Chapitre 8
Samia ramasse sa combinaison et se rhabille, souriante. Pourtant, notre étreinte me laisse un goût amer en bouche. Je suis forcé d'admettre que, à mon corps défendant, le costaricaine n'a pas quitté mes pensées un seul instant. Je me sens coupable et honteux.
— Samia, je suis désolé, je n'aurai pas dû... C'était une erreur.
— Comment ça ? T'es sérieux ? s'étonne-t-elle.
— Cette enquête est très importante à mes yeux. Je dois rester concentré, dis-je surtout pour me sermonner moi-même.
— Tu peux quand même bien t'autoriser ce genre de pause... argumente-t-elle avec un sourire entendu, sans comprendre le remord qui m'accable.
— Non, je ne peux pas me laisser distraire. Je dois garder mes objectifs bien en tête. Je dois avoir les idées claires. La PJ m'a loué ce loft pour le cas où Jenna viendrait chez moi. Tu ne dois pas être ici, c'est un logement de fonctions. Je suis désolé. J'espère qu'en ce qui concerne ta démission, tu n'as pas fait ça uniquement...
— Non, non, me coupe-t-elle. Rassure-toi, je n'ai pas démissionné juste pour tes beaux yeux, feule-t-elle sur la défensive. Bon... Tu es toujours aussi sérieux dans ton travail, à ce que je vois, reprend-t-elle avec plus de douceur. Ne t'inquiète pas, je vais faire bien attention à ne rien laisser traîner qui pourrait attirer son attention. Même si elle vient ici demain, elle ne devinera jamais ce qui s'est passé ce soir. D'accord ?
— Merci de ta compréhension, Samia. Je ne sais plus trop où j'en suis en ce moment. Je boucle cette affaire, et ensuite on prendra le temps de discuter tous les deux.
Elle hoche la tête et m'adresse un sourire contrit, s'enferme ensuite quelques minutes dans la salle de bain puis rassemble ses affaires. Je la raccompagne à la sortie sans plus de cérémonie.
Je me sens vraiment... minable. Je suis tellement obnubilé par Jenna que j'ai franchement mauvaise conscience d'avoir couché avec Samia. Mais bon sang, Jenna n'est personne pour moi ! Je ne lui dois rien. En revanche, Samia ne méritait pas ça. C'est une fille bien. J'ai merdé sur tous les tableaux.
J'espère sincèrement qu'une fois cette enquête terminée et Jenna derrière les barreaux, son envoûtement prendra fin. Elle sortira de ma tête, et je savourerai le plaisir de retrouver Samia. Avant que l'on me confie cette mission, j'aurais été si heureux qu'elle revienne vers moi dans de telles conditions... Il est temps que ma vie reprenne son cours. Pourtant, l'idée de contribuer à mettre Jenna en prison ne m'apaise pas, bien au contraire... Je suis totalement tiraillé.
Je finis par me coucher et sombrer dans un sommeil sans rêve.
A mon réveil le lendemain, je suis accablé de doutes et d'angoisses : je veux clore cette enquête au plus vite, c'est le seul objectif que je dois me donner.... Malheureusement, Jenna était absente hier soir. Si je l'ai vraiment perdue, comment va réagir ma hiérarchie ? Est-ce que je me dirige tout droit, cette fois, vers une mise au placard pour de bon ? Léonard et Samia m'ont expliqué que le Procureur s'attache particulièrement à cette affaire, alors si je ne lui donne pas l'élément accablant qu'il recherche, est-ce que je ne risque pas de torpiller ma carrière ? Ai-je bien fait d'accepter ce rôle ? Avais-je réellement la possibilité de dire non ? Puis-je encore y renoncer, et retrouver ma vie d'avant ? Mais d'ailleurs... ai-je seulement envie d'y renoncer ? J'ai l'impression d'avoir déjà fait un pas de côté, d'être sorti du cadre professionnel en m'investissant trop personnellement auprès de Jenna. Je ne peux pas le nier : son sort m'intéresse plus qu'il ne le devrait. Sa culpabilité — ou son innocence — est presque devenue une quête personnelle de vérité, alors que mon rôle est de la faire tomber, point. Je dois m'endurcir et ne pas perdre mes objectifs de vue. Elle est tellement déroutante que je risque de me laisser piéger. Elle excelle dans l'art de la manipulation, je ne dois pas me faire avoir.
