monter à bord, belle Jenna... Je garde toujours les pieds sur terre, car... je souffre du mal de mer.
Elle s'écarte en riant doucement.
— Bien vu Quentin ! Tu nous sauves la vie. Comment on aurait trouvé un yacht ? La prochaine fois, invente plutôt une histoire à propos d'un vendeur de mobylettes... s'égosille Léo.
— Jenna ! Tu ne devrais pas rire. Mes parents ont une hypothèse à ce sujet : alors que je n'avais que 4 ans, mon père faisait visiter l'un de ses bijoux à un potentiel client. Je l'ai suivi, échappant à la vigilance de ma gouvernante, et il se trouve que je suis tombé à l'eau. Ils racontent que depuis cet incident, je n'ai plus jamais été en mesure de monter à bord d'un bateau. La simple vision des vagues me donne mal au cœur.
— Tu as le cœur bien trop fragile, Quentin. Si seulement il existait un remède à ça...
— Il y en a bien un ! Je suis certain que le baiser d'une sirène... dis-je alors que mes yeux se posent sur sa bouche.
— Ne dis pas de bêtise, me coupe-t-elle froidement. Les sirènes sont bien trop dangereuses pour ton petit cœur d'artichaut. Un seul baiser, et tu serais envouté à jamais. Elles ne feraient qu'une bouchée de toi.
— Si la sirène ne m'accorde ne serait-ce qu'un baiser, je veux bien mourir sur le champ.
Ses yeux de biche se posent sur mes lèvres, mais elle détourne aussitôt le regard en souriant, sans doute déstabilisée par mon aplomb.
— Tu es sensationnel, Quentin ! Si ça c'est pas de la séduction... ! On a bien fait de miser sur toi, un vrai bourreau des cœurs, me félicite Max.
Malheureusement, notre déjeuner touche déjà à sa fin. J'ai à peine prêté attention à ce que j'ai mangé, tant elle a captivé mon attention. Pourtant, je la sens prête à partir. Elle va encore s'échapper. Il est temps de jouer carte sur table, hors de question de la laisser filer.
— Jenna, quand pourrai-je te revoir ?
— Je ne sais pas... répond-t-elle, le regard fuyant.
— Seras-tu à l'Attrape-rêve, ce soir ?
— Peut-être, mais je n'y serai pas pour toi, Quentin. J'ai pris beaucoup de plaisir à déjeuner avec toi ce midi, sincèrement. Mais on ne doit plus se voir, d'accord ?
— Non, je ne suis pas d'accord... Pourquoi ? demandé-je en lui attrapant la main alors qu'elle se lève et se détourne, prête à partir.
— Je te l'ai dit, tu n'es pas le genre de personnes qui m'entoure habituellement. Tu es beaucoup trop...
— Beaucoup trop jeune ? Beaucoup trop... pauvre ? dis-je en la coupant, cette fois-ci vraiment agacé.
— Non ! se défend-elle en arrachant sa main de la mienne. J'allais dire "beaucoup trop gentil". Mais je vois que je me suis trompée sur ton compte. Finalement, tu ne vaux pas mieux que les autres. C'est "beaucoup trop con", que j'aurais dû dire.
Elle me crache ses paroles à la figure et disparaît. Quel abruti ! Pourquoi ai-je perdu patience ? Trop gentil, moi ? Trop gentil par rapport à ses fréquentations habituelles ? Je croyais que c'était l'argent qu'elle recherchait, pas les mauvais garçons ! Je me suis planté sur toute la ligne.
— Merde... Quelle furie ! On en reste là pour aujourd'hui Quentin. On va lui faire livrer des fleurs en ton nom et tu vas te faire tout petit pendant quelques jours. Et ensuite...
Sans réfléchir, j'arrache mon oreillette d'un geste rageur. Je n'ai plus envie de les entendre ! Je règle la note exorbitante et m'empresse de sortir. Arrivé à l'air libre, je jette un œil de chaque côté de la rue, à la recherche de la silhouette féline de Jenna. Je l'aperçois finalement en train de monter dans une voiture. Sans réfléchir, j'attrape les clés que me tend le voiturier. Nico n'a pas eu le temps de reprendre son rôle de chauffeur, et tant mieux. Je monte dans la Porsche Carrera qu'ils ont sans doute louée pour l'occasion et fais ronfler le moteur. La voiture bondit, je double la Mercedes dans laquelle elle vient de monter et me rabats juste devant, en laissant mon bolide parfaitement en travers de la route, juste devant le restaurant. Son chauffeur a à peine eu le temps de démarrer puis de piler. Je sors et me dirige vers sa voiture, d'un pas plus que déterminé. Je n'ai pas l'intention d'attendre qu'elle baisse sa vitre et daigne me parler. J'attrape la poignée et ouvre sa portière violemment. Installée sur la banquette arrière, les jambes croisées, elle me regarde sans manifester la moindre émotion, impassible.
— Jenna, j'estime que je mérite au moins que tu me dises au revoir poliment. Je veux une explication.
Un faible sourire adoucit subitement ses traits.
— Madame, voulez-vous que je vous débarrasse de ce malotru ? demande son chauffeur, que je reconnais aussitôt. Il s'agit du majordome qui m'a mis à la porte de son manoir l'autre soir.
— Ça ira Armand, merci, lui répond-t-elle d'une voix douce.
— C'est toi, Jenna, qui m'a dit préférer les hommes plus âgés lors de notre première rencontre. Je n'avais donc pas l'intention de t'humilier à l'instant, quand j'ai supposé que tu me trouvais trop jeune ou pas assez riche.
— Effectivement, c'est ce que je t'avais dit. Mais j'ai bêtement cru que nous avions dépassé ce stade tous les deux, et que désormais nous commencions l'un et l'autre à nous regarder sous le masque.
Elle marque une courte pause, puis reprend :
— Je n'aurais pas dû m'emporter. Je te prie de m'excuser pour ça. Mais ma décision te concernant reste la même. On n'a rien à faire ensemble. C'était agréable de faire ta connaissance, et maintenant ça s'arrête. J'ai d'autres...
Elle n'a pas le temps de terminer sa phrase. Deux hommes juchés sur une grosse moto passent en trombe dans la rue en mitraillant tout sur leur passage. Je plonge dans l'habitacle de la Mercedes et couvre Jenna de tout mon corps dans un réflexe de protection probablement hérité de mon passé de garde-du-corps. La rafale de balles siffle au-dessus de nos têtes, produit des sons métalliques qui laissent penser que la tôle est touchée, et résonne contre les façades des bâtiments. On se croirait en pleine scène de guérilla. Armand a plongé lui aussi sur le siège passager. Nous sommes couchés tous les 3, complètement abasourdis. La moto s'éloigne à pleine vitesse, continuant sa course folle. Je me redresse et m'inquiète :
— Jenna, tu vas bien ? Tu es blessée ?
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