Je passe la matinée au bureau avec mes collègues, qui sont plutôt rassurants : d'après eux, elle reviendra ce soir ou dans les prochains jours. Sa voiture n'a pas bougé du manoir, donc aucune raison de penser qu'elle s'est envolée. Peut-être est-elle simplement lasse de passer ses soirées à l'Attrape-Rêve, étant donné qu'elle n'y a pas trouvé la victime idéale. Le procureur confirme qu'il est prêt à nous donner les moyens d'agir : la box internet du manoir est désormais harponnée, nous aurons connaissance de toutes les informations qui entrent ou sortent de chez elle par la fibre. Cependant, lors de l'enquête préliminaire, Jenna avait déjà été placée sur écoute téléphonique et rien de significatif n'avait fuité. Elle est d'une discrétion quasi-mystique.
Max a obtenu des réponses concernant l'homme qui habite avec elle. Armand Villefranc. Il s'agit de son intendant. Il la suit depuis plusieurs années, avec quelques interruptions... Il a la fâcheuse tendance à ne réapparaître dans sa vie que lorsqu'elle se retrouve veuve. Cependant, aucune liaison ni liens familiaux entre eux n'a été mise en évidence, ils se comportent seulement en amis. Il s'agit peut-être de son confident... ou de son mentor. Il a subi plusieurs interrogatoires, sans jamais révéler quoi que ce soit de compromettant sur sa protégée, affirmant être seulement le maître d'hôtel employé par Mademoiselle Cavalero pour veiller sur sa demeure. Pourtant, l'enquête le concernant a révélé plusieurs séjours en Amérique Latine lorsque Jenna était enfant. Le lien qui les unit est donc trouble. Maxence me tend la pochette jaune qui regroupe tous les éléments le concernant, au cas où je voudrais approfondir dans cette direction. Mais il me rappelle au passage que mon rôle est surtout de la mettre suffisamment en confiance pour qu'elle se trahisse d'une manière ou d'une autre. Il me fait même comprendre à demi-mot que ce serait bien qu'elle reproduise son scénario habituel avec moi, à savoir un mariage précipité, pour que l'on puisse ensuite déjouer une tentative d'assassinat sur ma personne. Mes capacités d'enquêteur sont moins recherchées que mes talents de séducteur... Alors que je m'apprête à répliquer, Nico entre dans le bureau en trombe.
— Les gars, son larbin vient de faire une réservation pour ce midi au Chantecler !
Tien, tien, tien... Ainsi donc, Jenna s'en va déjeuner dans le restaurant le plus coûteux de Nice... Mais avec qui ?
— On sait qui va l'accompagner ? demande Léonard, comme s'il lisait dans mes pensées.
— Elle n'a demandé une table que pour une seule personne.
— Ok, il est midi moins vingt... Quentin, tu files t'habiller chic, et tu pars directement au Chanteclerc. On s'occupe de ta réservation. Grouille-toi ! Ce serait moins suspect si tu y étais avant elle.
* * *
Moins de 15 minutes plus tard, Nico me dépose déjà devant l'entrée du palace. Il m'ouvre la portière avec respect, parfaitement à l'aise dans son rôle de chauffeur privé. Il a revêtu un costume noir et une chemise blanche très chics, de fines lunettes de soleil, et ses courts cheveux blond vénitien sont parfaitement coiffés.
— On est juste devant le restaurant, on est avec toi, ne sois pas anxieux. Sois toi-même et tout ira bien, chuchote-t-il lorsque je sors du véhicule.
J'incline légèrement la tête pour lui signifier que j'ai entendu ses encouragements. Il a dû percevoir mon stress, et je suis vraiment touché par sa bienveillance en cet instant, lui qui d'habitude prend tout à la rigolade et n'hésite pas à se moquer de tout le monde.
Je porte également un pantalon de costume noir et une chemise blanche, mais j'ai volontairement laissé ma veste dans la voiture, déboutonné deux boutons et remonté les manches, pour me donner un style relâché. Je ne dois pas avoir l'air d'un communiant ou d'un bourgeois endimanché, non, il faut que je sois "cool". La jeunesse dorée de Nice par excellence. J'ai gardé ma barbe de trois jours, mais elle est parfaitement taillée. Cheveux en bataille faussement négligés, et lunettes de soleil de luxe. Alors que j'entre seul dans l'établissement, plusieurs rombières me lancent des regards curieux et insistants. Elles se font sans doute la remarque qu'elles ne m'ont jamais vu ici. Je ne fais pas partie du paysage, et c'est bien ça qui me stresse : la peur de faire tâche, d'être démasqué par ces rapaces. Je donne mon nom à la réception et on m'oriente aussitôt vers ma table sans broncher. Mes coéquipiers ont bien travaillé ! Ici, tout est d'un chic un peu kitsch, un peu too much. La clientèle n'est pas très jeune d'ailleurs. Le mobilier semble venir d'une époque Louis je-ne-sais-pas-combien, tout comme les rideaux, tapis, tentures... et la clientèle ne parle pas beaucoup français, si j'en crois mes oreilles qui trainent. Il n'y a que des étrangers pour aimer un endroit aussi cliché. Et c'est probablement le cas de Lady Cash : ici, elle vit peut-être le rêve désuet de la petite princesse française.
On m'apporte déjà mon apéritif, mais aucune trace de Jenna pour le moment. Je me sens un peu idiot, seul à ma table. Pourtant, il n'y a pas que moi qui déjeune en solo : plusieurs hommes font de même, mais ils sont bien plus âgés. En me faisant cette réflexion, je tilte enfin ! Évidemment ! C'est pour ça qu'elle aime cet endroit ! Il est parfait pour rencontrer une cible ! L'espace d'un instant, j'avais oublié quel type de femme elle est... croqueuse de diamant. Prédatrice pour Papy friqué. Prostituée de luxe. Vautour attiré par la chair ridée. Salope vénale. Péta...
La succession d'insultes qui me traverse l'esprit se coupe tout à coup quand elle entre dans la pièce. Elle porte une robe de voile légère et printanière, toute en fraicheur, un maquillage naturel très discret, et ses magnifiques cheveux ébène sont rassemblés en une épaisse tresse lâche d'où s'échappent quelques mèches. Pas un seul bijou. Aucun artifice ne semble nécessaire pour habiller une telle perfection. Tout comme sa sophistication des soirs précédents, la simplicité lui sied à merveille. Les regards masculins sont braqués sur elle, et je m'en veux de faire simplement partie du lot, comme si je ne valais pas mieux que les autres, à la dévisager sans retenue. Elle ne semble même pas s'en apercevoir, probablement trop habituée à cela. Ou peut-être joue-t-elle un rôle. Une fausse candeur pour séduire dans ce restaurant où tout n'est qu'apparence, superficialité ? Il faut reconnaître qu'elle se démarque superbement : les autres femmes présentes ont sorti leurs plus belles parures de pierreries, les bouches dégoulinent de rouge à lèvre et les yeux sont d'un noir de charbon poisseux. Je comprends que les messieurs attablés en face de ces mégères respirent un air frais et revigorant quand ils se perdent à la contempler. Si jeune, si belle, si naturelle... L'exact opposé de leurs concubines.
— On l'a vu entrer, tiens-toi prêt Quentin, la partie va commencer ! se réjouit Léonard.
Je pourrais aller la saluer. Mais je n'ai pas envie de l'importuner. Je préfère attendre qu'elle m'aperçoive d'elle-même et je croise les doigts pour qu'elle me salue. Le serveur prend sa commande en rougissant, alors qu'elle ne lève même pas les yeux vers lui. Je me détourne un peu, en me faisant violence, et avale une gorgée de mon cocktail d'apéritif. J'ignore si mes collègues ont fait valoir leur grade pour m'obtenir cette table si rapidement, et si proche de la sienne. Si c'est le cas, n'y a-t-il pas un risque pour qu'une fuite parvienne jusqu'à elle ? Si elle déjeune régulièrement ici, elle connait sans doute le personnel, et d'un simple sourire ravageur elle pourra obtenir toutes les informations de la bouche de ce serveur déjà séduit. Si elle découvre que je suis flic, tout est perdu.
— Quentin ! s'exclame-t-elle soudainement, me tirant de mes pensées.
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